La Vague rouge/chap.I,5.
V
L’affaire des cadavres agita le faubourg dans ses profondeurs. Il y eut une veillée incohérente, alcoolique et furibonde. D’innombrables cierges, apportés par les voisins et par les voisines, se consumèrent au chevet du grand Alexandre et de Préjelaud ; surtout l’atelier où l’on avait exposé les restes de Moriscot ressemblait à une chapelle ardente. Le peuple accourait par bandes de la Gare, des Gobelins, de Gentilly, du Grand et du Petit-Montrouge, du faubourg Saint-Jacques. Une faune chaotique circulait par les rues Bobillot, Barrault, de l’Espérance, de Tolbiac, du Moulin-des-Prés, de la Butte-aux-Cailles et par ces voies patibulaires qui longent les Terrains Vagues. Elle franchissait les clôtures ou pénétrait par les brèches ; des adolescents crapuleux couraient comme des loups parmi les herbes, les chardons, les orties et les immondices ; des escouades, liées par une chaîne de bras, rauquaient des refrains d’émeute, et dans les vastes pénombres, dans la lueur exténuée des réverbères, dans le rude territoire où les îles et les golfes de maisons succédaient aux sols encrassés, où les chantiers, les dépôts de charbon, les piles de bois, les usines et les fabriques prenaient des attitudes de repaires ou de donjons, cette multitude devenait fantasmagorique : elle n’avait plus aucune signification, elle semblait jaillir du hasard des villes et des forêts, elle simulait pêle-mêle l’allure révolutionnaire, la frénésie de bandes en quête de pillage, l’exode d’une population chassée par un cataclysme.
Certains allumèrent des brandons, maints cyclistes agitaient des lanternes vénitiennes, les voyous chapardaient des lanternes Levent, aux verres rouges, qu’ils brandissaient avec des clameurs sinistres ; les terrasses des cabarets s’étendaient jusqu’aux routes, dans un bruit de palabres nègres.
On s’amassait devant les logis mortuaires ; Isidore Pouraille invitait les gens à venir contempler le cadavre de son cousin ; deux compagnons faisaient les honneurs du corps de Moriscot : couronnes et brassées de fleurs s’amoncelaient sur les couchettes, la lueur des cierges dorait le visage calme de Préjelaud, la face tragique de Jean-Baptiste.
Ce spectacle charmait la foule. La compassion, la solidarité, l’indignation même affectaient une allure foraine. Les femmes faisaient un signe de croix, une gravité fugitive se transmettait de visage en visage ; tous, s’approuvant d’être venus, allaient mêler une émotion stimulante à l’arôme des petits noirs, des eaux-de-vie et du tabac.
Dans son taudis, où le grand Alexandre s’allongeait à la lueur de douze cierges, la mère Chicorée recevait la foule. Des voisines avaient accumulé les victuailles, le vin cacheté, le marc, le café et les cornets de fin râpé. La veuve connaissait une abondance que le grand Alexandre lui avait fidèlement refusée. L’estomac chaud, une petite vapeur dans la cervelle, elle épiait le corps glacé de son compagnon, elle lui savait gré de sa fin brutale. Car elle recevrait des subsides et même une petite rente : avec trente sous par jour, sa vie coulerait enchantée. Ainsi Alexandre lui donnait, par sa mort, ce qu’il ne lui avait pas donné lorsqu’il déployait sa forte stature, et il ne la délaisserait plus pour des femmes aux appas vastes. Elle l’en chérissait, elle se souvenait avec douceur des minutes si rares où, jeune encore, elle décrochait quelques francs et quelques caresses ; une petite larme perlait par intervalles au coin de sa paupière cuite, elle marmonnait un Notre Père avec ferveur et sincérité.
Les journaux socialistes aboyèrent. L’Humanité exigea l’intervention des pouvoirs publics, la Petite Démocratie ouvrit une souscription, la Guerre sociale demanda si c’était tout ce que la patrie payait aux travailleurs et la Voix du peuple, sous la rubrique Un Crime patronal, consacra deux colonnes à la crapulerie des entrepreneurs : une illustration montrait trois patrons énormes, mirant leurs petits verres de fine champagne et balançant des cigares gros comme des triques, tandis que des puisatiers agonisaient, le crâne ouvert, les entrailles arrachées, sous des blocs, des poutres et des argiles. Aussi l’enterrement fut-il formidable. On vit défiler deux mille puisatiers et terrassiers, le chapeau en bataille, l’immortelle sanglante à la boutonnière, les délégations des maçons, des charpentiers, des tailleurs de pierre, des peintres en bâtiments, la Philharmonie du XIIIe arrondissement, la Fanfare de Montsouris et des badauds sans nombre.
Le secrétaire du syndicat grogna un discours rauque, un délégué de la C. G. T. prophétisa les prochaines représailles, mais le succès de la journée revint à François Rougemont : il dépeignit l’âpre existence des hommes qui forent les puits, creusent les tranchées, les mines et les carrières, imposent des assises au lit des fleuves, transpercent les montagnes. Assaillis par le froid, par l’humidité, par les gaz qui tuent, par les microbes qui rongent, par les éboulements qui écrasent, ils usent leurs bras et leurs poitrines contre le roc dur, la terre pesante, les sables perfides. Pour tant de peines, un salaire dérisoire, une pâture qui ne répare ni l’épuisement du muscle ni les ravages de la maladie — et le mépris de ceux qui puisent la joie, le luxe, les honneurs, dans la pénurie des misérables… Ainsi ont vécu Félicien Préjelaud, Alexandre Pougard, Jean-Baptiste Moriscot. C’étaient des hommes que la nature avait fabriqués avec amour. Ils avaient de puissantes poitrines, des membres infatigables, une chair saine et belle, qui leur promettait une longue existence ; ils étaient patients, résignés, pleins de courage. Et par la lâcheté des patrons pourris de lucre, indifférents à la douleur humaine, par la faute aussi d’une société stupide, Jean-Baptiste Moriscot, Alexandre Pougard, Félicien Préjelaud gisaient à jamais dans cette terre, source de leur souffrance et de leur misère. Mais les temps approchent où le peuple demandera aux bourreaux le compte de ses tortures, où la lumière, l’amour, la douce prévoyance remplaceront les ténèbres, la lutte fratricide, l’incurie épouvantable du monde bourgeois !
La péroraison harponna les âmes et s’y implanta, les deux mille terrassiers mugirent comme un troupeau de buffles ; leur clameur, s’enflant à travers la multitude massée dans le cimetière et sur la mélancolique banlieue, fit tressaillir les maraîchers parmi leurs légumes, les fleuristes dans leurs champs de roses, les routiers sur la grande route et les coqs au fond des basses-cours.
Vers le soir, François, s’étant dérobé aux acclamations et aux poignées de mains innombrables, revint au logis. Comme il ouvrait la porte, il entendit gémir le petit Antoine, il vit se dresser devant lui la grand’mère, pâle et les paupières creuses :
— Le petit s’est blessé !
Elle avait ce ton tragique qu’elle prenait devant la moindre goutte de sang. Tout en elle devenait sauvage d’effroi : c’était la torture, le massacre, des égorgements dans la nuit, des tueries de bêtes et d’hommes…
— Du sang… du sang ! Oh ! ce qu’il coulait… il aurait coulé jusqu’à la mort d’Antoine !
Elle levait ses longs bras secs avec un grelottement.
Déjà François entrait dans la salle à manger. Il vit le petit Antoine, les yeux chavirés, qui continuait à gémir. Christine Deslandes, assise sur un tabouret, lui tenait l’avant-bras où l’on apercevait une large estafilade. Le sang jaillissait encore, la jeune fille lavait délicatement la plaie. Des bandes de linge étaient là, prêtes pour le pansement. Les gestes adroits de Christine, son regard vigilant et son visage résolu imposaient la confiance.
Rougemont aimait beaucoup le petit Antoine. Il considéra avec inquiétude le bras sanglant et l’eau rouge de la cuvette.
— Est-ce grave ? fit-il.
— Non, répondit Christine, rien d’atteint, sinon des veines et de petites artères. Je vais faire un pansement provisoire en attendant le médecin.
— Oh ! pas de médecin, protesta Antoinette, pas de charcutier !
Le petit répéta avec épouvante :
— Pas de médecin ! Pas de médecin !
La vieille femme avait un tel air de catastrophe, l’enfant tremblait si fort que Christine céda :
— On tâchera de s’en passer.
— Vous le panserez bien mieux qu’un médecin, déclara passionnément Antoinette. Allez ! il n’y en a pas un seul qui ait ces petites mains légères.
Elle était presque joyeuse à l’idée qu’elle ne verrait pas l’homme redoutable, le visage vague et sévère qui terrifie les pauvres. Avec lui, le mal devenait une chose officielle, soumise à de mystérieuses tyrannies ; avec la fille aux gestes subtils et au brillant visage, il demeurait intime, presque familier : on allait le soumettre et l’apaiser par des caresses.
— On peut bien dire que vous êtes une fée ! murmura la vieille femme.
François aussi s’émouvait. Il suivait d’un œil séduit cette scène où se mêlaient la souffrance, la solidarité, la grâce de la femme, scène de la vie supérieure, si loin de la bête et du sauvage, si fraîche pourtant, et que le léger bruit des jupes, le frisson des grands cheveux, rendaient presque troublante.
« C’est vrai qu’elle est charmante ainsi », songea-t-il avec une nuance d’animosité.
Et il subissait la même foi que la vieille Antoinette.
Le pansement touchait à sa fin : Christine roula la toile autour du petit bras. L’enfant se tut et le geai, descendant de son perchoir, tourna la tête avec circonspection, puis, saisi d’une exaltation soudaine, il sauta sur l’épaule de François en criant :
— Tonneaux ! tonneaux ! tonneaux !
Il tournait sur lui-même comme un derviche, ses ailes claquaient contre la nuque, son bec accrochait au passage la barbe. Ensuite, il chanta :
Ma belle, ma belle !
— Tu peux bien chanter, vilain Apache, grognait Antoinette.
Elle se mit à raconter l’accident :
— J’avais envoyé le petit chercher un demi-litre de vinaigre chez Mongrolle. Comme il rentrait, la bouteille à la main, voilà-t-il pas que ce sorcier noir sort d’une cachette, en criant comme un homme… Jamais encore il n’avait eu cette voix-là ! On aurait dit le chand d’habits, celui qui parle de la tête. Quoique le gosse soit habitué à ses farces, il a eu une surprise, il a fait un faux pas, il est tombé avec la bouteille qui s’est écrabouillée et l’a coupé comme un couteau…
Elle s’interrompit pour embrasser la joue d’Antoine et la main de Christine.
— Tout de suite, le sang s’est mis à couler… oh ! ce qu’il y en avait… un abattoir ! Le cœur me déraillait… pas plus de voix qu’une souris… j’étais si abrutie que je l’aurais bien laissé mourir lorsque j’ai pensé à Mlle Deslandes. Heureusement qu’elle était rentrée. À peine j’ai eu toqué à sa porte, elle était là. C’est pour dire que ce noiraud a fait tout le mal… Non ! pourtant, je ne suis pas juste : c’est le vinaigre. Sans le vinaigre, il n’y avait rien. Et le vinaigre, y a pas à dire, c’est moi. Une femme qui a du bon sens n’envoie pas un gosse avec des bouteilles !
Ainsi la vieille Antoinette dégageait la morale des circonstances. Elle donna une caresse au geai à qui elle se reprochait d’avoir, dans son trouble, allongé un coup de torchon. Pour lui, cet incident avait disparu dans le pays des ombres. Il reçut la caresse en s’ébrouant et ricana :
Si vous avez des puces,
Grattez-vous ! Grattez-vous !
Les choses sauvages s’éloignaient ; Antoinette retrouvait le clair refuge où elle entretenait l’harmonie et le bien-être. Prête à retourner dans le laboratoire des potages, des sauces et des entremets, elle crut devoir répéter :
— C’est un péché de faire porter des bouteilles par un enfant !
Comme il était trop tard pour le confier à la casserole, elle mit le veau dans la rôtissoire.
Christine s’était levée. Un rai de soleil traversait sa chevelure. Devant la fenêtre étroite, sa taille semblait accrue ; sa bouche était brillante et terrible. Elle souriait d’un sourire lointain, vague, où il y avait la joie et l’insolence de sa jeunesse. François murmura :
— Quel dommage que vous ne soyez pas révolutionnaire !
Elle le regarda en face, avec moquerie et douceur :
— Quel dommage que vous soyez révolutionnaire !
— Vous êtes une force perdue, insista-t-il.
— Vous êtes une énergie gaspillée.
Elle eut un rire de cristal et d’eau courante :
— Est-ce qu’il n’est pas ridicule, fit-elle avec une soudaine véhémence, de voir un homme se livrer au travail sauvage que vous pratiquez depuis deux jours ? Ce peuple que vous devez mener vers l’avenir, vous l’abreuvez d’antiques rengaines, vous le soulevez par des superstitions dérisoires. La scène des cadavres… le culte des morts… Mais vous nous ramenez dans la Grèce et la Rome des premiers âges !
— Est-ce que vous n’auriez pas le culte des morts ?
— En aucune manière. Je demande qu’on les ensevelisse proprement, le reste me paraît absurde et presque odieux. Tant d’argent gaspillé, par les riches et les pauvres, pour des ossements que la nature traite avec dédain, c’est une folie de barbares, une cruauté envers les vivants misérables. Si le budget des funérailles était consacré à nos vieillards, aucun ne connaîtrait l’indigence. Aussi, lorsqu’il vous a plu de révolutionner la foule pour le cadavre d’un puisatier qui, de son vivant, était brutal, égoïste, presque dangereux, j’ai trouvé que vous faisiez un usage abominable de votre force et je vous ai sincèrement détesté.
— Il faut remuer le peuple comme on peut, répliqua-t-il avec ferveur. Si de vieux instincts peuvent servir, ce n’est pas moi qui les dédaignerai. Sans doute, je ne voudrais pas employer souvent les moyens dont j’ai usé depuis deux jours ; les circonstances en restreignent d’ailleurs l’usage. Mais je me félicite de l’avoir fait. La mort violente agit utilement sur les imaginations. Lorsqu’elle frappe les pauvres de la manière dont elle les a frappés avant-hier, elle aide à faire ressortir l’injustice, l’égoïsme, l’incapacité aussi, de ceux qui oppriment et dégradent la masse. Je ne rougis pas de ressentir cette impression aussi vivante, plus vivante peut-être, que ceux à qui je la communique. Je serais un mauvais berger, si je manquais de telles occasions. Tant pis s’il s’y mêle quelque superstition — pourquoi n’avouerai-je pas que je la partage, et que je ne trouve pas le culte des morts absurde ? L’important est que le peuple voie un peu mieux la nécessité de la révolte et l’excellence de la solidarité ! Le sens révolutionnaire doit se souder à l’instinct de conservation.
— Il n’est pas bon d’associer les choses qui doivent périr aux choses qui doivent vivre. On produit la confusion et on prépare la réaction. Quand vous avez réclamé le cadavre de Moriscot, vous m’avez fait penser à l’Iliade : la foule qui vous acclamait était certainement une foule des vieux âges.
Il ne répondit pas. Leurs regards s’étaient croisés. Ils reconnaissaient, confusément, qu’ils avaient été construits pour se plaire. Semblables et dissemblables autant qu’il le fallait pour unir leurs goûts et pour obéir à la loi des contrastes, ils avaient aussi cette pureté de sang qu’ils préféraient à toute autre qualité physique. Tous deux, dans la vieille société pleine de rebuts, de pourritures et de déformations, réalisaient une structure sans tares.
— Je vous remercie, dit-il, presque humblement, d’avoir soigné mon petit Antoine.
Elle se détacha de la fenêtre ; son visage, passant de la lumière dans la pénombre, devint énigmatique. Le geai la salua d’un air de clairon. Elle passa lentement la main dans les cheveux du petit garçon et dit :
— Je reviendrai te voir demain matin…
— Pas avec un docteur ? demanda anxieusement l’enfant.
— Oh ! non… oh ! non ! s’écria Antoinette du fond de la cuisine, le médecin nourrirait la blessure.
Elle parut dans la salle à manger, son couteau à la main et un œil enfumé par la braise :
— Il vaudrait pourtant mieux d’en faire venir un, fit Christine.
Mais devant les visages assombris de la grand’mère et du petit-fils, elle n’insista point.
Quand elle fut sortie, Antoinette déclara :
— Vois-tu, François, si j’étais un homme et que j’aurais à choisir entre Christine et la fille du roi d’Angleterre, c’est Christine que je choisirais.
— Ce serait dommage, répondit le révolutionnaire avec inquiétude et jalousie, si elle épousait un homme faible, infirme ou malade !
Il baissa la tête, presque sombre, et répéta :
— Oui, ce serait dommage… ce serait dégoûtant !
Et longtemps il regarda la place qu’elle avait occupée. Un être était encore là, l’émanation subtile à laquelle croient et crurent des hommes innombrables.