La Vache tachetée (recueil)/Le Gamin qui cueillait les ceps

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Le gamin qui cueillait les ceps


Vous connaissez Porcellet, Guillaume-Adolphe Porcellet, le député millionnaire et socialiste ?… Petit, trapu, la barbe très noire, le geste violent, c’est un homme redoutable et qui fait trembler les bourgeois. Je me souviens d’un grand dîner qu’il donna, l’année dernière, en son hôtel de l’avenue Hoche, pour fêter je ne sais quelle grève. Table resplendissante d’argenteries anciennes et fleuries de fleurs rares. On se serait cru chez un grand seigneur d’autrefois, n’eussent été l’allure vulgaire et les éclats de voix canailles qui attestent, chez notre amphitryon, un muflisme inégalable… Oui, mais au dessert, la réaction n’en mena pas large… Et quelle joie pour les grévistes lointains, s’ils avaient pu assister à leur triomphe, car c’était leur triomphe, ne l’oubliez pas !… La bouche grasse, des pommettes rouges, les yeux injectés de bourgogne, Guillaume-Adolphe Porcellet célébra la grève, la sainte grève !… Avec une âpre éloquence, il parla des exploiteurs de peuples, des affameurs de pauvres… Et au lieu des applaudissements frénétiques des convives gorgés de sauces et de vins, parmi les odeurs de truffes et les fumets de gibier, il s’écria dans une péroraison sublime : « Quand donc fera-t-on sauter tous les riches ?…. » Et de toutes parts, l’on reprit en chœur : « Oui… Oui… À bas les riches !… »

Ce fut très beau.

Ce fut plus beau encore, après le dîner, lorsque Porcellet nous fit l’historique de ses tapisseries et de ses meubles… Celles-ci avaient appartenu à François de Guise… Ceux-là venaient de la duchesse d’Étampes… C’était la ruine et le sang de tout un peuple !… C’était tramé et ouvré avec la chair vive des misérables !… Abomination !

— Ah ! les bandits ! hurlait-il… s’ils pouvaient revenir, une heure seulement, et voir toutes ces défroques royales chez moi… chez Porcellet… chez le prolétaire Porcellet ! Car, enfin, je suis un prolétaire, moi !… Et je m’en vante !… Hein ! croyez-vous qu’ils en feraient un nez !…

Et, en nous les désignant, il invectivait les portraits des hommes de guerre et des dames de cour qui ornaient de leurs figures un peu effacées les somptueux panneaux du grand salon.

— Crapules !… Assassins !… Prostituées !…

Je me souviens encore qu’à un moment, lui tapant sur l’épaule, je lui dis :

— Et les grévistes, cher Porcellet, les grévistes en l’honneur de qui nous venons de dîner si magnifiquement ?… Quelle vengeance pour eux, s’ils pouvaient te voir de leurs bouges, et voir tout ça !… tout ça ! Comme ça leur donnerait du cœur au ventre !

— Hein ?… Crois-tu !… approuva Porcellet qui, de plus en plus, s’animait et dont le rire d’ivrogne, subitement lâché, creva en hoquets dans un coussin de soie rose.

Le hasard d’une promenade à bicyclette m’amena, il y a huit jours, dans ses terres. Cela s’appelle le domaine de Raillon, domaine considérable que notre farouche ami acheta, pour rien, du vieux marquis de Raillon, ruiné par lui. Porcellet aime à raconter cette histoire, assez sinistre, qu’il termine, invariablement, par cette exclamation :

— Ah ! les nobles !… Je leur fais voir de quel bois je me chauffe !…

Le domaine s’étend sur quatre communes habitées par des bûcherons, terrassiers, ouvriers des champs qui ne vivent que des miettes parcimonieuses de cette vaste propriété : vies misérables… journées au rabais… ambulants chômages… spectres de fièvre et de famine que l’on voit, peu à peu, déserter les taudis du village et s’en aller vers des terres plus hospitalières et de moins dures servitudes… L’ombre qui, maintenant, s’allonge du château, plus loin, toujours plus loin, est mortelle aux hommes… Quand elle ne les tue pas, elle les chasse…

Un bois de huit cents hectares entoure, de ses profondes masses de verdure, le château remis à neuf d’après les plans de Porcellet, et selon la plus pure esthétique du onzième siècle… La loge du concierge figure une tour carrée, avec une plate-forme à créneaux, garnie d’échauguettes… Il semble que ces murs percés d’étroites meurtrières dissimulent des troupes d’arquebusiers… Heureusement la pierre en est trop neuve… Elle ne fait plus peur… Et le portier, au lieu d’être armuré de cuir fauve et casqué de fer, arbore un pacifique uniforme de garçon de banque, ce qui fait rire les passants comme d’un décor d’opérette… Mais le bois est admirable ; grasse et profonde, la terre, du moins, y est bonne aux arbres.

J’aurais bien voulu pénétrer dans le bois, marcher sous ces vastes avenues royales que l’on aperçoit de la route, et dont l’ombre ardente et douce me tentait. L’accès en est impossible. Des clôtures hargneuses le gardent ; des montants de fer, aux pointes aiguës, reliés par tout un hérissement de ronces artificielles le défendent mieux qu’un cordon de gendarmes. Je me rappelais qu’autrefois tout le monde pouvait se promener dans le bois et se rafraîchir aux sources qui, en maint endroit, jaillissent et bouillonnent. Le vieux marquis tolérait que les pauvres vinssent ramasser les branches mortes ; le dimanche, il permettait aux voisins et aux parents de faire des provisions de morilles, de noisettes, de châtaignes et de champignons. C’était un amusement et aussi une ressource qu’ils ne dédaignaient point… Ceux qui possédaient des vaches étaient autorisés à faucher les hautes fougères pour la litière de leurs bêtes… Il est vrai que le vieux marquis n’était pas socialiste et qu’il n’éprouvait pas, au dessert, le besoin de faire sauter les riches avec les bouchons de champagne !… Et voilà qu’aujourd’hui défense est faite à quiconque de pénétrer dans le bois, sous peine de procès et de coups de fusil… Les braconniers eux-mêmes ne s’aventurent plus… car ils savent qu’au plus épais des fourrés, derrière les arbres géants, il y a toujours, en même temps que d’invisibles regards chargés de haine, une arme chargée de plomb braquée sur eux.

J’admirais comment Porcellet, au nom des idées modernes et des fraternités sociales, avait changé toutes ces vieilles coutumes, aboli toutes ces patriarcales libertés… Et, devant les meurtrières approches des clôtures, je me disais :

— Ah ! ce diable de Porcellet !… Voilà un brave homme !… Quel apôtre !… L’aime-t-il assez, ce peuple !… Les console-t-il assez, ces malheureux !… Et quelle belle chose vraiment que le socialisme !…

Il est probable que je me fusse longtemps encore attendri sur ce que je voyais autour de moi, quand tout à coup j’aperçus, débouchant d’une route transversale, l’ami Porcellet ! Porcellet lui-même qui, botté, harnaché en guerre, fusil à l’épaule, pistolet et coutelas à la ceinture, marchait pesamment, suivi de six gardes armés, lesquels étaient aussi suivis de six dogues énormes, portant des colliers à pointes de fer et montrant des gueules terribles. M’ayant reconnu, Porcellet, bruyant et joyeux, vint à moi :

— Ah ! par exemple, fit-il, voilà de la veine !… Comment !… Toi ici ?… Sur mes terres ?…

Et prenant une grosse voix comique qui simulait la fureur, il me demanda :

— Et de quel droit te trouves-tu sur mes terres, vil manant ?… Gardes, saisissez-vous de cet homme et le branchez incontinent au premier arbre de mon avenue !…

Les six dogues grognèrent. D’un geste menaçant Porcellet les apaisa, et, tout égayé de sa plaisanterie moyenâgeuse :

— Sacré farceur, va ! fit-il. Puisque tu es sur mes terres, je t’emmène ; et tu viens passer quelques jours chez moi, dans mon château, hein ?…

J’alléguai toutes sortes d’excuses, d’affaires pressées… et, pour détourner la conversation, je lui dis :

— Mais où vas-tu ainsi, cuirassé comme un cardinal du seizième siècle, et avec une suite de lansquenets et de bêtes de guerre ?

Instantanément, Porcellet eut une violente colère :

— Ah ! ne m’en parle pas… C’est à vous dégoûter de la campagne et d’user sa vie à faire du bien aux gens !… Je ne suis entouré ici que de pillards… de voleurs… d’effrontés coquins qui me grugent… me dévorent… Jour et nuit, il faut que je veille, avec ces braves gens et braves bêtes, sur mon domaine… Sans quoi, le diable m’emporte ! ils le déménageraient, je crois, ces gueux ! Ça n’est pas une existence !… Je ne peux plus avoir une minute de tranquillité… Tiens ! on vient de m’avertir qu’un méchant gamin de dix ans a franchi les clôtures, là-bas, et qu’il me vole mes ceps !…

— Eh bien ?

— Eh bien, je vais lui apprendre, à ce misérable, de quel bois je me chauffe !…

Et, d’un geste imposant, il me montra ses armes, ses gardes, ses dogues.

— Un gamin de dix ans ! repris-je… voyons, mon cher Porcellet… ça n’est pas très dangereux !… Et qu’est-ce que cela peut te faire qu’il cueille des ceps ?… Tu ne les mangeras pas tous, je suppose ?

— Ce que cela me fait ?… rugit Porcellet… Mais, dis donc… tu es étonnant !… Est-ce que ce bois n’est pas mon bois ?… Est-ce que ces ceps ne sont pas mes ceps ?… Non, mais je t’admire, en vérité !… Il faudrait peut-être que je nourrisse avec des ceps un petit pouilleux, un sale gosse, qui n’a même pas, je parie, un morceau de pain à manger !… Eh bien ! il va voir qui je suis… Je vais lui apprendre de quel bois se chauffe Guillaume-Adolphe Porcellet !… Et toi, tu sais !… je te retiens… Tu en as de bonnes !…

Je lui demandai :

— Il y a une chose que je voudrais bien savoir… Tes électeurs… comment prennent-ils ces façons-là ? Qu’est-ce qu’ils pensent de ton socialisme ?

Porcellet haussa ses épaules carrées… Et il répondit d’un ton plus sec :

— Je ne suis pas à la Chambre, ici… je suis chez moi !… Je ne fais pas de politique, ici… je fais de la culture !… Ça n’a aucun rapport !… Quant aux électeurs, je m’en fous !… Est-ce que je ne les paye pas pour me nommer ?… Tu es donc devenu bête, maintenant ?…

Mais il me regardait d’un œil louche et haineux :

— Alors, dit-il après un silence, c’est bien entendu ?… Tu refuses mon hospitalité ? Tu refuses de venir passer quelques jours chez moi… dans mon château ?… Oui ?… À ton aise, mon vieux !… Tu es libre… Tout le monde est libre, ici !… Au revoir !

Et, se tournant vers ses gardes, il commanda :

— Et, vous autres… en avant !… Il va voir tout à l’heure de quel bois je me chauffe !

Il me quitta, traversa la route au pas militaire, ouvrit une barrière fermée par une lourde serrure… Puis, suivi de ses six gardes, suivis eux-mêmes de leurs six dogues, il s’enfonça, formidable, dans le bois, à la poursuite… du gamin qui cueillait des ceps…