La Vache tachetée (recueil)/Paysage d’été

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La Vache tachetéeFlammarion (p. 159-166).


Paysage d’été


I

Je suis allé aujourd’hui à l’écluse.

Une péniche, chargée de sacs de plâtre, était amarrée au quai et reliée à lui par de longs madriers servant de passerelles, à l’avant et à l’arrière. Sur les passerelles passaient, sans cesse, des hommes qui coltinaient le plâtre, et le transportaient de l’autre côté du quai, dans une sorte de hangar poudreux, qui appartient à un gros fournisseur du pays et lui tient lieu de docks. Celui-ci surveillait le déchargement, assis sous un marronnier de l’auberge, devant une table servie de boissons fraîches. Figure grasse et rougeaude, ventre opulent, il s’épongeait le front et pestait contre la chaleur. Et de temps en temps, il criait aux hommes de la péniche :

— Hardi ! les gars !… Enlevez-moi ça rondement !…

Ces hommes avaient le torse nu et bruni par le soleil. Les labeurs violents avaient exagéré leur modelé et faisaient de leurs muscles des paquets de cordes et des nœuds, et des bosses mouvantes, développés jusqu’à la difformité, jusqu’à la caricature, — caricature puissante et michel-angesque, il est vrai. Un pantalon de toile bleue, les uns, de velours pisseux, les autres, retenu au-dessus des hanches par une ceinture rouge, leur serrait la taille. Ils marchaient pieds nus et portaient le coltin de cuir qui préserve les épaules contre les écorchures, et fait participer la tête au fardeau mieux équilibré. Étrange coiffure que le coltin, qui donne à ces physionomies vulgaires, à ces rudes visages de brutes impensantes, un air de noblesse barbare et grandiose, et comme une beauté ancienne, héroïque.

Jamais la chaleur n’avait été si écrasante. Elle tombait du ciel en averses de feu ; elle montait de la Seine, miroitant, çà et là en rayonnements qui aveuglaient. Des odeurs de vase, des exhalaisons de fièvre et de pourriture, circulaient dans l’air embrasé. La surface du fleuve qu’aucune ride de brise n’agitait, brûlait, incandescente et farouche, ainsi qu’une plaque de métal chauffée à blanc. Les nymphéas eux-mêmes s’étiolaient dans l’eau trop chaude ; les acoïdées laissaient pendre, sans force et flétries, leurs bizarres feuilles, en dard de lance ; et des poissons morts s’en allaient doucement, au courant, le ventre gonflé hors de l’eau et les yeux vides… Tout le long de la rivière, les berges étaient roussies. Nulle verdure fraîche, nulle fleur. Les chardons grillés et noirs épandaient leurs graines ailées, avec un petit bruit sec. Sous les herbes mortes, sous les feuilles desséchées, la terre craquait et se fendait, pareille à de la brique dure. Sur le chemin, nul promeneur, nul paysan dans les champs, alentour ; et pas même un pêcheur à la ligne sur les rives. Rien que ce patron, suant et haletant, à l’ombre du marronnier, et rien que ces hommes de la péniche, qui travaillaient sous le soleil, mortel pour lui.

Ils étaient gais. Quelques-uns chantaient des bribes de chansons. Tous, sur la passerelle, passaient du même pas tranquille, le torse courbé sous le faix, ignorants de leur misère, dédaigneux de leurs fatigues et trouvant tout naturel que leur gorge haletât sous la soif ardente ; et que la sueur ruisselât huileuse et fétide entre les rigoles de leur peau. Ils eussent bien fait, de temps en temps, une courte halte au cabaret. Mais le patron était là qui ne l’eût pas permis.

— Hardi ! les gars !… Enlevez-moi ça rondement !

Il criait cet encouragement, chaque fois qu’il avait lampé un coup, sous l’ombre du marronnier.

Tout à coup, l’un des hommes ayant fait un faux pas, tomba. Le sac, projeté en avant, resta sur la passerelle, en travers ; mais l’homme, lancé de côté, disparut dans l’étroit espace d’eau noire, écumeuse, formé par les murs de bois de la péniche et les murs de pierre du quai.

— Espèce de maladroit ! dit l’un.

— Tiens, il n’est pas bête ! dit l’autre. Il veut prendre un verre.

— Et un bain, l’aristo !… dit un troisième.

— Attends ! attends ! espèce de soûlaud ! fit le patron de la péniche qui, saisissant une longue perche, la tendit à l’homme, au moment où celui-ci reparaissait sur l’eau.

L’homme s’accrocha à la perche, et, agile, grimpant le long du bordage, il remonta sur la péniche. Alors, tous se mirent à rire et à plaisanter.

— Eh ben, quoi !… C’est le métier ! dit l’homme, riant aussi de son aventure… On n’est pas encore un macchabée !…

Et après s’être secoué comme un chien qui sort de l’eau, d’un bond il sauta sur la passerelle, releva le sac de plâtre, le replaça, d’un mouvement puissant des bras et des reins, sur ses épaules de gladiateur antique, et le porta dans le hangar. Puis, ayant tordu son pantalon de toile qui se collait aux cuisses, il reprit son travail en chantant.

Le marchand de plâtre ne s’était aperçu de rien. Vaincu par la chaleur, las d’éponger son front, sur lequel la sueur coulait comme d’une fontaine, il dormait et ronflait, sous le marronnier.

— Tiens ! le patron qui siffle à l’écluse ! dit un des hommes… En a-t-il un coup de sirène dans l’ blair, celui-là !… Ah ! vrai !

Et l’on, entendit des rires rythmer, sur la passerelle, le pas des coltineurs.

II

Tout à l’heure limpide et profond, le ciel, soudain, s’était couvert de lourdes nuées d’orage. Un vent furieux soufflait. La mer devenait méchante. D’immenses houles soulevaient le bateau-pilote que des paquets d’eau balayaient ensuite. La mâture craquait. À peine si le gouvernail pouvait mordre sur la lame. On avait dû prendre deux ris et fermer les écoutilles. Ils étaient six, sur le bateau-pilote, calmes, graves, six figures de bronze, six figures de pierre bise, comme on en voit sous le porche des églises bretonnes et sur la plate-forme des calvaires. Ce fut avec beaucoup de difficultés qu’ils purent aborder le grand steamer qui roulait déjà, ainsi qu’une épave, au gré de la tempête, et depuis longtemps demandait le pilote pour le conduire en rivière de Loire.

— À qui le tour ? demanda le capitaine du pilote.

— À moi ! répondit Le Guen, un petit matelot souple et fort, au visage osseux, au regard glauque et flottant comme les algues des rochers de Saint-Goulphar.

Le steamer avait lancé les cordages au moyen desquels Le Guen devait se hisser à son bord. Mais le pilote avait peine à se maintenir, à cause de la houle, de plus en plus forte, qui le rapprochait de trop près ou l’éloignait de trop loin du navire. Cependant, Le Guen put saisir un des cordages.

— Allons ! hisse ! fit le capitaine.

À peine avait-il grimpé de quelques mètres, sur les flancs noirs du steamer que, lâchant le cordage, Le Guen glissa. À ce moment même, une lame poussa le bateau pilote contre le steamer et Le Guen, dans sa chute, pris entre les deux coques, sentit ses os se broyer. Un peu de sang rougit la mer.

On avait repêché, aussitôt, le pauvre matelot.

— À qui le tour ? redemanda le capitaine, tandis que deux hommes maintenaient sur le pont Le Guen, presque évanoui.

— À moi ! repondit Pengadu.

— Allons, hisse !

Mais Le Guen ayant repris ses sens déclara :

— J’ai un mauvais coup, pour sûr, dit-il… Mais je ne suis pas mort et j’ai assez de force… C’est mon tour !… Je le réclame… Je ne le laisse à personne.

— C’est ton droit ! approuva le capitaine… Allons, hisse ! puisque tu le veux… Et adieu, mon petit !

Avec de grands efforts on parvint à hisser Le Guen sur le steamer. Crachant le sang, mais à peine plus pâle, sous la couche de hâle dont s’enduisait sa peau, il se fit conduire, soutenu, par deux matelots, à la barre, qu’il empoigna d’une main ferme.

— Un verre d’eau-de-vie ! dit-il, quand on l’eut, au moyen de matelas, bien calé devant la barre. Et en route !

Cinq heures après, le steamer entrait à Saint-Nazaire. Et comme sa tâche était finie, Le Guen desserra ses doigts de la barre, vomit un flot de sang et mourut.