La Vérité sur l’Algérie/05/16

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Librairie Universelle (p. 129-135).


CHAPITRE XVI

Les affaires d’Algérie et celles du Maroc.


Il en est de même pour la cause de nos affaires actuelles du Maroc.

Plus haut j’ai dit qu’en un livre portant la date de 1903 et publié en décembre 1902 j’avais exposé les éléments de cette question, et j’en ai cité quelques-uns.

La guerre à cette époque était voulue, préparée. La division d’Oran attendait le signal de prendre campagne… On avait pu entendre, à la tribune du Sénat (6 décembre 1902), le sénateur Treille (Alcide) s’écrier :


« Ces tribus qui n’obéissent à personne, encore moins peut-être à l’empereur du Maroc qu’à tout autre, ne sont composées que de pillards et de bandits et je suis surpris qu’on n’ait pas trouvé jusqu’à ce jour un moyen efficace pour les dompter, puisqu’elles nous récompensent si mal de tout ce que nous faisons pour elles en Algérie. »

Et le sénateur Saint-Germain clamer :

« Nous espérons que cela viendra bientôt… »

Février 1905, à la date où je relis mon ouvrage cela n’est pas encore arrivé.

Mais en décembre 1902 les intéressés avaient le droit d’afficher leur espoir que cela viendrait bientôt.

Car on avait tout préparé pour cela.

Un accord secret entre la France et l’Espagne était signé pour une action militaire commune et un partage ultérieur. Récemment le Correspondant a publié le texte de cet accord que je dénonçais fin 1902. Lisez le journal le Maroc français, numéros 3 et 4, et les diverses notes qu’il publia.

Les intérêts privés qui se sont adjugé l’exploitation du Maroc, suivant la méthode classique, ancienne, traditionnelle, voyaient la guerre condition nécessaire du succès de leurs « affaires ».

Le coup, dénoncé à temps, ne put être fait.

Ni le public ni le Parlement n’admettaient qu’on nous engageât cette fois dans une guerre par surprise.

Alors changement de méthode.

Les mêmes gens, qui se montraient belliqueux, du jour au lendemain, devinrent les bons apôtres de la pénétration pacifique. Et une thèse d’une immoralité aussi révoltante que celle de la guerre fut soutenue : celle du prêt usuraire, qui permet ensuite de saisir le gage.

Ces profonds psychologues, en voyant la répugnance du public à la guerre, ne purent imaginer que ce fût par un autre sentiment que celui de la peur des coups. Imbus de cette idée que le Maroc est une « riche proie », ils supposaient que le public, ayant également cette idée, devait, comme eux, avoir l’idée corrélative qu’une riche proie, c’est quelque chose qu’il faut prendre ; que si on ne la voulait prendre par le moyen naturel qui est la guerre, c’est qu’on avait peur de complications dangereuses… Et alors, croyant toujours que l’on avait le désir de prendre, mais sans danger, ils nous en présentèrent ingénument le moyen.

Toute la presse, tous les économistes, tous les politiciens à l’envi prêchèrent la thèse de : « Prêtons au sultan sur le gage de ses revenus. Il ne pourra rembourser, le gage nous restera. Et l’Europe, jalouse, n’aura rien à dire. » Le grand écrivain qui signe comte de Saint-Maurice dans Gil Blas fit là-dessus l’article type.

La théorie du parfait usurier devint celle qu’on fit accepter à la République pour les relations de la France avec le Maroc.

Et comme un emprunt marocain souscrit par des Français, dont les Français paieraient également l’intérêt, permettait de saisir sur le produit de cet emprunt le paiement des créances dues par le sultan aux étrangers, ces étrangers ne firent aucune difficulté à nous le permettre, à nous donner même le protectorat qui résulte du récent accord franco-anglais (12 avril 1904), approuvé par l’Espagne le 7 octobre 1904.

Que des Français paieraient également les intérêts de l’emprunt, cela avait été indiqué par le sénateur Treille (6 décembre 1902).


« L’Algérie, disait ce vénérable au Sénat, achète au Maroc pour 16.107.000 francs. La plus grande partie de cette somme est représentée par des moutons qui sont entrés, en 1901, au nombre de 290.000 sans acquitter de droits. Il me semble qu’on pourrait, peut-être au moyen de taxes douanières, tenir ces tribus qui nous récompensent si mal de notre bienveillance et de notre générosité. »


Ces taxes que M. Treille demandait pour punir les Marocains, on nous les annonce maintenant pour payer les coupons de l’emprunt.

Le vénérable sénateur Treille ne se doutait point de ce résultat. L’étranger l’escomptait. Comme au fond il fait les affaires du syndicat de l’emprunt, les gens clairvoyants qui le prévoyaient l’ont en vain dénoncé.

Que notre protectorat serve les intérêts étrangers, voici :

L’emprunt garantit le remboursement des créances actuelles. Le protectorat garantit celui des créances à venir, de toute nature. Que l’ordre soit troublé, les étrangers molestés, ce n’est plus au sultan que les gouvernements de ces étrangers s’adressent, mais à nous. Les puissances ne nous ont-elles pas reconnu sur le pays un protectorat bâtard ? Mais comme les Marocains ne nous ont, eux, accordé nulle influence politique ni administrative, qu’ils se considèrent toujours comme absolument indépendants, notre ministre est obligé de prendre la route des suppliants pour aller présenter au sultan les réclamations étrangères. C’est le cas pour son voyage vraiment humiliant de janvier 1905.

Mais les groupes d’affaires qui se sont partagé le Maroc sont contents.

Vous connaissez ces groupes.

C’est le groupe « des établissements Gautsch » qui comprend : le comte Armand, le comte d’Agoult, le marquis de Chasseloup-Laubat, M. Jules Jaluzot, M. Schneider, le comte Robert de Vogüé, etc.

C’est le groupe Mante, Borelly, de Marseille et la Banque de Paris et des Pays-Bas.

Ces deux groupes sont les plus puissants, c’est entre eux que s’est jouée la grosse partie de l’emprunt, une des plus curieuses de ce temps. Quand les deux groupes virent qu’ils ne pouvaient rien l’un sans l’autre, après s’être fait la guerre, ils se mirent d’accord… sur le sultan et le public français.

Les deux autres groupes sont celui de M. le député Hubbard et celui d’un colonial dont le journal le Maroc français dit : « Le premier en date qui a à sa tête une personnalité du monde colonial des plus honorablement connues travaille modestement, mais non moins efficacement depuis la première heure. »

C’est le même journal qui, parlant des groupes précités, nous dit : « L’un fournira l’armement, les canons ; l’autre aura les mines — toutes les mines — et le troisième s’adjuge les chemins de fer. »

Comme cela, n’est-ce pas ? vous explique la propagande patriotique, humanitaire, le battage du comité du Maroc, pour qui tous les journaux marchent, et qui… les temps sont changés… ne rencontre plus d’opposition nulle part…

Quant à l’emprunt, voici :

Je prends ces détails dans la partie financière du Figaro :


« Emprunt marocain — À partir d’hier 20 juillet, les obligations de l’emprunt du gouvernement impérial du Maroc 5 % 1904, de 62.500.000 francs, gagé par le produit des douanes des ports de l’Empire, sont admises aux négociations de la Bourse, au comptant et à terme. Ces titres seront inscrits à la première partie du Bulletin de la Cote.

« 125,000 obligations de 500 francs, émises à 462 fr. 50, entièrement libérées ; remboursables au pair, par tirages au sort semestriels, en 35 ans, de 1907 à 1941, sous réserve de remboursement anticipé à partir de 1922 ; intérêt annuel : 25 francs payables par moitié les 1er janvier et 1er juillet ; jouissance courante : 1er juillet 1904. »


Cela est le communiqué officiel.

Voici le commentaire-réclame :


« Le groupe des fonds d’État s’est augmenté d’un nouveau titre : l’Emprunt marocain 5 % 1904 qui a été coté à 488 est à 489 francs, etc.

« Les conditions exceptionnelles de garanties qui entourent cet emprunt justifient l’empressement avec lequel le marché de Paris s’en est disputé les titres avant même que l’opération fût définitivement conclue. Ce succès fait le plus grand honneur à la Banque de Paris et des Pays-Bas. »


Ajoutez que la souscription ne fut pas offerte au public à « guichet ouvert ». Les banques ont gardé le paquet pour ne le vendre qu’en Bourse, à prime.

Le titre pour lequel on donne au sultan 462 fr. 50 moins les frais de placement, moins la commission de banque, etc., on ne le vend pas au public, ainsi que dans les emprunts habituels au taux d’émission à 462 fr. 50, mais à 489 francs, d’abord, car ensuite on le poussera à près de 500 francs.

Voilà le premier résultat tangible, réel, de la mission que ses destinées assignent à la France au Maroc…

Inutile d’insister, n’est-ce pas ?…

Ajoutons seulement que sur les 62.500.000 francs diminués de la commission, dont on ne nous a point dit le pour cent — notons que les juifs et les Anglais, et les Espagnols, et les Maltais de là-bas, ont habitué le sultan à des commissions respectables, — ajoutons que sur ce qui restera, tous frais prélevés, le gouvernement marocain ne recevra probablement rien. Il y a les dettes du sultan à payer, il y a les opérations du genre de l’affaire Perdicaris-Erraissouli, une des plus joyeuses, etc., etc., enfin il convient de conserver une réserve pour le service des coupons, en attendant l’organisation complète des douanes, etc., etc.

Quelque chose d’admirable, en somme.

L’emprunt fut « un succès qui fait le plus grand honneur à la Banque de Paris et des Pays-Bas ».

On paiera les armes de M. Schneider. Les vieilles créances de MM. Gautsch et Jaluzot vont rentrer. Un groupe va lancer des mines… Est-ce que tout cela ne doit pas nous satisfaire ?

Qu’importe la réaction fatale des Marocains lorsqu’ils auront compris cette opération ! Qu’importent les haines des gens du Maghzen qui, n’ayant point reçu la « commission » donnée à ceux qui acceptèrent l’emprunt, se vengeront en révolutionnant leur pays contre nous. Qu’importe !

La France n’a-t-elle pas bien rempli son rôle, tel que l’Ignotus de M. Delcassé le définissait dans le Figaro du 20 septembre 1903 :


« Le rôle de la France est de s’assurer, par des avantages économiques que rend naturels et nécessaires une communauté de besoins, par une association de plus en plus étroite d’intérêts, par une influence morale grandissante, ce que notre place dans l’histoire, notre devoir aux yeux de la civilisation et enfin notre avenir ne nous permettent, sous aucun prétexte, de laisser prendre par personne. »


Quand on a lu ce qui précède, on est en mesure de goûter la saveur de cette élégante phraséologie.