La Vague rouge/chap.I,4.

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La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 63-79).
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1re partie


IV


À Gentilly, Rougemont trouva une multitude incohérente : la pauvreté des péripéties empêchait les légendes de croître. Plusieurs fois, la nouvelle que les ensevelis répondaient aux signaux avait soulevé les âmes. Alors, des hordes accouraient, une rumeur tragique roulait par les terrains vagues, le long des fortifications, dans les cahutes, dans les casernes ouvrières, sur les routes lépreuses de la banlieue. Puis, devant la réalité monotone, la foule s’engourdissait. Il y avait abondance de gamins, de femmes et de rôdeurs, le vrai peuple ne devant paraître qu’au sortir des usines et des fabriques.

Quelquefois, un cri, un signe, une contagion soudaine, faite de cent menues imitations, tassait les êtres. Ils se dispersaient ensuite, choisissaient leurs aires, gravissaient des tertres, des tas d’immondices, quelque chariot décrépit, un pan de muraille, ou formaient des noyaux autour de ces gens qui renseignent et prophétisent.

On montrait aux nouveaux venus la femme du puisatier Préjelaud. Elle se tenait près des sergents de ville, accroupie sur une poutre, avec ses deux petits : maigre, les cheveux indigents, une longue face couleur cannelle, la bouche et les paupières usées, elle considérait le trou avec patience et stupeur. Le plus souvent elle était abrutie ; parfois une crise d’espoir la saisissait, toute sa structure se tendait vers les sauveteurs ; une autre crise l’abattait sur la poutre et des larmes pareilles à de la sueur s’égouttaient sur son visage. Elle ne s’était ni lavée ni peignée depuis vingt-quatre heures. Chaque fois qu’elle essuyait sa face, elle y délayait de nouvelles poussières ; ses mains étaient pleines de terreau ; sa chevelure, perdant ses dernières épingles, pendait en méchettes ocreuses, d’une façon humble, dérisoire et pitoyable.

Les deux petits s’ennuyaient lamentablement. Ils rôdaient autour de la mère comme de jeunes chiens ; ils n’avaient plus le courage de jouer avec les herbes, les cailloux, l’argile ; ils attendaient le pain, la charcuterie, et l’eau rougie qu’apportaient, à tour de rôle, le cousin Isidore ou la cousine Victorine.

Isidore Pouraille revenait continuellement. Il vivait dans une indignation joyeuse et arrogante. Quand il ne critiquait pas les travaux de sauvetage, avec des hurlements ou des menaces, il allait mijoter chez les marchands de vin. Depuis la veille, il avait appris à les connaître tous, dans un rayon de deux kilomètres. À la réunion des amis du Cantal, il y avait un petit vin rouge qui sentait l’écorce ; les Becs salés offraient un vin gris à goût de prune ; un joli vin blanc vous égayait chez le Père Camoufle ; le vin noir des Trois Compagnons donnait une boue abondante mais pleine de force et de gaieté ; le chablis de l’Usine avait un bouquet de silex…

Pouraille clabaudait contre le gouvernement, les bourgeois, les lâches, les militaires, les baveuses et les « Italboches ». Il crispait une face où les poils semblaient un tas de sable, des yeux de beurre fondu, une peau râpeuse comme de la pierre meulière ; il rugissait devant le zinc, en écartant ses jambes bancroches et se donnait du poing dans le ventre pour souligner sa conception du monde, des hommes, du travail, de la justice, du bonheur, de l’éboulement et du sauvetage. À force de les avoir hurlées, les choses lui devenaient indifférentes. Il en était au plaisir simple d’écouter sa voix, de faire ses gestes. Et il y avait en lui, tout au fond, noyé dans le bien-être, un fragment de chagrin minuscule.

Quelquefois on apercevait près des agents une longue femme noire. Elle portait un châle qui avait tourné à la rouille, un chapeau orné de cerises dépolies et d’une plume de poule ; elle tendait les mains vers la fosse comme si elle les réchauffait. C’était la mère Chicorée, épouse d’Alexandre dit Guignon, un des puisatiers ensevelis.

En la regardant au visage, on pensait à un vieux fromage à la pie : ses narines s’ornaient d’une poudre brune, car elle se privait de pain plutôt que de prise : tout ce qui lui restait de sensualité gîtait dans ses narines. Quand elle n’y pouvait mettre sa pitance, l’existence devenait affreuse. Elle se promenait le nez bas, épouvantée par la fadeur de l’univers. Mais dès que le tabac chauffait les membranes, elle prenait patience. Et elle promenait, du pont de Tolbiac à la Butte-aux-Cailles, les paquets de chicorée dont elle se figurait vivre.

Chemin faisant, elle péchait un quignon de pain, une pomme de terre, un rebut de brie, elle veillait une femme enceinte, gardait des marmots, faisait des courses, écrivait même une lettre pour de plus illettrés qu’elle. À cause d’une lenteur excessive, elle ne pouvait s’employer que par hasard et par bribes. En revanche, pas de femme qui pût se nourrir à si peu de frais. Si elle mangeait plus souvent que les boas, dans l’ensemble elle ne mangeait guère davantage. Elle vous divisait deux sous de pain en déjeuner et en dîner. Le tabac faisait le reste.

Elle était prête à bien des bassesses pour une tasse de café. Il arrivait qu’Alexandre lui payait un maza chez le marchand de vin ou lui allongeait une pièce de vingt sous. C’était rare. Sa loyauté consistait à payer le logement et à ne pas manger le pain de sa femme. Il prenait ses repas dehors et ne rentrait qu’une nuit sur quatre.

Elle l’aimait bien, cependant, quoique sans ferveur, et disait qu’il était bon homme. Maintenant qu’il gisait sous l’argile, la chaux et les moellons, mort ou agonisant, elle avait pitié de lui ; elle venait le visiter tout le long du jour, par devoir, par un attrait tragique et sans être sûre de le regretter. Elle éprouvait une confuse impression de victoire.

Car, si elle n’avait guère été jalouse, il existait pourtant, au fond d’elle, une petite rancune furtive, veilleuse très pâle dans une vaste obscurité. Ce solide Alexandre aurait pu la nourrir, sinon lui rendre hommage.

Elle savait de sa propre bouche, car il était vaniteux, qu’il se payait des femmes aux vastes fesses. Avec quelques sous, elle aurait satisfait son humble faim ; puis, quoiqu’elle fût faible, lente, eût peu de nerfs et presque pas de sang, la nature s’était complu à ne pas la rendre insensible. Tant d’autres ont des femmes laides et, tout de même, leur font politesse. Ne voit-on pas des chemineaux violer des vieilles de quatre-vingts ans ? Alexandre, plein de force, rude mâle chaud à l’œuvre, qu’est-ce que ça lui aurait fait d’être gentil, un dimanche matin, lorsqu’il traînait dans la litière ? Mais non, jamais… jamais…

La mère Chicorée qui comprenait l’inconstance, qui s’avouait le charme des créatures mamelues, aurait été indulgente et trouvé la vie bonne, avec douze sous par jour pour la pâture et, de ci de là, un petit chambardement de sa personne. Aussi ne trouvait-elle pas inique que le puissant Alexandre fût enseveli sous la terre.

Le troisième puisatier, Jean-Baptiste Moriscot, n’avait ni femme ni famille. Personne ne rôdait autour de son infortune, pas même une maîtresse, car, depuis six mois, il avait chassé la dernière, après lui avoir ravagé la face, cassé deux dents et donné du soulier dans le ventre. C’était un homme querelleur et économe. Il ne payait ni n’acceptait de tournées. Il buvait solitaire, dans sa mansarde, un vin à quatre sous le litre, ne se soûlant qu’à moitié, quoiqu’il aimât les belles cuites. Nourri de pain, de cantal, de fruits avariés, il ne craignait ni le froid ni la pluie, digérant comme une hyène et, sans une fissure, sans un défaut dans sa grossière machine, il pouvait vivre un siècle.


Rougemont passa d’abord de groupe en groupe. Il avait un instinct varié des foules, aussi apte à les voir en bloc, sans quoi il n’eût pu les mener, qu’à les comprendre par le détail. Il se convainquit une fois de plus que les manœuvres des gamins ont une coordination supérieure à celle des adultes. Il constata que les femmes ne manquaient pas de parfaire la catastrophe, en la cuisant et la recuisant sur leurs langues agiles : ainsi devenait-elle digne d’être transmise aux générations.

Les sauveteurs l’intéressèrent pendant quelques minutes ; ils travaillaient mollement ; l’espoir qui les animait la veille avait disparu ; ils s’attendaient à ne trouver que des cadavres. Les sergents de ville contenaient la multitude par des gestes somnolents.

« Rien à faire encore », songeait François, à qui toute foule suggérait des idées de tumulte. « Il faut attendre la sortie des ateliers. »

Comme il cheminait autour des agents, il frôla Isidore Pouraille. Le terrassier poussa son cri rauque. Ses yeux, noyés par les litres, contemplaient le meneur avec une admiration flottante :

— Croyez-vous que c’est dégoûtant ? V’là trente heures que ça dure ! Et eux autres sont là qui attendent… Car ils attendent. Ma main au feu ! Mon pauvre cousin, je le vois, avec sa figure ; je vois les pierres et la terre qui le tiennent. Il étouffe et y ne meurt pas. Et c’est des hommes du génie ? Ah ! bien, du génie ! S’ils les retirent crevés, ça sera la faute du ministère. C’est vous qui nous conduirez à la Confédération. On chambardera ferme, que je dis !

Il tirait la manche du propagandiste, qui l’écoutait avec indulgence. Pouraille pouvait servir à faire un groupe, un noyau de ralliement et de fièvre. Car Rougemont rêvait toujours à quelque manifestation. Elle marquerait le départ de sa propagande ; son nom se répandrait ; son autorité existerait d’emblée. Et il souriait, n’étant pas blasé encore ; peut-être ne le serait-il jamais : il aimait follement ces aventures où un homme secoue l’inertie des masses, où la flamme émeutière jaillit d’une frêle étincelle.

— Vous avez raison, répondit-il mécaniquement. Si des bourgeois étaient enterrés là, on aurait bien trouvé moyen de les sortir plus vite…

— À bas le coffre-fort ! hurla Pouraille.

Ce cri répandit la joie parmi de jeunes voyous engagés dans une partie de saute-mouton. Ils se rassemblèrent comme des corneilles autour d’une taupe crevée. Leurs glapissements se répandirent jusqu’à la femme Préjelaud, qui leva sa face terreuse, tandis que la mère Chicorée cessait de renifler une prise.

— Pas maintenant ! fit le révolutionnaire à l’oreille d’Isidore. Il faut attendre la sortie des ouvriers.

Au reste, six heures sonnaient. On discernait au loin des silhouettes sombres, menues comme des insectes. Il en venait des grandes usines de Montrouge, des chantiers de Gentilly, des fabriques et des ateliers du faubourg. Ceux de Delaborde furent parmi les premiers. Ils arrivaient en troupes, typos, minervistes, linotypistes, relieurs, margeuses et brocheuses.

— V’là l’homme à la belle barbe ! fit une voix rieuse.

...............................« Il avait une barbe énorme,
...............................Qui servait à cacher ses poux,
................................…....Cacher ses poux ! »

Georgette Meulière avait jailli du groupe. Elle accourait, encore pâle des heures d’atelier, avec un petit cerne charmant autour des paupières. Et jetant son rire au visage de François, elle criait :

— Oh ! dites… vous allez faire du chambard ? Vous allez gueuler ?

Tandis que la longue Eulalie aux yeux de fournaise exécutait un pas de scottisch. Puis, tout l’atelier escorta le révolutionnaire. Alfred, le géant rouge, tenait Vérieulx par une omoplate ; le jeune Bossange se rapprochait doucement, avec une ferveur timide, plein du bonheur d’en être ; Varney, qui avait gardé sa blouse, montrait des dents énormes, dans un sourire menaçant ; Berguin-sous-Presse rangeait gravement une escouade ; les margeuses avançaient leurs faces de faubouriennes prêtes à la rigolade.

— Silence ! rugit brusquement Isidore, en tournant son poil sablonneux vers Georgette et la grande bringue. Celles qui rient, c’est des cannibales ou alors des Italboches. Y a une veuve et des orphelins !

Il se frappa copieusement le thorax.

Il avait pris un air sinistre. Mais il ne faisait pas peur à Georgette. Gosseline, elle s’amusait déjà de ses jambes en cercle et de ses engueulades : le brave homme était tout en paroles et en litres. Elle lui aurait ri au nez en l’invitant à une partie de cligne-musette, si elle n’avait pas trouvé ses paroles raisonnables. Car, sans respect pour les vivants, fussent-ils députés, médecins ou tireuses de cartes, elle professait le culte des morts. Dès qu’elle voyait un corbillard, un catafalque, un cierge brûlant dans une chambre funéraire, un curé portant l’extrême-onction, dès qu’elle entendait la sonnerie des enterrements ou le glas, sa petite âme sensuelle et légère frémissait de crainte et d’un bizarre enthousiasme. À la Fête des Morts, elle ne vivait qu’au cimetière, elle se ruinait en brassées de fleurs et d’herbes, elle courait dix fois remplir son arrosoir, le bock des trépassés ; elle était exaltée, extasiée, ivre, mystique, bienheureuse.

— Vous avez raison, répondit-elle. Je n’y pensais pas. Les morts, il n’y a que ça !

Elle prit un petit air pieux qui la rendait très désirable. Et la longue Eulalie, par contagion, éteignit ses yeux de braise, quoiqu’elle se fichât des morts plus encore que des vivants ; elle ne comprenait que ce qui grouille, clapote, s’esclaffe, se moque, court les bastringues, se tasse aux théâtres, aux caf-conce et aux chevaux de bois.


C’était l’heure où Victorine Pouraille apportait la nourriture à sa cousine et aux petits. Elle survenait comme une sarigue, la face constellée de verrues dont chacune avait son bouquet de poils, les yeux chocolat au lait, vêtue de futaine et de cotonnette, avec un bonnet à l’ancienne mode, tuyauté, ruche, aux brides folles, les cheveux si plats et si polis qu’on eût cru d’une plaque de métal blond. De la main droite, elle tenait un litre ; de la gauche une gamelle où fumotaient des pommes de terre et du chipolata. Sa fille Fifine suivait, avec une corbeille chargée de pain, d’assiettes, de fourchettes, de couteaux et de verres.

Fifine déviait à gauche ; ses omoplates saillaient comme des plats à barbe. Un faible chignon chanvre écru constituait sa chevelure ; son regard décelait le courage, la prévoyance et l’anémie ; son menton formait une pointe de sabot ; elle n’avait plus de cils et marchait aussi courbée qu’un vieux vigneron.

Isidore hennissait d’enthousiasme. Elle était son enfant chérie ; celle par qui il voyait obscurément croître la généalogie des Pouraille ; et la rivale de l’autre, le fils d’amour de Victorine, que le terrassier ne haïssait point, mais dont la vue le soulevait d’une colère rance et d’une jalousie vermoulue :

— Fifine ! bravo, Fifine ! bêlait-il, avec des larmes.

Il tournait sa face de sable et d’ocre, prenant les gas à témoin de la gentillesse et de la vaillance de cette pauvre fille :

— Elle leur porte à boulotter ! Elle a quitté sa Singer pour eusses. C’est un cœur, un cœur, que je dis !

Il aperçut Émile Pouraille, avec Armand Bossange et Gustave Meulière, le frère de Georgette. Émile portait une peau trop étroite sur une ossature de cheval. Ses longues joues luisaient à force d’être tendues, son front semblait verni au ripolin. Ce garçon étonnait par des lèvres pareilles à de vieux rognons, par un petit nez lilas, où avait passé un érésypèle ; il soufflait continuellement des narines. À cause de sa poitrine de poulet, il venait d’échapper au service militaire. Affreux, faible, excentrique, il devait jouer les rôles d’épave. Mais de même qu’il était aveuglé par sa tendresse pour Fifine, Isidore l’était aussi par sa jalousie. Sous Émile, il découvrait le rival qui l’avait généré. De ce rival, un pauvre hère dartreux, le terrassier, qui ne l’avait jamais vu, se faisait une image de beauté et de luxe. Il l’exécrait et il en était fier. C’était le type magnifique qui fabrique des orphelines aux cheveux d’or ou d’éblouissants bâtards.

Les soirs de soûlerie, Isidore criait avec orgueil et rage :

— Mon fils est le fils d’un comte !


Le terrassier se rapprocha d’Émile et lui dit :

— T’as pas honte, feignant, fumier de pigeon ! Tu n’aiderais pas seulement ta mère et Fifine.

Émile, bien que le temps des claques eût pris fin, redoutait encore Pouraille. C’était une crainte obscure, où la mémoire du corps avait plus de part que celle de la tête. Mais en public, il regimbait :

— Chacun son métier et les navets grossiront ! fit-il d’une voix de mue, où la peur mêlait un coassement. D’ailleurs, elles sont à l’œuvre. Elles vont débarquer la cargaison.

À mesure qu’il parlait, il prenait plus d’assurance ; ses yeux lourds s’animèrent d’une malice baroque. Toutefois, il s’abritait derrière Armand Bossange et Gustave Meulière.

— Grand perchoir à poules ! grogna Isidore. Ferme ta malle ou gare la baffe !

Mais il n’insista point ; il écarquillait les yeux pour voir Victorine et Fifine distribuer les vivres. La multitude tout entière faisait le même geste. C’était l’épisode, la scène qui fixe les attentions éparses. On contemplait le repas de la veuve, comme on regarde, chez Pezon, le repas des fauves. Fifine disposa les couverts sur une grosse toile bise ; Victorine rangea méthodiquement le ragoût, le pain et la bouteille. Un des petits ne put attendre ; il se jeta sur le pain ; un rire traversa la foule comme un vent brusque traverse des feuillages. On vit alors la veuve remplir les assiettes des enfants, tandis qu’elle-même, repoussant son couvert, se contentait d’un quignon de pain. Ce geste la rendit populaire. Les commères l’acclamaient ; les hommes hochaient la tête avec sympathie :

— Elle est chouette, la petite mère !

Un tel succès remplit de larmes les yeux d’Isidore ; il admira sa cousine et bégaya :

— Cette femme a du tact !

Cependant la mère Chicorée rôdait autour du fricot ; elle avait un air prévenant et mélancolique ; un grand nombre de spectatrices, qui la connaissaient bien, chuchotaient entre elles :

— Elle a moins mangé encore qu’à l’ordinaire.

La femme Préjelaud se le dit aussi ; elle cessa de mordre dans son quignon de pain ; elle remplit une assiette pour la compagne du grand Alexandre, en murmurant :

— On est tous frères et sœurs devant de pareilles misères.

Des hourras fendirent l’étendue ; un ban claqua ; les dames miaulaient avec sentiment, tandis qu’une horde de gamines, montées sur un vieux wagon, agitaient des mouchoirs et des paquets d’herbes.

« Voilà enfin une bonne foule » ! se dit Rougemont.

Il songea aux paysans de l’Yonne, dont la turbulence lui avait valu tant de journées exaltantes. Et une rumeur se mit à frémir. Partie du cordon des sergents de ville, elle zigzaguait, revenait sur elle-même, rebondissait, se répandait jusqu’aux groupes qui continuaient à surgir des fortifications, d’Ivry, de Gentilly, du Grand-Montrouge.

— On va les sortir !

D’abord la phrase se transmit courte et précise. Puis, elle commença à s’accroître et à se parer : on avait entendu des plaintes ; quelque chose remuait ; un soldat venait de déterrer une main ; le grand Alexandre était fou et chantait sous terre. Au hasard des mots, la foule bourdonnait et se répandait en huées ; des chocs brusques la précipitaient vers la fosse ; tous les vides se comblèrent ; des pressions furieuses faisaient glapir les femmes et piauler les enfants ; et les sergents de ville, ahuris, pressaient tous ensemble sur l’avant-garde sans parvenir à la refouler…

Cependant, avec d’extrêmes précautions, les sauveteurs continuaient à fouiller la terre. Ils approchaient du but. Ils en furent assurés lorsque l’un d’eux ramassa une casquette. Quelques minutes plus tard, deux pieds apparurent, chaussés de gros souliers jaunes. Et pelletée à pelletée, on dégagea le cadavre de Félicien Préjelaud.

On ne lui a voyait aucune blessure. Dans sa veste rousse, avec ses larges culottes, la face tranquille et rase, à peine maculée d’argile, il n’avait pas l’air d’un cadavre. Lorsque les soldats le soulevèrent, il se fit d’abord un silence énorme ; les voix décroissaient sur un rythme pareil à celui dont elles se répandent. Une attention uniforme faisait béer les bouches. La rumeur reprit ; ceux qui ne voyaient rien se peignirent des tableaux frénétiques ; puis un hurlement de louve perça la multitude. C’était la femme Préjelaud qui, les yeux chavirés, les mains cramponnées au chignon, faisait des bonds brusques, maintenue par deux sergents de ville. Au-dessus de la foule apparaissaient lentement les cheveux bistre, la face saillante, plantée de poils crépus, la veste de velours coton de Félicien Préjelaud.

— Y l’ont tué ! Y l’ont tué ! clamait la veuve en tirant ses cheveux pauvres.

Pouraille, saisi d’un délire, courait vers la fosse, en agitant sa casquette :

— À bas les crapules ! À bas les assassins ! Y nous faut leur peau… leur peau !

La foule frissonna. La contagion, passant sur les âmes comme une rafale, toutes ces feuilles humaines bruirent ensemble ; la rumeur, d’abord obscure et discorde, se soumit aux lois du rythme :

— À bas les crapules ! À bas les salauds !

Dans les têtes bourrées de fictions sociales, l’éboulement fut un épisode concerté, un drame féroce et logique, un crime. Il n’y eut plus de hasard, plus de terre sournoise ni de pierres pesantes ; il y eut des coupables et des victimes ; des bourgeois et des artisans… Le cri s’enfla jusqu’aux usines du Grand-Montrouge ; des gens s’immobilisaient sur les routes, d’autres emplissaient les baies des fenêtres et clamaient à leur tour, exaltés par l’exaltation de leurs semblables, prêts aux besognes turbulentes et chaotiques. Cependant, la rumeur décrut, traversée par une autre rumeur basse, presque chuchotante : on venait de découvrir le grand Alexandre.

Celui-là n’avait pas la face paisible. Un moellon lui avait rompu les mâchoires et fendu une tempe ; sa main gauche était pareille à de la viande hachée : tout couvert de sang, un œil large ouvert, l’autre crevé, la barbe pleine de caillots, les joues vineuses, il était horrible et épouvantable. Alors, la mère Chicorée tira un colossal mouchoir roux, se voila la face et fut à son tour l’héroïne, la veuve, une figure emblématique de la catastrophe.

Les femmes sanglotaient leur sympathie ; les hommes plaignaient la face sanglante et les vêtements rouilleux ; en signe de solidarité, une plébéienne en deuil défit son voile noir et l’agita comme un drapeau. Pendant cette pause, on hissait, sur des civières, les cadavres de Préjelaud et d’Alexandre, enveloppé de toile blanche. Comme leurs femmes les réclamaient, il ne restait qu’à les ramener à leurs domiciles.


Personne ne réclama les restes de Jean-Baptiste Moriscot. Par surcroît, nul ne semblait connaître son adresse : un chef de chantier disait qu’il habitait près du parc Montsouris, mais il ignorait la rue ; un compagnon prétendait qu’il avait déménagé et devait être logé dans la rue des Cinq-Diamants. Comme on n’avait trouvé sur lui aucune indication, le commissaire de police croyait n’avoir d’autre alternative que de l’envoyer à la morgue. Avant même qu’il en eût donné l’ordre, le bruit de l’incident se repartit dans la multitude. Elle s’en émut ; quelques-uns s’indignèrent. Leur indignation flottait, s’émiettait, se perdait dans le babillage des femmes, les randonnées des gamins. Pourtant, les âmes étaient chaudes, une flammèche de fièvre s’élevait par intervalles, avec le besoin de n’avoir pas clamé en vain et la volupté du désordre.

Rougemont sentait bien cet « état de foule ». Son instinct de meneur se désolait de perdre une occasion d’émeute comme un négociant se désole de perdre un bon marché. Il n’y put tenir, sa voix s’éleva malgré lui ; forte, profonde, saisissante, elle dirigea, puis lia les attentions éparses.

Il criait :

— Laisserez-vous porter à la morgue et déshonorer par une exposition infamante les restes d’un de vos frères, victime de l’égoïsme, de la rapacité et de l’incurie capitalistes ? N’est-ce pas assez d’une longue et épouvantable agonie, d’un supplice mille fois plus terrible que celui des assassins ? Faut-il encore que cet innocent soit la proie des fonctionnaires et des morticoles ? Après la torture du vivant, permettrez-vous que le mort se voie refuser le respect et les tristes honneurs que lui doivent ses camarades ?

L’accent, la mimique, faisaient un sort à chaque parole. La fièvre avait repris. Les hommes se tassaient autour du révolutionnaire : à mesure que les têtes se tournaient vers le même point, l’induction naissait, l’hypnose qui cimente les volontés et unifie les colères. Cette chose obscure, qu’on a nommée l’âme des foules, commença de naître : elle figure on ne sait quel être surhumain, qui n’existera peut-être jamais, mais qu’elle contient en puissance.

Même pour ceux qui avaient connu sa brutalité et sa lésine, Jean-Baptiste Moriscot devint une créature excellente, tombée sous les coups des exploiteurs. Les imaginations faubouriennes, pleines du respect des morts, se révoltaient contre l’exposition d’un cadavre plus que contre le supplice des vivants.

Rougemont connut aux yeux rudes, aux fronts immobiles, aux mâchoires durcies, qu’il avait dompté l’auditoire. Et il aurait prolongé sa volupté de conquête, si l’heure et la circonstance n’avaient exigé la hâte : le corps de Moriscot pouvait être convoyé à l’improviste. Il lança la péroraison :

— Non ! Vous ne permettrez pas que votre frère de labeur et de peine soit traité comme une épave des filets de Saint-Cloud, vous ne permettrez pas qu’il soit bafoué par l’autorité bourgeoise après avoir été toute sa vie bafoué par ceux qui ont vécu de son industrie, de ses muscles et de sa vaillance ! Nous allons réclamer tous ensemble les restes de Jean-Baptiste Moriscot et nous veillerons à ce qu’il ait des funérailles honorables.

D’un geste de veneur, il lançait la multitude. Tout autour bondissaient Pouraille, avec des hurlements de coyote, Alfred, le Géant rouge, brandissant ses poings comme des marteaux, Émile, Armand Bossange, Gustave Meulière, enroulant leurs bras dans une étreinte convulsive, Vérieulx steppant au bras d’un long typo en blouse noire, Victorine, balançant la corbeille aux victuailles, neuf maçons aux faces blanchies de mortier et de plâtre, une cohorte de mécaniciens menée par une virago à la chevelure de pourpre, des terrassiers, des charpentiers, des tanneurs, des chemineaux, des gamins fous et des ménagères miaulantes, des rôdeuses, des couturières, des brunisseuses, des brocheuses que dominait la longue Eulalie hérissée d’enthousiasme. Le flot hésita, puis monta et déborda comme un mascaret. On voyait rouler des blouses, des vestes, des caracos, des corsages blancs, bleus, verts, orange, hyacinthe ; des têtes crépues ou lisses, des casques fauves, des tignasses noires et rousses, des chignons châtain, paille, chanvre, marron ; les visages étaient fous et anonymes, chaque personnalité dissoute dans l’instinct des hordes ; la clameur qui jaillissait d’une poitrine se répercutait comme si toutes les poitrines eussent été accordées selon le même rythme.

La police fit d’abord bonne contenance. Quelques agents trapus, aux visages de dogues, rangés en croissant, défendaient l’issue la plus accessible. D’autres occupaient des territoires bosselés, que protégeaient, par intervalles, des lattes, des planches, des fils de fer. Le commissaire, homme pacifique, encourageait les agents, d’une voix de tête ; il désirait éviter la bagarre. Lorsque se produisit le premier choc, au lieu de maintenir les dogues, il crut sage de les masser plus près de la fosse. Cette tactique le perdit. L’avant-garde populaire poussa un mugissement et se rua. Toutes les digues se rompirent. Serrés les uns contre les autres, dans un territoire étroit, où les mouvements étaient pénibles, les agents furent englobés dans la multitude. Par une manœuvre habile, on les séparait les uns des autres, et le commissaire, monté sur un tertre, la moustache éperdue, s’écriait :

— Mais enfin, que voulez-vous ?

— Nous voulons que le cadavre de Jean-Baptiste Moriscot n’aille pas à la morgue ! cria la grande voix de Rougemont.

Mille voix répétèrent :

— Nous voulons le cadavre !… le cadavre !… le cadavre !…

Il n’y avait plus de sergents, la foule les avait littéralement enkystés ; le commissaire, cerné par cent créatures furibondes, levait les bras en signe d’impuissance :

— Personne ne vous refuse le corps, rauquait-il d’une voix appesantie… Il n’y a qu’à le réclamer !

— Je le réclame ! aboya Pouraille.

Il s’avançait, hagard d’orgueil, vers la civière où reposaient les restes de Jean Baptiste Moriscot. Deux terrassiers et deux maçons le suivaient qui, sur un signe d’Isidore, enlevèrent le cadavre. Le meneur, monté sur le tertre où se tenait naguère le magistrat, jetait à la masse une claironnée de victoire :

— Camarades, vous venez d’accomplir une œuvre de solidarité généreuse, vous avez montré que les temps approchent où le peuple saura défendre ses droits et sa dignité, ses vivants et ses morts. Si le grand exemple que vous donnez ici était suivi à l’usine, à l’atelier, au chantier et dans la mine, c’en serait bientôt fait de la tyrannie de maîtres qui ne vivent que grâce à votre crédulité et à votre patience… Camarades, je crois pouvoir vous dire, au nom de tous les exploités de France, que vous avez bien mérité du Prolétariat !

Tous burent la fiction à pleines lèvres.