La Vague rouge/chap.I,11.

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La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 258-270).
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1re partie


XI


La petite lampe à niveau rougeoyait dans l’aube, un silence terreux pesait sur les vitres, et le jour qui allait naître semblait un jour ruineux, cacochyme et pourri. L’heure humide rappelait à Marcel Deslandes un voyage fait en automne, parmi des mares qui sentaient la grenouille, la vase et la fièvre. Depuis des heures, il ne pouvait chasser l’image ni la voix de François Rougemont ; sa peau était comme souillée d’humiliation et de jalousie. Recru de fatigue, chaque fois qu’il tentait de se mettre au lit, la colère l’en chassait. Le passé et l’avenir avaient disparu ; il ne demeurait qu’un rival abhorré dont la seule existence empoisonnait l’univers. Et les efforts que faisait le mécanicien pour détruire l’obsession la rendaient plus massive ; rien n’aurait pu le calmer que la mort du propagandiste.

Ce n’était pas la défaite même qui l’exaspérait. Lorsque la foule l’interrompait de hurlements, lorsqu’elle remplaçait les paroles par des coups de poing ou des coups de trique, le mépris et le dégoût consolaient Deslandes. Seule l’intervention du rival lui avait été intolérable. Il revoyait continuellement l’arrivée de Rougemont en pleine bagarre, il entendait cette voix qui ressaisissait les âmes et domptait les colères, il sentait descendre sur lui une protection qui l’affolait de haine. Ah ! qu’il eût préféré des coups de matraque sur le crâne ou le fer d’un couteau dans la poitrine ! Il s’exaspérait plus encore à la pensée que le « voyou » avait délivré Christine :

— Un pou de meeting ! Une vermine du bas syndicalisme… Une crapule de sans-patrie !… Je le crèverais comme un putois !…

Des rouilles traînèrent parmi les nues ; quelques fumées rampaient, jaunes, verdâtres ou schisteuses selon la densité ou les reflets des façades. Puis, un tunnel s’ouvrit dans les buées, un torrent de pourpre et d’améthyste rebondit sur le faubourg. Le jour fut soudain jeune et frais, l’illusion fusa par larges coulées entre des vapeurs couleur de sauge, de nymphéa rose, de pivoine, des lacs topaze et citron, des cratères de fonte rouge qu’entrecoupaient des pyrites vertes, des cavernes jonquille taillées dans du mâchefer. Trois hirondelles aux ailes tranchantes passèrent devant les vitres avec une sifflerie de bonheur et Marcel, plongeant dehors sa tête lasse, respira cet air du matin qui caresse comme une main d’enfant. Alors, il lui sembla que ses nerfs consentiraient au sommeil…

Il dormit en effet, pesamment, secoué de rêves brefs qui fulguraient sur sa rétine. Debout à l’heure accoutumée, il parut devant Christine avec une face de chaux. La table était servie, claire et douce. Le mécanicien n’aimait rien tant que des tartines fines, trempées dans du café bouillant.

C’était son repas « paisible » : le reste du jour, son naturel âpre, sa vigilance aiguë, ses soucis et la tension de sa volonté lui faisaient avaler la nourriture au hasard. Mais le matin il s’attardait à savourer le pain chaud et le beurre frais. Christine, qui le savait bien, veillait sur la qualité des aliments et parfois Marcel se mettait à dire :

— Vois-tu, l’homme ne s’est pas trompé, en mettant le pain par-dessus tous les mets. Quand il est bien fabriqué, rien ne le dépasse…

— Avec du beurre et du café, souriait-elle.

Elle-même trouvait à ce repas un charme plus délicat, plus pur, plus innocent qu’aux repas de viande. Ce matin-là, voyant que le mécanicien mangeait à peine, elle s’attrista. Elle connaissait ses affreuses crises de fureur ou de haine. Comment aurait-il pu supporter la séance de la veille ! Prompte elle-même à la colère et sujette aux indignations, jamais elle ne dépassait les forces que la nature tient en réserve pour ces tempêtes de l’être. Plutôt s’en trouvait-elle soulagée et plus apte à goûter la vie. Lui demeurait plus d’une semaine la peau terne et le cœur irritable.

— Tu n’as pas dormi ! fit-elle avec reproche. Je le savais bien que tu ne dormirais pas… et tu le savais aussi. Pourquoi n’as-tu pas pris du chloral ? Tu me l’avais promis.

— Je déteste les drogues ! fit-il avec rancune.

— Elles sont détestables, répondit-elle. Pas toujours. Avec un peu de chloral, tu aurais dormi ; l’insomnie t’a rempli de poisons.

— Qu’y aurais-je gagné ? Ce n’aurait été que partie remise. Il aurait fallu souffrir à l’atelier ce que j’ai souffert dans ma chambre.

— Ce n’est pas la même chose. D’abord la crise de jour est plus supportable que la crise de nuit. Ensuite, le travail t’aurait aidé… Devant les machines, ta conscience est la plus forte : elle te fait tout oublier…


Il la regarda sans répondre. L’orgueil de race gonflait sa poitrine, et c’était comme s’il avait respiré la mer ou la montagne.

— On est comme on est ! fit-il. Je suis créé pour me faire souffrir… Je me ronge comme d’autres se réjouissent — je suis une bête morose. Après tout, ma santé s’en ressent-elle ?

— Certes, tu ne seras jamais gai, dit-elle en mettant sa main douce sur la main sèche de son frère, mais tu pourrais réagir. Il suffirait que tu appliques aux événements cette même fatalité que tu appliques à ta nature. Les choses qu’on considère comme inévitables, on les accepte, on cesse d’en souffrir. Vois-tu, il ne fallait pas tenter de lutte oratoire avec François Rougemont.

— Parce que j’étais sûr d’être battu ? fit-il avec amertume.

— Parce que tu étais sûr d’avoir, inutilement, le rôle désagréable.

— Celui du mauvais orateur ! cria-t-il avec un halètement d’amour-propre.

— Tu es un excellent orateur, mais pas un entraîneur de foules : tu les méprises et elles le sentent. À Paris, à moins de faire rigoureusement la salle d’avance, ceux de notre opinion doivent s’attendre à être conspués.

— Raison de plus pour organiser la lutte.

— C’est la désorganiser que d’accepter des réunions contradictoires. Il s’y passera ce qui s’est passé hier, avec ou sans bagarre. On perd son temps. Il faut faire ce que tu fais depuis quatre ans, un travail de recrutement et de discipline.

Il écoutait, le front barré. Sa haine, un instant assoupie, se levait en tumulte. Il revoyait non seulement la séance de la veille, mais toute la propagande victorieuse de Rougemont.

— Quand je fais une recrue — Dieu sait au prix de quels efforts ! — il en fait dix sans peine.

— T’en étonnerais-tu ? Tu sais bien qu’il a pour lui l’heure et les circonstances ! Il lui suffit de paraître. Tandis que toi, chaque fois que tu convaincs, tu fais une œuvre profonde, tu retournes complètement une âme… Ta part est la plus belle. À ta place, je ne me sentirais pas vaincu du tout… Je me dirais que les triomphes mêmes de nos adversaires tourneront en notre faveur. Ils travaillent dans les ténèbres. Les réformes qu’ils réclament, ils n’en connaissent pas la portée. La guerre haineuse qu’ils font au patronat et la malhonnêteté de leur tactique se payeront un jour ! En mettant notre confiance dans l’énergie, en défendant les droits de l’individu comme seuls capables de sauver la masse, en reconnaissant la force féconde de la propriété individuelle, ne sommes-nous pas sûrs d’avoir raison ? Alors, qu’importent quelques vagues palabres ?

— Il est dur d’être vaincus…

— Nous sommes vainqueurs ! Nous faisons notre œuvre… et c’est la meilleure. Nous serons riches, par surcroît.

— Ce n’est pas certain. Les syndicats rouges s’accroissent infatigablement. Qui dira si je ne serai pas un jour expulsé des ateliers ?

— Et puis ? Tu en seras quitte pour devenir patron. Tu devrais l’être depuis longtemps. Il n’y a qu’à étendre la main. C’est la propagande qui t’a entravé. Ah ! vois-tu… vois-tu… si tu le voulais bien, tu ne serais jamais malheureux comme tu l’es ce matin…

Il but une triste gorgée de café et regarda Christine. En un sens, il l’aimait plus que lui-même. Il aurait consenti à avoir faim pour qu’elle vécût dans l’abondance ; il aurait accepté le froid, la fatigue, la douleur, pour qu’elle eût un nid tiède et ignorât la crainte du lendemain.

Un faible sourire détendit sa lèvre morose ; puis son corps fut saisi d’un tremblement. Et il ne put retenir le cri de sa crainte.

— Écoute, Christine ! Si jamais tu aimais Rougemont… il vaudrait mieux que tu ne sois pas née ! Cela me crèverait le cœur.

Elle leva un visage grave ; le feu de ses yeux parut s’emplir de fumée.

— Ce n’est pas un méchant homme, répondit-elle. Il croit sincèrement que la souffrance humaine ne peut disparaître que par la destruction du patronat. Mais pourquoi n’arriverait-on pas à lui faire une autre croyance ?

— Tu y as pensé ? clama-t-il.

— J’y ai quelquefois pensé ! Pourquoi pas ? Je répète que ce n’est pas un méchant homme. C’est même une bonne créature, véhémente, enthousiaste, qui convainc les autres d’autant mieux qu’elle se convainc elle-même. Tu te trompes en détestant François Rougemont ; il n’est pas de tes ennemis ! Tes ennemis, ce sont les menteurs, les paresseux, les lâches… Lui, qui sait, n’est pas inutile.

— Il est détestable ! cria sauvagement Deslandes. Il est doué de ce genre d’éloquence qui est le pire mal de notre race… qui nous pourrit… qui remplace l’action du travail par l’action de la rue, qui met le sentiment à la place de l’effort et qui tue l’expérience par la théorie. Je le déteste plus encore s’il est sincère.

Elle baissa sa tête lumineuse. Des rêves coururent en elle, au large de sa pensée, des choses confuses dont elle n’avait pas soupçonné, ou guère, l’existence. Et elle n’estimait pas la haine de son frère.

— Tu vois ! fit-il d’une voix sourde. Toi aussi, tu l’as écouté.

— Oui, murmura-t-elle avec mélancolie. Je l’ai écouté, sans indulgence, mais non sans sympathie. Si ses doctrines me froissent et me révoltent, il serait injuste de ne pas accorder que l’homme est estimable. Et c’est aussi une nature saine…

Ses yeux se relevèrent. La fumée avait disparu sur leurs feux transparents.

— Je ne dois pas te cacher, continua-t-elle, que j’ai trouvé hier son action généreuse et que je lui en ai été reconnaissante.

Il saisit sa poitrine à pleines mains ; ses ongles s’enfonçaient dans la veste.

— Du cabotinage ! ricana-t-il. Ah ! je n’aurais pas cru qu’une fille de ton sens s’y laisserait prendre.

— Marcel ! s’exclama-t-elle.

Sa joue était rouge. Mais elle se reprit tout de suite :

— Tu sais pourtant que je ne peux pas mentir et que je ne le veux pas. Ce que je t’ai dit, il fallait te le dire. La route en est plus libre… Maintenant, mon frère… mon cher frère Marcel, toi qui as été mon père, toi qui m’as faite ce que je suis, toi que j’aime de toutes les forces de mon cœur, comment as-tu pu croire que j’écouterais un homme que tu détestes ? Tu ne me connais donc pas encore ?

Elle s’était levée ; elle l’enlaça dans ses bras frais et posa sa lèvre rouge sur la joue lasse. Il rendit l’étreinte avec un grondement de tendresse :

— Ah ! ma petite Christine !

Et la joie se posa sur la fatigue de son visage comme une lueur sur des herbes flétries :

— Je ne suis pas de celles qui trahissent leur race.

— Je le sais, fit-il, presque humble. Mais je crains les surprises… Tu pourrais souffrir.

— Non. L’amour ne vient que lorsque nous sommes d’abord ses complices. Il y a cent petits mensonges, cent petites lâchetés qui préparent les surprises. Je ne souffrirai pas.

Elle parlait d’un air lointain, où se mêlaient le songe et la volonté. La confiance emplit l’âme de Marcel Deslandes. Il crut de toutes ses forces. Et plein du vœu que François Rougemont connût les tortures d’un amour dédaigné, il acheva son café, et même il grignota une tartine ; son être nerveux se redressait pour l’effort et la guerre ; les paroles de Christine bourdonnant en lui comme des abeilles, il songeait à la vanité des joutes oratoires, il se jurait de compter uniquement sur l’action et sur la discipline. La défaite même ne lui parut plus aussi redoutable ; elle ne durerait point : la force profonde des sociétés humaines broierait le communisme :

— Tu m’as fait du bien ! dit-il en se levant. Je ne sais pas si j’éviterai les crises, mais je fuirai du moins leurs causes.


Ils sortirent ensemble, dans le matin frais. L’infatigable nature tissait des herbes et tramait des feuilles aux terrains vagues ; l’illusion flottait avec les fils de la vierge ; des rêves sans nombre agitaient les hommes.


Deux jours plus tard, Christine rencontra le meneur chez les Garrigues. Il était pâle, un peu de fièvre verdissait ses prunelles. Quand il entendit le frisson des jupes, quand la torche des cheveux brilla près de la vieille tête déplumée d’Antoinette, son cœur se leva d’un bond, puis s’abattit comme un bloc. Depuis l’avant-veille, il vivait dans ces transes d’animal poursuivi qui accompagnent le grand amour. Il se cachait au coin des rues pour voir passer Christine ; sur le palier des Garrigues, il s’arrêtait, il aspirait l’air, il croyait percevoir une invisible présence. Lorsqu’il essayait de lutter, il n’y gagnait qu’un surcroît de souffrances, et sans profit : sa volonté se tournait contre elle-même.


Christine lui tendit la main en disant :

— Vous avez été brave et généreux ; je vous remercie.

— Je n’ai été ni brave ni généreux, répondit-il d’une voix tremblante. Comment aurais-je pu agir autrement ?

— Vous auriez pu laisser faire et laisser passer, comme le libre échangiste ! répondit-elle en souriant. Vos partisans avaient manifestement l’avantage et plus d’un homme politique s’en serait lavé les mains. Plus d’un surtout aurait pu craindre une attaque personnelle, car enfin, les nôtres vous attribuaient la responsabilité de la bagarre.

— Je n’y ai pas du tout pensé.

— Quand tu y aurais pensé, intervint Antoinette, tu n’en serais intervenu qu’avec plus de courage. On te connaît, ce n’est pas les coups qui te font fuir.

— Je le crois, fit lentement Christine. M. Rougemont doit être brave.

— Il l’est comme un fou, mademoiselle.

— Un fou ! Un fou ! cria le geai… V’là le rémouleur ! Harengs qui glacent… qui glacent !

— Ah ! le coquin, fit Antoinette en lui montrant le poing avec tendresse. Il devient pire tous les jours. Figurez-vous, mademoiselle Christine, je le laisse seul hier, à la cuisine, avec des petits pois et le moulin à café. Il n’a pas fait entendre une note ; il se tenait tranquille comme un gamin qui mijote ses farces. Et quand je suis revenue, qu’est-ce qu’il avait fait ? Il avait rempli aux trois quarts le moulin avec des petits pois. Attends, vaurien, je te tordrai le cou et je te mettrai à la broche ! Oui, oui, je te traiterai comme un sale rien du tout de poulet !

Ainsi divaguait la vieille femme. Christine, ayant jeté un regard autour de la chambre, demanda :

— Le petit Antoine n’est pas là ?

— Son oncle l’a conduit à la fête de la Fourmi, voir un escamoteur qui s’escamote avec toute sa famille.

Antoinette s’en alla éplucher des carottes, puis on l’entendit sortir pour quelque visite à l’épicier ou à la crémière.

François avait baissé la tête. Les paupières mi-closes, il regardait courir les ombres tristes de la pensée. À la fin, il eut un sursaut ; ses yeux clairs se posèrent sur le visage de Christine :

— Je vais dire, fit-il à voix basse, des choses que vous écouterez avec déplaisir, mais le silence serait un mensonge. D’ailleurs, il faudrait finir par parler tout de même, autant que ce soit aujourd’hui. Mademoiselle, un mariage entre nous est-il une chose impossible ?

Elle savait ce qu’il allait dire ; elle regardait devant elle, sur la mer des destinées.

— Oui, répondit-elle tristement, c’est impossible.

Il avait eu beau se dire et se redire qu’elle ne pouvait l’aimer, la réponse le frappait en pleine âme. Il s’essuya le front d’un air égaré.

— Ah ! pourquoi ? Est-ce que je vous parais si insupportable ? Ou bien aimez-vous quelqu’un ?

— Je n’aime personne et vous ne m’êtes pas antipathique.

— Alors, il aurait pu y avoir des circonstances favorables ?

— Il aurait peut-être suffi que vous ne fussiez pas révolutionnaire.

— Et si je n’étais pas révolutionnaire, qu’est-ce que vous répondriez ?

— Je ne sais pas. Rien de précis. Je crois que je vous demanderais du temps, beaucoup de temps… pour voir clair en moi-même.

— Est-ce vrai ? cria-t-il avec emportement. Vous ne me rejetteriez pas ?

Une joie sombre secouait sa détresse.

— Alors, insista-t-il, il suffirait que je cesse d’être révolutionnaire pour…

— Est-ce que vous pourriez cesser d’être révolutionnaire ? interrompit-elle avec agitation.

— Non ! cela, mais cela seul, je ne le pourrais pas.

— Ah ! tant mieux. Car si vous étiez capable de trahir vos convictions pour une femme, je vous mépriserais de tout mon cœur.

— Oui, oui, vous me mépriseriez, je le savais bien… Ah ! c’est encore plus terrible de vous perdre !

Puis, tout bas, d’une voix creuse :

— Pourquoi, cependant, nos opinions nous sépareraient-elles ? Est-ce que le fond des êtres n’est pas plus puissant que les croyances ?

— Je ne sais pas ! S’il s’agissait d’opinions très anciennes, d’opinions religieuses, peut-être pourrions-nous vivre ensemble. Mais votre foi est mêlée aux mouvements de la multitude. Tout fait prévoir qu’elle passera par une période de victoire et que vos partisans pourchasseront ceux qui partagent mes croyances. Savez-vous seulement si je ne serai pas de leurs victimes ? Supposez qu’il me plaise de rester ouvrière, de combattre les syndicats rouges et qu’on me chasse de l’atelier — comme on le fait déjà pour beaucoup de jaunes ? Vous ne pourriez pas me défendre sans renier vos propres doctrines. Avant-hier, vous vous êtes dressé contre les vôtres parce qu’ils transgressaient un engagement, mais l’expulsion des jaunes est selon votre code. Comment vivre aux côtés d’un homme que sa conscience même empêcherait de me protéger ?

Il demeurait interdit. Au fond, il le sentait bien, l’argument était sans réplique : il eût trouvé déloyal de le combattre.

— Mais vous ne resteriez pas brocheuse, dit-il après un court silence. Le jour où je fonderais une famille, je voudrais gagner tout le pain de la communauté.

— Et vous le pourriez. Mais moi, l’accepterais-je ? Je ne crois pas. Vous n’avez donc pas deviné que j’aspirais à devenir une exploiteuse ? J’aime la force de l’argent, je la crois bienfaisante quand elle est, je ne dis pas même généreusement, mais honnêtement employée. Quelle attitude auriez-vous devant les syndicats si votre femme fondait un atelier de brochure ? Vous seriez vous-même traité d’exploiteur.

C’était si criant d’évidence qu’il n’essaya pas même de tourner la question. Et parce qu’il se taisait, elle l’en estima davantage, elle parla avec beaucoup de douceur :

— Aussi bien, si j’étais la femme d’un révolutionnaire, croyez que je renoncerais à mes projets de fortune. Ce serait un sacrifice : un homme de cœur souffrirait en l’acceptant.

— Je n’en suis pas sûr, fit-il avec mélancolie. Je considère la fortune comme une chose si mauvaise et si nuisible à ceux-là mêmes qui la possèdent, que j’accepterais sans doute d’y voir renoncer une femme aimée. Je croirais aussi, dans votre cas, la délivrer de soucis amers et moroses, de luttes déprimantes, d’inévitables compromissions de conscience.

— Ah ! vraiment. Mais moi, je sens que j’aimerai ces soucis et ces luttes et je n’admets pas l’utilité des mauvaises compromissions.

— Enfin ! soupira-t-il, cela me fait du bien, à travers ma souffrance, de songer que vous auriez consenti au sacrifice.

Le geai s’était posé sur le genou du révolutionnaire ; il tournait sa tête bleuâtre et ses yeux ronds vers Christine, d’un air attentif et sournois.

— Qui sait ! murmura François, vous deviendrez peut-être révolutionnaire ! Au fond, vous aimez le peuple autant que moi-même.

— Vous l’aimez mal. Vous le gâtez, vous en faites un enfant boudeur et querelleur. Non, je ne serai jamais des vôtres. Je crois aux conducteurs d’hommes, aussi bien pour fabriquer la richesse que pour diriger la conduite morale, et cette croyance correspond au fond de ma nature. Ne faisons pas de rêves. La réalité qui nous sépare est sûre. Elle ne se dédira point.

— La réalité, c’est que je vous aime et que c’est mon grand amour. Ah ! que la vie sera dure où vous ne m’accompagnerez point !

Elle s’émut. Elle sentit qu’il ne prononçait pas de vaines paroles. Et entendant le pas d’Antoinette dans l’escalier, elle tendit la main en disant :

— Cela me fait beaucoup de peine !

— Si vous m’aimiez comme je vous aime, toute épreuve vous paraîtrait légère.

Il tenait la main soyeuse, il y posa la lèvre avec avidité, presque avec épouvante, et, lorsqu’il la laissa, il parut qu’il y avait entre eux une étendue plus vaste que l’Atlantique devant les caravelles de Magellan.