La Vague rouge/chap.I,12.

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La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 271-295).
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1re partie


XII


Vers ce temps, Anselme Perregault vint en congé. Il avait la tête rasée, le cou semé de boutons couleur de viande, les yeux méfiants et sournois. Un levain de colère le brassait jour et nuit ; sa bouche écoulait des vitupérations contre les gradés, avec des menaces de mort. Le matin et le soir, il jetait sa capote par terre, il la piétinait, il l’envoyait à coups de bottes à travers l’appartement, ou bien, raclant avec un couteau son pantalon pour l’user plus vite, il ricanait :

— Le drapeau, on se torche avec ! La grande famille, je l’ai au bon endroit ! Notre père le colonel, si jamais je l’attrape, crachera ses chicots dans Jules. M… pour la patrie. Et ils peuvent bien dire que l’armée est prête ! Elle est prête à leur sortir les tripes.

Parfois, il gardait le silence, les joues roides, la bouche tordue. Puis il s’exclamait avec amertume :

— Il va pourtant falloir que j’y retourne… Ah ! les salauds ! ah ! les crapules !

Il y pensait à table, au cabaret, au théâtre. On le mena aux Gaietés de l’escadron. Il n’entendait pas la farce truculente, il ne voyait que l’uniforme, il ne saisissait que le conflit des gradés et des bleus ; une haine énorme fripait son visage.

Cependant, il avouait n’avoir jamais été puni. Dans sa compagnie, il n’existait pas, à proprement parler, de « rosses » ; le capitaine se montrait presque timide, le lieutenant s’adonnait confusément à des littératures, la discipline était brusque à la surface, bonhomme au fond : on travaillait mollement ; sans doute quelques sous-officiers acceptaient des champoreaux, d’autres proféraient des épithètes crapuleuses, mais leurs menaces, communément, ne recevaient aucune sanction. En somme, cette compagnie était supportable. À d’autres époques, elle eût paru douce. Mais l’esprit de révolte sévissait comme une épidémie ; une propagande hardie, incessante, presque automatique, avivait le dégoût et la haine ; les plus placides se gorgeaient de phrases révolutionnaires. Anselme, sans se définir au juste la nature de son supplice ni de ses humiliations, savait qu’il était une victime et un esclave.

La famille exalta ses plaintes. On l’écoutait avec indulgence, compassion et révolte. Le père surenchérissait, en lançant de vastes crachats, la mère couvait son petit avec des yeux prêts à fondre, la grand’mère Bourgogne rôdait comme une hyène, le jeune Maurice bavait de stupeur. Parfois survenaient les fils Bossange. Armand, après un silence, proférait des réminiscences de brochures, mêlées aux propos de François Rougemont et à ses imaginations propres. L’exaspération atteignait au paroxysme. On allait organiser le grand chômage de la conscription. Personne ne tirerait au sort, personne ne répondrait à l’appel : ceux qui restaient aux casernes, encouragés par la protestation de tout un peuple, saisiraient leurs chefs et les précipiteraient aux latrines. Les voix s’éclaboussaient. On entendait glapir la vieille Bourgogne, jurer Perregault, prêcher Armand. Souvent Isidore et Émile Pouraille, Gustave Meulière, Alfred Casselles, Georgette, la grande Eulalie se joignaient au chœur. La maison tremblait de blasphèmes, de menaces et d’enthousiasme.

La même sympathie accueillait Anselme aux Enfants de la Rochelle. Dutilleul lui serrait la main avec une émotion d’abord solennelle, ensuite furibonde. Le garçon Béquillard accourait avec zèle. Madame l’oignait de sourires maternels ; Bardoufle le considérait avec pitié ; Gourjat imitait en son honneur, dérisoirement, l’appel des clairons, les commandements des sous-officiers, les bruits obscènes de la chambrée. Seuls, Tarmouche, Castaigne dit Thomas, le père Meulière et le vieux Cul-de-Singe discordaient. Tarmouche tapait du bock sur la table en criant :

— L’armée, c’est la gendarmerie du monde. Ceux qui n’ont plus d’armée suceront les pieds de ceux qui en ont une. Voulez-vous avaler la sueur des orteils allemands et italiens ?

Le père Cramaux bredouillait :

— Nous serons rasés comme des culs de singe. L’armée, c’est tout ce qui reste pour empêcher les imbéciles de se noyer dans leur imbécillité. Quand il n’y aura plus d’armée, le rêve des idiots s’accomplira : nous serons tous noyés dans la gadoue. Au fond, ça m’est égal, je suis pour la fin de tout, mais ceux qui veulent crever proprement doivent mettre une poire d’angoisse dans la gueule des antimilitaristes.

Au club des jeunes antimilitaristes, Anselme connaissait la gloire. Dès qu’il paraissait au seuil de la baraque, un ban le saluait. Tous se précipitaient pour lui serrer la main et conspuer l’uniforme. Au milieu des vociférations et des menaces, il ôtait son képi et crachait dessus. Il prenait la place d’honneur, on le gorgeait de bocks, de cigares et de cigarettes. Et dans la fumée, Armand Bossange prononçait un speech. Quand le flux labial s’apaisait, on chantait l’Internationale, les Conscrits affranchis, À la caserne !

Quelquefois, Anselme, ôtant sa capote, la flanquait par terre. Le vêtement volait à travers la baraque, relancé par les pieds des assistants comme un ballon de foot-ball :

— V’là pour le colon ! V’là pour le général. V’là pour la grande famille ! V’là pour le drapeau !

C’était une joie profonde, frénétique et candide, la joie des affranchis insultant aux idoles de Rome, des serfs assemblés au Sabbat, des huguenots rôdant au « désert ». Après les rois et les dieux, la patrie croulait à son tour. Elle aussi n’était qu’un lien imposé au hasard des guerres et des conquêtes, un emblème adoré par ceux que de féroces épreuves avaient groupés en nation. Entité vague, changeante, faite d’espérances, de craintes, de coutumes, de haines et de supplices, elle avait eu ses prodiges, ses sacrifices et ses rites, ses temples, ses prêtres et ses exégètes. On l’avait servie avec tremblement, encensée sous les espèces du drapeau, nourrie du sang et de l’épouvante des peuples : la bible bourgeoise en faisait la source de toute grandeur, de toute beauté, de toute justice ; on ne la rattachait qu’aux circonstances nobles, héroïques, généreuses ou sublimes. Les massacres et la trahison dont elle était issue, la misère de ses enfants, l’asservissement de ses pauvres par ses riches, ses cruautés envers les races vaincues, ses turpitudes, ses bassesses et ses lâchetés, se dissimulaient sous des fables ingénieuses.

Elle avait paru immortelle. Et voici qu’une autre légende germe au fond des âmes. Elle conduit le délire brutal des Perregault, l’excitation tendre de Gustave, la folie d’Émile, l’imagination mystique d’Armand, la révolte taciturne de Casselles. En piétinant l’uniforme et blasphémant l’armée, ils font le geste de Polyeucte, ils préparent le nouveau Lien.


La nuit d’été coulait par les baies large ouvertes. On apercevait le lait du chemin de Saint-Jacques, Céphée et le Cygne tournant mollement auprès de la Polaire, Pégase et Persée enveloppant Andromède, l’amas pâle de la Chevelure, l’œil rouge d’Antarès, la pupille bleue de Vega, qui vacillait sur la Lyre. Une senteur jeune s’élevait de la terre végétale et se mêlait à l’haleine fuligineuse du faubourg. Parfois, las de palabres, de clameurs et d’injures, les antimilitaristes goûtaient la fraîcheur et la force des choses. Armand surtout, et Gustave Meulière, se percevaient enveloppés par la vie qui coule des nébuleuses, se répand dans les flancs de la planète et la chair des créatures. Le mensonge de la personnalité s’évanouissait. Ils devenaient un mystérieux rapport perdu au milieu des rapports innombrables. Armand croyait sentir ses fibres ravivées par de la substance d’étoiles, des oscillations magnétiques, des torrents de corpuscules et d’énergies, des consciences élémentaires. Puis, les clameurs et les injures reprenaient. De nouveau, ils étaient les obscurs disciples d’une religion naissante. À travers la dérision, la révolte et l’enthousiasme, ils aspiraient à des solidarités inconnues, à des fictions ardentes, à la figure fiévreuse, impondérable, insaisissable du Bonheur.

L’un d’eux s’exaltait plus profondément que les autres. Ce n’était pas Armand Bossange, malgré la fermentation continue de sa cervelle ; ce n’était pas le petit Meulière, malgré ses crises de tendresse ; ni Anselme Perregault malgré la frénésie où le jetait tout insigne du régiment — c’était Alfred Casselles. Le fanatisme, intermittent chez ses camarades, chez lui brûlait sans répit. Les paroles devenaient des objets, les discours des actes, les actes sa vie même. Il se rongeait, dès le matin, à l’idée que la date approchait. Il ne pouvait rencontrer un officier sans avoir envie de se jeter sur lui et de le terrasser. L’idée fixe habita ses gestes et son regard. Il marchait la tête basse et lourde, se parlant à lui-même ; sa voix devenait rauque et surprenante : il était brusque et furtif. Tantôt attentif, guettant comme un fauve, tantôt distrait, les joues grises et le regard intérieur, il lui arrivait de dire :

— L’armée serait tout de suite supprimée, si on tuait les officiers : pourquoi ne les tue-t-on pas ?

Et à voix basse, avec un singulier reniflement :

Pourquoi ne les tue-t-on pas ?

Il se mit à rôler autour des postes-casernes et, les dimanches, il descendait jusqu’au Château-d’Eau ou jusqu’à l’École militaire. Au passage des gradés, sa prunelle s’immobilisait ; une haine maniaque emplissait sa poitrine. Il ne leur accorda plus aucune circonstance atténuante ; tous méritaient la mort.

Il acheta un poignard et un revolver. La possession de ces armes l’apaisa. Il les maniait avec méthode, satisfait de sentir qu’il tenait entre ses mains la vie d’autrui et, s’il le fallait, la sienne propre. Dès lors, il mûrit son projet. Assis parmi les autres, il écoutait avec un vague sourire, ou bien, il se calfeutrait, il combinait son coup, dans des alternatives de fièvre et de rêverie. C’était un être simple et profond, en qui les notions avaient une précision extrême, non parce qu’elles étaient bien définies, mais parce qu’elles étaient fortement classées. Depuis son enfance, il était enclin aux idées fixes. Il s’exaltait lentement et lorsqu’il était persuadé, sa croyance vivait comme une créature de chair et d’os. Pourtant il fallait que l’idée eût des rapports étroits avec sa personne : il était incapable, comme Armand Bossange, de s’exciter pour des choses qui ne correspondaient point à des réalités tangibles. Sans la menace du recrutement, l’antimilitarisme n’aurait eu pour son imagination qu’un intérêt lointain et presque illusoire. Mais lorsqu’il écoutait les doléances d’Anselme, il se voyait dans une chambrée puante, couvert d’habits sales et ridicules, rudoyé par un sous-officier crapuleux ou un lieutenant sarcastique. Alors, son cœur rugissait, une sueur mouillait la racine de ses cheveux, les discours de Rougemont et de Bossange rôdaient en lui comme des bêtes fauves.

À la fin d’août, il se décida à chercher son homme. Il allait le long des fortifications jusqu’à Bercy et jusqu’au Point-du-Jour. Il prit même quelques jours de congé ; il assista à des exercices, dans l’espoir de rencontrer un personnage grossier, de figure antipathique : il préférait que ce fût un lieutenant ou un capitaine, plutôt qu’un sergent. Mais s’il trouva maintes faces bougonnes ou méprisantes, il demeura longtemps sans découvrir un brutal. Enfin, les circonstances le servirent : un après-midi, il assista à une scène violente — dont il n’avait pas vu les débuts. Un lieutenant jaune, sec, aux joues maladives, aux yeux vairons, l’un vert d’eau et l’autre feuille morte, injuriait un bleu :

— Vous êtes un cochon, oui, une crapule, une de ces crapules qu’on devrait fusiller sur l’heure…

Le soldat, petit homme aux regards dansants, le visage fuligineux, le nez poreux comme une pierre ponce, était blême, avec un léger rictus, qui découvrait des dents de mouton. L’officier avait levé la main. Mais il reprit empire sur lui-même, ses mâchoires se contractèrent, et il congédia l’homme.

Casselles demeura là cinq minutes. Il ne savait pas, il ne devait jamais savoir quelle était l’origine de la scène. Son opinion se fit sans rémission, d’après la face, les gestes, la voix du lieutenant. Il s’en retourna pensif ; pendant plusieurs jours, il mit ses affaires en ordre et même, quoiqu’il n’eût guère d’économies, il rédigea son testament.

En apparence, rien n’était changé dans sa vie : il alla ponctuellement à son bureau, assista aux réunions de la Jeunesse antimilitariste et du Club d’études communistes, accompagna ses amis un dimanche dans la forêt de Fontainebleau. En même temps, il épiait le lieutenant qui se trouva être un homme solitaire, aux habitudes uniformes, et qui suivait, aux mêmes heures, la même route au long des fortifications et par la rue Lecourbe. Casselles se prépara minutieusement. Son dessein n’était pas de se sacrifier ; au rebours, il espérait agir avec assez d’adresse pour n’être ni surpris ni soupçonné. Depuis plusieurs semaines, il n’exprimait plus aucune opinion personnelle ; il écoutait, avec le petit reniflement par quoi il exprimait son approbation ou son blâme, et trouait le vide d’un regard hypnotique. Ce garçon muet, dont les discours se bornaient aux propositions toutes faites que les hommes échangent comme des correspondances d’omnibus, s’émerveillait du pouvoir mystérieux qui fait accourir et se ranger les mots en bon ordre ; il éprouvait une sorte d’ivresse lorsque les paroles suivaient des voies imprévues ou suggéraient des idées nombreuses. Une telle faculté lui semblait tenir du miracle ; il la plaçait bien au-dessus du travail et de l’action. Mais plus encore, il prisait le courage, surtout le courage secret, patient, obscur et profond des conspirateurs. Quoiqu’il professât des goûts d’homme de troupeau, incapable de concevoir une société sans lois ni sanctions, de tout temps, il avait glorifié les attentats anarchistes, lorsqu’ils étaient combinés avec art et exécutés avec énergie. Combien plus fallait-il exalter l’héroïsme des hommes qui se dévouent à une œuvre collective ! Et, songeant qu’il serait un de ces hommes, il goûtait des émotions formidables.


Cependant, il fallait en finir. Alfred obtint facilement quelques jours de congé et se mit à suivre de plus près son homme. La tâche était incommode ; sa présence pouvait être remarquée et, quoique prêt à subir les conséquences de son acte, il voulait n’avoir à se reprocher aucune maladresse. Le boulevard, généralement, restait désert. Cette circonstance devenait aggravante : elle « spécifiait » les promeneurs. Casselles croisa plusieurs fois une vieille femme borgne, la tête enveloppée de laine bleue ; un garçon marchand de vins se trouvait continuellement à la petite terrasse d’un café ; quelques fillettes jouaient, aux mêmes heures, à proximité du poste-caserne :

« Voilà les témoins ! songeait-il. Ils ont vu passer, plusieurs jours avant le crime, un individu blond, habillé d’un complet de cheviotte, avec un chapeau mou… »

Une dérision amère crispait sa lèvre ; il exécrait la vieille femme, les gamines, surtout le garçon marchand de vins, à cause de son air attentif, hilare et engageant.

Le mardi, vers cinq heures, Casselles aperçut le lieutenant. C’était un jour bas et chagrin. Sous les nuages saumâtres, au-dessus des fortifications où l’herbe roussissait déjà, un vol de pigeons bizets tournoyait avec mollesse. L’espace était désert. Une senteur de feux se mêlait à l’odeur des arbres, des graminées et des feuilles tombantes. Dans la lueur pauvre, l’officier jetait une lueur de coquelicot ou de géranium. Casselles devint pâle et renifla, tout en tâtant la poche où il cachait son poignard et celle où reposait le revolver. Il fit un détour, il passa aussi loin que possible du cabaret ; d’ailleurs le lieutenant ne songeait pas à se retourner ; c’était un passant dédaigneux, méditatif et sans défiance. À mesure qu’il se rapprochait, Casselles devint plus calme : il marchait dans un songe, non le songe aux pieds de plomb, mais le songe furtif, léger, où l’on glisse à la surface des choses. Il n’avait pas l’impression d’aller à un meurtre, mais à quelque travail fatal et très urgent ; un battement rythmique obscurcissait sa pensée et donnait à l’instinct une précision extraordinaire…

L’homme ne fut plus qu’à quelques pas ; la solitude était parfaite, la brume, accrue, épaississait le silence ; jamais l’occasion ne serait plus belle. Alfred tira le poignard de sa gaine. Depuis longtemps, il savait qu’il frapperait entre les deux épaules, puis au cœur ; il s’était exercé à viser juste, son arme était minutieusement affilée… Et le rêve se réalisa, l’action poussa Casselles comme un projectile ; il enfonça la lame avec vitesse, violence et certitude. Le lieutenant poussa un cri rauque, tituba et s’étala, la face contre le sol.

« Il ne m’a pas vu ! » songea Casselles.

Ce fut une joie froide, où se mêlait de la compassion, et peut-être n’eût-il plus frappé, si une convulsion n’avait secoué le corps. Il acheva sa tâche.

— À moi ! gémit une voix de fantôme, si faible et si pesante qu’elle semblait sortir de terre.

Cette voix s’éteignit tout de suite ; il y eut un râle : sûr que l’homme allait mourir, Casselles s’enfuit sur le talus. Il s’arrêta vite, il épia le boulevard d’un œil sauvage : l’officier était toujours étendu sur le ventre ; la chaussée demeurait déserte :

« Il ne m’a pas vu !… Personne ne m’a vu !… »

Les mâchoires de Casselles craquèrent ; il acheva de gravir le talus et arriva au bord du fossé. Là, visible seulement pour des promeneurs lointains, il examina son poignard. La lame était rouge, moins toutefois qu’il ne l’aurait cru ; il s’affirma par deux fois : « Je l’ai tué ! », surpris d’être si tranquille, lorsque ses dents se mirent à claquer, une sueur à sourdre dans sa nuque.

Cette émotion passa. Il essuya son poignard dans la terre, et repartit, irrité par le froissement des herbes. Sa fuite fut interrompue par la poterne. Il fallait descendre : les dents se remirent à claquer, la même sueur glaçante jaillit sous ses cheveux, dans son cou, entre les omoplates ; il sentit ses yeux s’arrondir de terreur ; l’image de l’officier grouillait dans tous les recoins du site : il marchait sur la route molle, dans la brume, sous les têtes roussissantes des arbres ; il tombait avec un cri rauque ; il palpitait comme un mouton saigné ; puis il se levait et poursuivait Casselles avec un bruit d’herbes froissées :

— Il est mort ! chuchota l’antimilitariste… mort ! mort !

De nouveau, l’émotion passa. Il descendit sans hâte ; il passa devant la poterne où deux douaniers examinaient un camion. Le voiturier sifflotait avec un sourire opaque ; son œil clair s’arrêta une seconde sur Casselles.

« Un témoin ! » pensa le jeune homme. Successivement, il rencontra deux gamins, un cycliste, un maçon. À chaque rencontre, il recevait un petit coup au creux de la poitrine, son souffle se brouillait. Soudain, il aperçut la vieille femme borgne. Elle s’avançait en traînant la jambe, elle lui jeta un regard vague et larveux : fou de peur, il fila par la rue de Vaugirard, où il accéléra encore son allure. Bientôt, à cause de leur nombre même, il ne craignit plus les passants, mais lorsque surgissait la silhouette d’un sergent de ville, un spasme lui secouait les vertèbres. Enfin, il atteignit sa demeure et, la porte fermée à double tour, couché dans son petit fauteuil de reps cochenille, il s’abandonna au repos, avec un bâillement de fauve.

Dans ces premières minutes, son crime s’éloigna et prit le caractère abstrait des actions anciennes. Puis le souvenir se ramassa, si intense qu’Alfred croyait de nouveau plonger le poignard dans la chair molle ; l’homme roulait sur le plancher, où se superposaient de la terre et de l’herbe. Une insupportable crampe tordit les muscles de Casselles : son regard virait autour des murailles et n’osait s’arrêter sur la fenêtre ; il chevrotait, avec une voix de vieillard :

— Il ne m’a pas vu ! Persone ne m’a vu !

Mais, songeant au charretier et à la vieille, il grinçait des dents. Quelle probabilité cependant qu’ils songeassent à l’incriminer ? Aucun signe ne le distinguait des autres hommes ; il portait un costume correct et terne ; il ne s’était guère hâté.

« Je devais être pâle… mon visage était suspect… j’ai moi-même senti que j’avais un regard de fou ! »

Il se leva d’un bond, il alla s’examiner dans la glace : tantôt il s’estimait à peine troublé, tantôt il s’attribuait un air d’assassin ; parfois il accumulait les indices qui pouvaient mettre la police sur ses traces et les raisons qui le rendaient insoupçonnable.

— Je perds mon temps ! grommela-t-il enfin, il faut laver le poignard.

Il tira l’arme de sa poche et la considéra avec une attention minutieuse. La lame gardait un peu de la terre des fortifications, trois taches rouges se voyaient sur le manche. Alfred les enleva, nettoya le poignard, le fit reluire, et le suspendit au clou où il le suspendait d’habitude, tandis qu’il déposait le revolver dans un tiroir. Il lava ensuite ses mains et son visage, se convainquit qu’aucune éclaboussure rouge ne tachait ses vêtements, ôta ses bottines et les remplaça par des pantoufles.

Ces soins régularisèrent l’ordre de sa pensée : il prépara sa défense. D’abord, il ne fallait mentir que sur quelques détails, afin d’éviter les pièges de la mémoire, la ruse des magistrats et les détours du hasard. Il se fit à lui-même, à mi-voix, le récit de sa promenade. Jusqu’à l’arrivée au boulevard Victor, il parla nettement. Mais alors, ses mots se joignirent mal : il voyait, dans une lueur obsédante, le poste-caserne, le lieutenant, la route humide, il ne pouvait se figurer le chemin fictif qu’il devait suivre. À la longue, cependant, il parvint à emboîter ses phrases. Ensuite, pris d’une soif ardente, il but trois verres d’eau. Sa pensée s’épaississait, il semblait qu’elle fût autour de lui, qu’elle l’enchaînât comme l’enchaînait la pesanteur. Il n’était plus tout à fait un homme ; des choses qui le soutenaient dans chacun des actes de son existence s’étaient rompues et devenaient menaçantes, comme les murs croulants d’une maison. Il ne marcherait plus, ne dormirait plus, ne mangerait plus ainsi que par le passé :

« Pourtant, j’ai bien agi. Et si beaucoup d’autres faisaient comme moi, l’armée serait vite démolie. »

Ces paroles n’avaient aucune consistance ; l’acte se décelait vain, minuscule, incohérent : le jeune homme ne pouvait voir aucun rapport entre l’officier saignant contre la terre et la multitude anonyme des soldats…

Ah ! ce matin encore, il sentait en lui l’infini de la jeunesse, chaque souffle était une espérance, chaque geste promettait des événements extraordinaires ; maintenant, le voici vieux, l’espérance est flétrie, il souffre d’une infirmité incurable ; la mort, à laquelle il ne pensait jamais, dévore chaque fibre : parce qu’il a tué une créature à son image, c’est comme s’il avait supprimé le temps et préparé son agonie.

Il se détesta étrangement ; il vit en soi-même un ennemi épouvantable, et même son seul ennemi. Quel autre lui ferait la millième partie du mal qu’il venait de se faire ? Quel autre le ferait trembler d’une telle détresse ? Quel autre l’emplirait de cette horreur et de ce dégoût ?

Plus il voulait concevoir son acte, moins il le concevait ; mais il percevait distinctement les pièges tendus contre l’homme par les événements intérieurs, plus incertains, menaçants et funestes que les circonstances extérieures. Ses artères grondaient misérablement, une eau orageuse roulait dans sa tête : ce jeune homme aux idées lentes, à la parole obscure, vibrait de pensées rapides et de phrases haletantes.

Il revit sa méthodique destinée, remplie par des travaux uniformes, des actes qui tournaient autour des journées comme les aiguilles autour d’un cadran. Il s’en plaignait quelquefois, par imitation, par caprice ou parce qu’il était mû d’un de ces désirs qui bouleversent les faibles créatures. Au fond, il la chérissait. Sa nature s’appariait à l’aspect du bureau et aux besognes où, avec de l’encre, des registres, des feuillets, il s’assurait le droit de vivre parmi les hommes. Il aimait l’odeur du papier, l’encrier, les plumes, le grattoir, la cire à cacheter, la sandaraque, le buvard, disposés selon une ordonnance immuable ; il se plaisait à tracer des lettres vigoureuses et bien articulées, à dessiner les titres en ronde, à parfaire des calculs difficiles.

Au vestiaire, il changeait, avec une volupté sourde, le veston frais contre la vieille veste polie par le temps ; selon la saison, il jouissait de l’ombre des rideaux ou de la caresse du calorifère. C’était un travailleur précis, qui prenait les pauses utiles et ne se privait pas de quelque courte songerie : il se fût blâmé d’un excès de zèle et se fût méprisé de consentir à la fatigue — mais au bout de la journée, de la semaine ou du mois, sa tâche était accomplie, agréable à voir et d’une merveilleuse exactitude. De même qu’il entrait avec satisfaction dans son bureau, de même en sortait-il gaiement aux heures prescrites.

La vue du restaurant le charmait ; il flairait les plats d’un air avisé et sévère, où se cachait une sûre sensualité. Il mâchait lentement, par méthode et par goût, faisait de chaque repas une œuvre complète et pouvait, au bout d’une quinzaine, dénombrer ses menus. Son palais était accommodant ; il jouissait des prérogatives du gourmand sans en connaître les dégoûts et, par sa modération, il évitait les châtiments de l’estomac ou de l’intestin.

La promenade l’intéressait moins ; il confessait une indifférence totale pour l’aspect des rues, des paysages ou des individus : pourtant, il ne détestait pas de constater les changements de la voirie, la naissance ou la démolition des bâtisses, la construction d’une ligne de tramways, le percement d’une rue ; il en prenait même note sur un registre, qui recelait aussi ses comptes, quelques recettes et divers aphorismes de morale ou de sociologie. Il lisait peu, par bribes, vite saisi par la somnolence. C’était un être très social : la compagnie d’autrui lui dispensait des joies appréciables, d’ailleurs taciturnes. Il s’asseyait au milieu des compagnons avec un visage fixe, les lèvres serrées, les coudes au corps, le regard ensemble mou et attentif, ou bien il suivait les Bossange, Émile Pouraille, le petit Meulière, dans leurs vagabondages. Il apportait aux excursions un esprit prévoyant et des qualités de ménagère : c’est lui qui avait organisé le service de vaisselle en fer-blanc, dont les pièces s’emboîtaient et n’avaient guère de poids. Il passait, dans la fumée des Enfants de la Rochelle, maintes heures magiques, et quand fut fondé le Club antimilitariste, un charme inépuisable entra dans sa vie. Rien n’était doux comme de traverser le clos de cailloux et de ferraille, d’ouvrir la porte dévorée par la vermoulure, de prendre place à la table du comité, qui devenait on ne sait quel meuble rituel et cordial.

Là, devant un bock frais et quelque brochure, dans l’encens des pipes et des cigarettes, Alfred Casselles se sentait uni à ses camarades par une sanction, une morale et une organisation. Sans doute faisait-il des rêves et concevait-il des désirs, mais au fond, en attendant l’âge de former une famille, sa destinée eût été merveilleusement assortie à son tempérament, sans l’horreur du servage militaire que vint surexciter le retour d’Anselme Perregault. Et cette vie si bien amenuisée, si logique et si égale, dont rien ne semblait devoir troubler l’ordre et le rythme, se tournait contre elle-même et préparait sa propre catastrophe !…

Alfred Casselles poussa un soupir rauque et regarda, par sa petite fenêtre, le vaste monde qui s’élevait des usines, des terrains vagues, de la Butte-aux-Cailles, des fortifications, jusqu’aux nuages pâles, et des nuages jusqu’aux cavernes de l’Éther, peuplées d’astres vivants et d’astres morts, de nébuleuses et d’incommensurables amas de « brouillards sans forme ».

Il songeait :

« Quand ont-ils trouvé son corps et où l’ont-ils porté ? »

Il entr’apercevait des sergents de ville, des inspecteurs de la Sûreté, des officiers, un commissaire de police, un juge d’instruction. C’étaient les chasseurs lancés à la poursuite d’Alfred Casselles. Comme les veneurs, les gardes et les chiens, ils relevaient les traces du fauve, discutaient ses brisées, additionnaient les faits et accumulaient les hypothèses. Il y avait aussi la vieille femme borgne, le charretier, le garçon marchand de vins. La vieille femme pérorait dans ces groupes qui s’assemblent aux lieux des catastrophes ; le garçon marchand de vins voyait s’accroître sa clientèle, qui ne s’entretenait que du crime ; les clameurs, le passage de gens hâtifs et les rassemblements brusques, intriguaient le charretier. Songeaient-ils à Casselles ? La vieille et le garçon marchand de vins établissaient-ils une corrélation entre ses rôderies près des fortifications et la mort du lieutenant ? Le voiturier soupçonnait-il que l’individu pâle, aux yeux évidemment étranges, était l’assassin ? Avaient-ils porté leur témoignage et la Sûreté suivait-elle la bonne voie ?

Alfred imaginait un policier plein d’un flair exécrable et d’une diabolique astuce, qui relevait la piste, allait venir, frapper à la porte et pousser son cri sinistre : « Au nom de la loi… » Alors, la destinée serait close.

« Et comment cela serait-il possible ? En supposant qu’ils parlent, ils ne me connaissent pas plus qu’ils ne connaissent le juge, le commissaire ni les agents. Comment suivraient-ils mes pas le long des rues ? J’ai bien regardé : personne ne me dévisageait. »

À mesure qu’il les articulait, les paroles devenaient plus douteuses. Peut-être les passants l’avaient-ils remarqué à leur propre insu. Il allait vite ; la frayeur lui pétrissait le visage, saccadait sa démarche, affolait son regard. Et des gens du quartier avaient pu l’épier qui, dès que paraîtraient les journaux du soir, songeraient à lui. N’était-il pas connu pour ses opinions antimilitaristes ?

Le feu et la glace alternaient dans ses artères. Chaque preuve parut décisive… Il fallait jeter le poignard et le revolver. Mais non !… on les retrouverait à coup sûr, et l’armurier aiderait à suivre la piste. Soudain, il songea que la terre humide avait dû retenir l’empreinte de ses chaussures… C’était un témoignage irrécusable. Son imagination ne vit plus que le creux des semelles imprimé, telle une signature hiéroglyphe, à côté du cadavre.

— Il faut que ces bottines disparaissent ! gémit-il.

Il les prit sur la planche où il les avait déposées, il les examina. C’étaient de vieilles chaussures gauchies, aux talons usés en dehors, aux semelles amincies. Leur trace devait être caractéristique et, vérifiée, ne laisserait aucune incertitude. Il les enveloppa avec fièvre dans un journal, se chaussa de bottines neuves et se disposa à sortir.

Il ne l’osa pas tout de suite : il redoutait d’entendre craquer la porte, de voir l’escalier, de rencontrer un locataire ou d’être aperçu par la concierge. L’horripilation houlait dans sa chevelure et dans les poils de sa poitrine ; sa gorge sécha, ses oreilles sifflèrent. Enfin, il se décida. Quoiqu’il regardât fixement devant lui, il voyait tout : trois petites filles jouaient au volant devant la porte de Cingembre ; des gamins poursuivaient une partie de barres dans un terrain vague surnommé la Prairie ; au coin de la rue Louise, Mme Potelard entretenait la mère Mottet ; sur le seuil des Petitpierre, Gustave Vibraye faisait la cour à la jeune Clémentine qui secouait une chevelure aussi rouge que le feuillage des vignes vierges, en automne. Casselles passa, la nuque si raide qu’elle semblait paralysée, et descendit par la rue Brillat-Savarin.

À chaque nouveau terrain, il s’apprêtait à lancer ses chaussures, mais il lui semblait entendre un pas, voir une silhouette, ou encore il n’osait point : dès qu’il les aurait lâchées, quelqu’un viendrait les saisir et les porterait chez un commissaire. À la fin, il se trouva rue des Peupliers, devant une clôture pourrie, pleine de trous et de déchiquetures : sur un sol montueux, s’étalaient des ferrailles, des tessons de bouteilles, des débris de poterie, de la paille, du papier, des fragments de vieux chapeaux, quelques godillots fendus, bâillants et couverts de moisissure.

— Je ne trouverai pas mieux.

Il jeta autour de lui un long regard trouble. Le soir tombait, la rue était déserte, la maison la plus proche montrait des fenêtres closes : il n’y luisait qu’une seule lumière, rougeâtre et débile. D’autres lueurs se répondaient, sur les façades lointaines, tandis que s’allumaient des rampes de réverbères. Casselles supposa des yeux derrière les vitres, sur les pentes ou parmi les clôtures. Il fit un premier pas pour repartir. Une grande révolte le saisit contre soi-même : fermant les yeux, avec des mains moites, vacillantes, il défit le journal, jeta les bottines à la volée, et s’enfuit le long de la clôture, jusqu’au coin de la rue Lanson. À force de se reprocher sa couardise, il reprit quelque sang-froid ; mais son cœur restait pesant, il ne pouvait s’empêcher de croire que leur témoignage se tournerait contre lui.

Il erra quelque temps au hasard des rues, la mémoire en déroute. Une nouvelle émotion lui tordait le ventre : il fallait dîner. Il n’en avait aucune envie, l’idée des aliments lui faisait horreur : mais on remarquerait son absence au restaurant. D’un effort terrible, il s’arracha de la pénombre. Les rues claires parurent moins pénibles qu’il ne l’avait appréhendé, et lorsqu’il parvint devant son « bouillon », il était presque calme. Une bouffée de ragoût, de graisse chaude, de viandes rôties lui apporta le souvenir d’heures pacifiques ; il tourna le loquet de la porte vitrée, il alla chercher au fond, dans l’encoignure, une place qu’il préférait.

Les têtes se levaient à son passage. Casselles éprouva un réconfort extraordinaire lorsqu’il reçut le salut d’un vieil habitué, vit la patronne esquisser le sourire d’accueil et le garçon Charles se hâter pour prendre ses ordres. À l’idée qu’il était encore, pour ces gens-là, un homme comme les autres, une manière d’enthousiasme précipita son souffle. Il commanda un repas très léger : côtelette, épinards à l’oseille, brie, biscuits à la cuiller. Pour se donner du cœur, il avala incontinent un verre de vin pur. La bonhomie du milieu, l’accoutumance, la chaleur de l’alcool, l’encouragèrent à consommer sa côtelette et la plus grande partie des épinards ; le chien de la maison lui aida à finir son brie ; il glissa adroitement deux biscuits dans la poche de son gilet et sortit avec le sentiment du devoir accompli. Dehors, son cœur s’affadit, ses pieds se crispèrent, il lui vint un désir immense de dormir. Mais il savait qu’il ne dormirait point, et qu’il fallait harasser la bête. Les trottoirs s’écoulèrent devant ses prunelles hallucinées ; des créatures le frôlaient, brumeuses, chaotiques, intangibles. Dans la rue des Écoles, un cri déchira son oreille :

La Presse, demandez la Presse… importantes nouvelles.

Il paya précipitamment une des feuilles ; les yeux pleins d’une vapeur dansante, il lisait, il relisait la manchette :

Dépêches d’Algésiras. — Assassinat d’un officier aux fortifications.

Après beaucoup de temps, il se décida à « balayer » le récit du meurtre :


« Un crime affreux a été commis, dans le courant de l’après-midi, à Grenelle, près des fortifications, à quelques centaines de mètres à peine d’un poste-caserne. Ce forfait a été accompli avec une vigueur, une adresse et une audace qui semblent dénoter que son auteur n’en est pas à son coup d’essai. La victime, le lieutenant Chassang, du 10e de ligne, officier du plus brillant avenir, a été frappé de trois coups de couteau ou de poignard dans le dos. Deux de ces coups étaient mortels, et l’examen du cadavre démontre que la mort du malheureux lieutenant a dû être très rapide sinon instantanée. On a pu relever les traces des chaussures du meurtrier sur le sol, mais on n’a malheureusement pu les suivre. On se perd en conjectures sur les mobiles de cet assassinat. Le lieutenant Chassang n’avait pas d’ennemis, quoiqu’il menât une existence un peu solitaire ; c’était un chef strict, qui tenait la main à ce que la discipline fût respectée parmi ses hommes, mais qui punissait rarement et jamais avec excès. On a retrouvé sur lui son porte-monnaie et sa montre, ce qui paraît écarter l’hypothèse du vol.

« À la Sûreté, on garde le silence sur l’opinion de la police, mais on semble être sur une piste. L’heure tardive nous force à remettre à demain des détails circonstanciés sur cette mystérieuse et tragique affaire. »


« Alors, se dit Casselles, aucun témoin ne s’est présenté ? Ni la vieille, ni le charretier, ni le garçon marchand de vins ? »

Il songea aux bottines ; il les vit là-bas, dans le terrain vague, parmi les détritus. Pendant toute la nuit, elles ne seraient aperçues ni ramassées par personne, mais au matin ?… Ah ! quelle fatalité obscure l’avait conduit à se livrer lui-même. À tout prix il fallait les reprendre.

Puis, relisant l’articulet, il s’arrêta au passage : « … on semble être sur une piste. » Si c’était vrai, pourtant ? On perquisitionnerait, les chaussures deviendraient les premières accusatrices.

Longtemps, l’esprit de Casselles flotta à travers les hypothèses ; la tristesse domina de plus en plus l’inquiétude : presque assuré de n’être pas troublé durant la nuit, et la sauvagerie de la situation ramenant des instincts primitifs, le lendemain lui parut à une distance incommensurable. Il jeta le journal ; un besoin maladif de revoir, là-haut, l’endroit où il avait frappé l’homme, alterna avec le désir de parler à ses amis, d’entendre la voix d’Armand Bossange, du petit Meulière, d’Émile, même d’Anselme Perregault ou de Jacques Voissière. La route qu’il prit oscillait selon les fluctuations de sa volonté. Chaque fois que ses idées étaient nettes, il obliquait vers le quartier d’Italie ; lorsque la lassitude embrumait son cerveau, il se dirigeait vers Grenelle. Il n’ignorait pas qu’il cédait à un instinct commun aux meurtriers, il s’en démontrait la stupidité et le péril, mais l’envie renaissait, automatique. Pour en finir, il monta dans un tramway.

À mesure qu’il se rapprochait de la Maison-Blanche, l’obsession décrut ; le besoin de revoir ses camarades emplit presque seul son imagination. Trouvant le véhicule trop lent, il descendit au boulevard d’Italie et prit par la rue Bobillot. Le silence et la pénombre l’enveloppèrent ; par le terroir sauvage, entre les usines, les chantiers et les cahutes, il atteignit enfin les Enfants de la Rochelle. Ayant traversé le jardin, avec un horrible battement de cœur, il parut au seuil du club antimilitariste.

La séance était tumultueuse : on offrait un punch à Anselme Perregault qui devait, le lendemain, repartir pour la caserne. Le soldat, en bras de chemise, malgré la fraîcheur du soir, hurlait une chanson où quelque obscénité alternait avec les revendications et les menaces ; tous répétaient le refrain en donnant des coups de poing rythmiques sur les tables. Anselme avait les joues chaudes, les yeux flambants et crapuleux. L’entrée de Casselles n’interrompit pas la clameur.


Et de voir qu’il n’attirait pas plus l’attention que d’habitude, ce fut, pour Casselles, une douceur attendrissante. La chanson s’arrêta, les mains se tendirent vers le survenant. Anselme cria :

— T’as vu la nouvelle, mon vieux ? On a suriné une de ces crapules de galonnés, aux fortifs ! Pour du bon travail, c’est du bon travail !

Alfred hocha la tête, la gorge si sèche et si dure qu’aucune parole n’aurait pu en sortir. Personne ne remarqua son trouble, et, tandis qu’il s’affalait, on se remit à discuter l’affaire. Les deux Perregault affirmaient que c’était la vengeance d’un subordonné ; Émile conjecturait un attentat anarchiste, Voissière une affaire passionnelle, tandis que Gustave y discernait la main d’un apache. Armand Bossange ne se prononçait point ; le crime lui semblait étrange et d’une nature mystérieuse ; il n’était pas loin d’y voir l’acte d’un fou. La plupart, en somme, croyaient à un attentat antimilitariste et s’en réjouissaient :

— On en démolirait seulement un millier, gloussait Émile, que ça deviendrait rudement difficile de faire tourner le moulin.

Un frisson mystique passa dans les cerveaux nourris d’idées vagues, de verbes, de symboles, et où persistait l’atavisme du sacrifice, du bouc émissaire, de la victime expiatoire. Alfred regretta moins son acte. Il vit reparaître une à une les idées qui l’y avaient conduit ; ces idées, glaciales et éteintes naguère, se rallumaient à l’excitation des jeunes hommes. Le cadavre devenait un mythe ; l’action brutale s’effaçait dans une buée ; l’imagination endolorie de Casselles s’abandonnait aux légendes. « J’ai fait ce qu’ils voudraient faire ! » songea-t-il au milieu du tumulte, « et s’ils ne le font pas, c’est qu’ils n’en ont pas le courage… J’ai osé… J’ai bien agi ! »

L’heure s’élança, lente et triste, des campaniles ; elle bondit de la tour Caillebotte, où un forgeron semblait la battre sur une enclume ; on l’entendit frissonner, débile et coassante, à la pendule des Enfants de la Rochelle. La nuit s’abaissait fauve, pleine d’odeurs brumeuses, avec de pesants cumulus qui roulaient parmi les étoiles. On apercevait le clignotement des lumières sur les terres pouilleuses, sur les versants et dans les trouées du sud ; vers la Butte-aux-Cailles et le quartier d’Italie, une buée montait, le nimbe violescent, roux et cuivreux de la ville.

Les jeunes gens se divisèrent en groupes ; Anselme et son frère s’en furent en rauquant un refrain ; plusieurs filaient le long des clôtures ; d’autres rejoignaient la rue Brillat-Savarin ou la rue Bobillot ; Armand Bossange, Émile, Gustave et Casselles, rôdèrent quelque temps encore, mécontents de se quitter, rêvant l’aventure confuse, l’invitation au voyage qui agite les âmes neuves dans la nuit, dans la brume, sous les nues brassées par le vent. Émile rentra d’abord ; Bossange entraînait ses camarades autour de l’usine Caillebotte ou le long de la « Prairie ». La nuit le stimulait. Il se précipitait dans les pénombres, il respirait vite, avec fièvre ou extase, il pérorait éperdument et tout à coup se taisait, accablé d’une tendresse vertigineuse, ou, le visage levé vers une tour, une fabrique, une constellation, il sentait passer des formes obscures et décevantes… Il avait pris le bras de Gustave et celui de Casselles. Une griserie d’amitié souleva son être, il parla des grandes choses qu’ils accompliraient ensemble. Il ne les définissait point : elles étaient fraternelles, héroïques et sociales. Le petit Meulière écoutait avec des yeux vagues, d’un air soumis ; Casselles aurait voulu se réfugier au plus noir du paysage et confesser son acte ; l’aveu ne cessait plus de lui vibrer dans le crâne, de battre avec ses artères et de convulser ses lèvres. S’il pouvait partager son fardeau, se confier à ses amis comme le catholique au prêtre ! Ils l’approuveraient ; tout redeviendrait désirable ; le mort ne serait qu’une épave, un des cent mille cadavres qu’on ensevelit chaque jour sur la planète ; la vie et ses joies s’étendraient sans limites…

Que de fois, durant cette course dans l’ombre, la phrase de l’aveu fut construite et reconstruite : il croyait presque la prononcer. Mais elle reculait, elle se désagrégeait, elle se perdait en lambeaux informes ; la peur saisissait le jeune homme au ventre. Non, ils ne sauraient pas se taire ; le secret coulerait comme un fluide, jusqu’à ce qu’il atteignît ceux qui disposent des destinées, dont une parole fait agir les gendarmes et se fermer ces portes qui séparent l’homme de l’espace, le flétrissent, l’affament et le dégradent.

Minuit gémit longuement sur les campaniles et frappa de son marteau la tour Caillebotte. Casselles garda son secret ; il l’emporta, lui rongeant le ventre ; il ne vit plus que le soldat couché sur le sol, la face dans les petites herbes, et dont l’agonie semblait éternelle.