La Vague rouge/chap.I,9.

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La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 198-243).
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1re partie


IX


Les fanatiques de François Rougemont et ceux de Marcel Deslandes se portaient de fréquents défis. Plusieurs fois, Dutilleul, Isidore Pouraille, Alfred le Géant rouge, Gourjat, Berguin Sous-Presse, se rendirent en bande chez Étienne, un mastroquet de la rue Bobillot, où s’assemblait un groupe de jaunes. Ils y menaient grand tapage. Tantôt l’un, tantôt l’autre, affirmaient que Deslandes n’oserait point accepter une joute oratoire avec le meneur révolutionnaire. Les autres, ricanant, déclaraient Rougemont propre à mener des gens qui raisonnaient avec leur ventre : dans une discussion sérieuse, Deslandes le ferait toucher des épaules. Un jeudi, Alfred le Géant rouge s’attaqua au charcutier Varang, homme célèbre pour avoir battu plusieurs lutteurs de foire.

— Est-ce que je ne le connais pas, votre Deslandes ? hurlait le typographe. Il n’a pas d’huile dans la gueule… il parle comme un pot de moutarde.

Le charcutier tapa sur sa vaste cuisse :

— Ta malle ! Rougemont est mûr pour chanter dans les beuglants. Tant qu’à tenir tête au citoyen Deslandes, faudrait qu’il ait de la moelle dans les idées.

— Et d’où que tu saurais s’il a de la moelle dans les idées ? Faudrait d’abord que t’en aies toi-même ; c’est pas dans tes saucisses que tu la trouverais.

— Enlevez, c’est pesé ! grogna Dutilleul en donnant de sa canne d’entraînement sur le pied d’une table.

Varang avait pris une face venimeuse. Et il cria, les mains en tentacules :

— Les typographes, je les emm…

— Les charcutiers, je les ai dans le c… ! riposta froidement Alfred.

Les deux hommes se dressèrent. C’étaient deux fortes bêtes humaines, aux attaches rudes, aux redoutables structures, et prêtes à redevenir sauvages.

— J’en ai démoli de plus méchants que toi ! proclama le charcutier.

— Ça ne serait pas long de te dévisser la hure !

Mais le cabaretier sortit de son comptoir et s’avança jusqu’au milieu de la salle. Il tournait alternativement vers les deux camps un visage énorme, où les yeux barbotaient dans le mastic ; les avant-bras nus ressemblaient à des cuisses. Quoique déconfit par les rogommes, le cœur, les entrailles et les reins noyés de lard, il avait encore la poigne énergique.

— Messieurs, dit-il, ma maison n’est pas un abattoir. Ceusses qui veulent se battre, y a la rue.

Alfred et Varang l’enveloppèrent d’un regard dédaigneux :

— Mon pauv’ vieux ! fit le charcutier, tu rêves ! Est-ce que tu te crois avec le hareng saur que tu as expulsé hier ? Tu n’aurais pas seulement le temps d’appeler un flic que tu lécherais la sciure !

D’un geste instinctif, le cabaretier retroussa sa manche :

— C’est pas de la pomme de terre, c’est du suif ! goguenarda Varang. Allons ! rengaine tes jattes, tu sais bien que tu es fondu… et pas plus de souffle qu’un porc de concours.

Le cabaretier avait du courage. Une petite lueur filtra par les interstices des paupières. Et s’il avait fallu absolument combattre, il eût tenté le sort. Mais, connaissant la force du charcutier et aussi ce qu’il lui servait de litres, de bocks ou de mazagrans, il s’humilia :

— Vous voulez rire, m’sieu Varang ! Ce que j’en dis, c’est rapport à la casse… Mais tant qu’à vous faire une impolitesse, faudrait être un veau.

— Alors, fourre-toi dans ton armoire !

Le cabaretier sauvegarda sa dignité en ramassant quelques verres. Son intervention n’avait pas été inutile. La dispute était rompue. Ni le charcutier, ni le typographe ne savaient comment la reprendre. Après une pause, Varang se borna à dire :

— C’est égal, y tombera des nèfles des marronniers le jour où le sauteur fera la pige à Deslandes !

— Parle toujours, tu m’intéresses !… Ça serait la bataille de la souris et de l’éléphant !

— Ah ! et puis, en v’là assez, intervint brusquement Dutilleul. C’est pas la peine de faire les mangeurs de gosses. Si vous êtes des hommes, on peut s’entendre. Moi, je flanque un défi au sieur Deslandes et c’est pas le camarade Rougemont qui canera.

— Un défi ? vociféra le charcutier.… Tu vas pas leur proposer une partie de savate ?

Dutilleul tourna vers lui son visage irritable ; ses balafres dansaient ; on voyait houler la barbe et les moustaches :

— La ferme ! Si votre Deslandes ose risquer une séance publique et contradictoire, je me charge de lui en fournir les moyens. Et ça ne sera pas long.

Fais-moi ton p’tit cadeau ! fredonna Varang. De quelle poche la tireras-tu, ta séance contradictoire ?

— T’inquiète pas de ça !… J’ai mon plan. Savoir seulement si le sieur Deslandes ne canera pas !

— Lui, caner devant ton danseur de corde !… Tu verras ce qu’il lui fera prendre pour ses cors aux pieds !

— Ça veut-il dire que tu en réponds ?

— Un peu, mon petit père !

— Et s’il ne vient pas, qu’est-ce que tu payes ?

— Quatre jambons d’York et tout ce qu’il faut pour les arroser ! Et toi, si ton homme fouine ?

— Un banquet de vingt couverts, à cent sous par tête, chez Vignarre !

— Cochon qui s’en dédit !


C’est le sort des conducteurs d’hommes de suivre leurs troupes. Une absurde querelle de cabaret décida d’une rencontre que ni Deslandes ni Rougemont n’eussent recherchée, celui-ci à cause de Christine et celui-là parce qu’au fond il réprouvait les séances contradictoires. On ne les renseigna pas tout d’abord. Dutilleul engagea des pourparlers avec le propriétaire de la salle Moreilhon, qui avait successivement été un entrepôt de grains, d’issues et de fourrages, un grand café-concert et un cinématographe. Cette salle s’effritait. On hésitait entre sa démolition et un retapage. Le Balafré trouva facilement à s’entendre pour la location. À cause des circonstances, il s’en tira avec quarante francs, qu’il comptait récupérer en faisant percevoir un léger droit de vestiaire.

Rougemont fut alors informé que les jaunes lui portaient un défi et Deslandes connut que les révolutionnaires doutaient qu’il osât se produire dans une réunion contradictoire. En même temps, la nouvelle se propageait à travers la Butte-aux-Cailles, les Terrains Vagues et toute la Maison-Blanche ; elle se dissémina sur l’Italie, sur Montsouris, jusqu’aux boulevards Blanqui et Saint-Jacques, elle franchit la barrière. Il devenait impossible aux orateurs de reculer. D’ailleurs, à voir s’échauffer leurs disciples, ils finissaient par s’échauffer eux-mêmes.


On accédait à la réunion par un jeu de boules, où poussaient trois peupliers couverts de plâtre comme des maçons. La salle reflétait les événements discords de son existence. Le plafond, fruste et brutal, s’éclairait d’un lustre aux girandoles flétries ; les murs montraient des couches de bleu, de rose et de vermillon, et portaient une dame écaillée, au chapeau de mousquetaire : elle symbolisait l’art, l’élégance et le XIIIe arrondissement. Le plancher avait un air pauvre et honnête. Il restait plusieurs rangs de fauteuils dont on apercevait la bourre, tels des nids apparus par la fente des arbres ; deux loges bordées de panne cramoisie ; le demeurant était garni de chaises. Au fond s’élevait la cage d’un paradis. Le théâtre n’avait pas perdu son double rideau ; des peintres en lettres y avaient résumé l’industrie du quartier. Et la scène représentait un jardin, avec une fontaine et une chapelle.

Une avant-garde occupa de bonne heure les positions stratégiques. Une des loges appartenait aux jaunes. Ils s’y montraient sous des espèces vigoureuses. Un homme glabre et les cheveux tordus développait des bras en arceaux où l’on pressentait de lourdes « pommes de terre ». Un Déroulède, à la redingote martiale, les pommettes en nœuds, tenait une trique de marchand de bœufs, assujettie au poignet par des lanières. Mystique et débonnaire, le sculpteur Barrois étalait une tête d’aurochs ; ses lunettes convexes, à chaque embardée de la barbe, jetaient des phosphorescences. Les poings du charcutier Varang semblaient des foies de veau sur de la panne rouge. Au fond de la loge se détachaient deux têtes sinistres, aux joues vertes, aux chevelures roides : les gens reconnaissaient les frères Sambregoy, qui tenaient une salle d’escrime, de boxe et de canne près du boulevard Saint-Marcel.

Les rouges avaient aussi leur loge. Elle comportait une ménagerie hétérogène. On apercevait Alfred le Géant rouge, à qui ses cheveux frais coupés donnaient un air agressif ; Étienne Bardoufle, avec ses fémurs fabuleux et ses omoplates en casseroles ; le petit Taupin qui venait, non comme révolutionnaire, mais comme pilier des Enfants de la Rochelle ; Jacquin, surnommé l’Homard, à cause de ses pinces ; Pierlot qui enveloppait ses adversaires à la fois de ses bras et de ses jambes, d’un geste tentaculaire ; enfin la Trompette de Jéricho qui s’apprêtait à simuler la voix du porc, du lion, du bœuf ou de l’éléphant.

La foule arrivait goutte à goutte. Elle se disposait en îlots, au gré des caprices, des adaptations et des sympathies. On apercevait partout Isidore Pouraille, une églantine rouge à la boutonnière, son visage sablonneux passé au savon de Marseille. Il avait chargé ses épaules d’une redingote moka, décrochée chez le père Monico ; elle poussait son collet dans les cheveux et allongeait une jupe en crinoline. Isidore tenait très haut son œil de poule ; il bondissait sur les arrivants, leur indiquait des places, d’un air mystérieux ; sa joie avait la plénitude des bonheurs d’enfant.

Armand et Marcel Bossange, Émile Pouraille, Gustave Meulière s’étaient tapis à l’amphithéâtre, d’où ils planaient sur les contingences. Émile avait son visage fou des jours de funérailles. Il tâtait sa pomme d’Adam, qui jaillissait du faux col par bonds brusques ; des hurlements de bête s’accumulaient dans sa poitrine ; il adressait aux femmes des clins d’œil épouvantables, tandis que Gustave Meulière, silencieux et tendre, appuyait sa tête blonde à l’épaule d’Armand : la foule, l’atmosphère d’émeute, l’attente des colères, le remplissaient de crainte heureuse et de soumission ; Armand espérait un événement profond, décisif et symbolique.

On apercevait aussi Fallandres, grelottant sous une houppelande énorme. Sa tête de mort jetait des lueurs jaspées, ses yeux semblaient plus creux, larges comme des yeux de cheval, poudrés de suie. Il lisait une brochure cramoisie et, par intermittences, parlait tout bas, d’un air de spectre haranguant des fantômes.

Au centre, Dutilleul s’était installé avec les Six Hommes. Tous portaient des cannes à nœuds, recourbées, munies d’une pointe d’acier ; des églantines neuves étincelaient à leurs boutonnières. Dutilleul, tournant ses poils vers la loge jaune, annonçait des scalps et des estrapades, le pal et la roue, l’huile bouillante, le bûcher, le truffage des ventres, la grillade des pieds, le raclage des viscères…


Vers huit heures et demie, le flot grossit. Les deux portes vomirent une foule odorante. Puis le tabac éleva sa brume sur le marécage ; on vit des citoyens barbus apparaître sur la scène, une clameur des jaunes salua Christine Deslandes. Elle étincelait au-devant de la loge, dans un corsage gris argent, où luisait un fin bouquet de renoncules. À l’éclair de sa chevelure, aux fanaux de ses prunelles, les hommes de France reconnaissaient le luxe des luxes, la joie suprême des créatures périssables : Rouges et Jaunes mêlaient leurs symboles, leurs haines, leurs espoirs, leurs croyances, à la belle fille exaltante.

Le bureau se formait. Un camarade blafard invita l’assemblée à choisir un président. Quelques noms flottèrent dans la fumée ; une barbe scanda :

— Combelard.

La loge des jaunes riposta d’une seule clameur :

— Delestang.

C’était la première escarmouche. Les visages frémirent comme les facettes d’une rivière ; les voix clapotaient, fusaient, ricochaient au hasard des effervescences ; elles s’ordonnèrent, car les deux noms se prêtaient au même rythme :

— Com-be-lard ! De-les-tang !

Déjà Combelard triomphait. Son nom tombait sur le nom de l’autre avec un bruit d’averse. L’homme blafard brandissait la sonnette :

— Que ceux qui sont d’avis que le camarade Combelard occupe la présidence lèvent la main !

Une nuée de mains plana.

— L’avis contraire.

D’autres mains montèrent, moins nombreuses.

— Le camarade Combelard est président de la réunion.

Combelard monta sur la scène, au milieu des hourras et des huées. Il montrait une face immense, hilare et lippue. Une confiance inextinguible éclatait dans son sourire ; chacun de ses gestes jubilait ; la main sur le creux de l’estomac, il cria d’une voix de fer-blanc :

— Camarades, l’honneur que vous faites à un vieux serviteur du peuple, c’est à vous que vous le faites…

— Qui salit son nez, salit toute sa figure ! hurla le charcutier Varang.

— À la porte, le sac à mouscaille ! Qu’on l’éventre ! Qu’on lui fende les tripes ! riposta Dutilleul.

Combelard proposait de compléter le bureau. On élut Gabilaud, mais quand la majorité acclama un troisième révolutionnaire, les jaunes se levèrent tous ensemble. Et l’un des frères Sambregoy, poussant sa tête verte hors de la loge, demanda :

— Citoyens, seriez-vous des fripouilles ?

— Qu’on l’écorche ! Qu’on le plonge dans la poix bouillante ! fit Dutilleul.

— Fumier de lapin ! Eh ! tourte !… T’as pas la trouille ! Ta malle ! Ta gueule ! Du poil aux pattes !

Quoique ce ne fût pas encore l’heure des cris d’animaux, Gourjat crut devoir imiter le porc qu’on égorge. Une vaste hilarité tiédit les colères ; et Combelard déclara :

— Camarades, tâchons d’être calmes. Cette soirée a été organisée dans un but… un but spécial… je dis bien, spécial ! On va échanger les idées… les grandes idées… la théorie, quoi !… la philosophie économique et sociale. C’est une soirée de propagande, c’est pas une soirée électorale. Le citoyen Rougemont a voulu répondre au défi du citoyen Deslandes…

— La ceinture d’or !

Combelard tourna sa face hilare vers l’interrupteur :

— La ceinture d’or si on veut. La ceinture d’or des lutteurs de la pensée ! Vous jugerez les coups, camarades. Vous serez des juges impartiaux. Et pour commencer, il s’agit d’être beaux joueurs… Nos adversaires ont participé à l’organisation de cette conférence… Comme il faut rendre à César ce qui revient à César, c’est juste qu’ils aient un homme au bureau.

— Ce qui serait juste, mugit Sambregoy II, c’est qu’il y eût deux présidents !

— Qu’on le torche !

— Qu’on l’enduise de pétrole !

— À la fourrière !

Combelard posa les deux mains sur ses mamelles :

— Camarade Sambregoy, personne plus que moi n’en serait partisan. Mais c’est contre l’organisation. Depuis que le monde est monde, y a jamais eu deux présidents dans une assemblée. Même les sauvages qui fument le calumet, n’en ont qu’un seul… qui est le « sachème »… Je mets aux voix le deuxième assesseur… J’ai entendu le nom du citoyen Delestang.

— C’est un poisson !

— C’est une grenouille !

L’élection s’acheva.

— La séance est ouverte, déclara Combelard. Le camarade Rougemont a la parole.

La masse humaine oscilla, les petits fanaux des yeux s’orientèrent tous ensemble vers la scène : le belluaire venait de paraître. Il avançait sa stature trapue, sans hâte, connaissant l’exiguité du tréteau et l’âme des foules, tandis que Combelard clamait glorieusement :

— Le camarade Rougemont a la parole.

Il prit son temps, sûr de soi-même, la mémoire pleine et solide, les réflexes prêts au jeu de la parole. Puis, élevant sa petite main énergique :

— Camarades, il vous faudra ce soir de la patience et de la bonne volonté. Car vous allez entendre des choses qu’il n’est pas toujours facile d’exprimer clairement ; et de plus, vous serez appelés à comparer deux doctrines sociales ennemies. Je fais appel à vos meilleurs sentiments…

Une courte pause ; déjà les mains claquaient, déjà aussi s’élevaient des murmures. La guerre et l’amour croissaient dans les poitrines.

— Pour ma part, je vais vous entretenir du syndicalisme et de l’idéal communiste. Camarades, on nous a souvent reproché de vouloir construire une société comme on construit une locomotive ou une automobile, à l’aide d’un plan et de formules fixes. Et l’on nous a dit : « Vous confondez les choses de la matière inerte et les choses de la vie, vous croyez que les hommes sont pareils à des rouages ; vous ne tenez pas compte de ce qu’il y a d’obscur et de mystérieux dans le développement d’un individu et d’une société. » Ces reproches ne sont pas tout à fait injustes. Il y a beaucoup de révolutionnaires qui croient encore que la société nouvelle pourra s’élever d’un seul coup et qu’il suffira de lois et de règles pour la faire vivre. Je ne dédaigne pas cette foi. C’est grâce à elle que, dès la grande Révolution bourgeoise, des hommes comme Babeuf ont pu semer la bonne graine. C’est grâce à elle que les saint-simoniens et les fourriéristes nos grands-pères de 1848 et nos pères de 1871 ont pu répandre l’enthousiasme et l’amour de la justice. Il n’y a rien de grand et de beau qui ne commence par une aspiration confuse. Il n’y a pas non plus une vérité qui ne soit d’abord encombrée d’une multitude d’erreurs. La vérité socialiste n’a pas échappé aux obscurités et aux tâtonnements. Et qui serait assez fou pour dire qu’elle ne renferme pas encore sa part d’illusion ? Ce n’est certes pas moi. J’oserai même dire que cela ne me déplaît point. Beaucoup d’hommes sont frappés par la noblesse, par la générosité, par la grandeur des doctrines révolutionnaires plutôt que par leur clarté. Pourtant nous nous plions mieux à la réalité des choses. Nous ne confondons plus guère une société avec une mécanique ; nous comprenons que s’il y a un certain nombre de choses que nous pouvons définir et prévoir avec exactitude, il y en a d’autres que nos descendants seuls entreverront. C’est des premières que je vais vous parler ce soir.

Sa voix planait, large et haute comme le vol des aigles, tout son être respirait la bonne volonté, une ardeur simple, loyale et fidèle.

— Ne craignons pas de commencer par le commencement. Posons une fois de plus le problème fondamental du communisme : la suppression du prolétariat. Et qu’est-ce que le prolétariat ? C’est une multitude humaine sacrifiée à des forces économiques aussi cruelles, aussi brutales, aussi destructives que les forces de la nature sauvage. Un prolétaire est un être abandonné par la société, avec laquelle il a cependant fait un pacte et dont il est le principal soutien. Il se débat contre une puissance formidable, le Capital, dont il est le vrai créateur et dont les armes sont tournées contre lui. Presque toutes les lois le menacent. Il lui faut, continuellement traqué par la famine, conquérir son pain dans l’antre même de ses ennemis. Il est à la merci du chômage et de la sottise, de l’indifférence, de l’égoïsme, de l’incapacité des personnages qui l’emploient. Son salaire est maigre. Il ne connaît pas le bien-être. À lui les appartements ignobles ; à lui, la mauvaise nourriture ; à lui, les vêtements mal faits, incommodes et insuffisants ; à lui, le surmenage, la vieillesse précoce, l’insécurité ; à lui, l’instruction hâtive, les plaisirs frelatés, les promiscuités dégoûtantes ; à lui, enfin, l’existence dérisoire et douloureuse des parias… à quelques pas des vainqueurs qui le bafouent, des riches pourvus de toutes les féeries, de toute la beauté, de toutes les choses ingénieuses et magnifiques que le génie de l’homme a crées par cinquante siècles de travail et de génie. Comment une injustice aussi féroce n’aurait-elle pas, à la longue, éveillé la fureur du prolétaire ?… Pendant des siècles, on a pu croire (et la majorité le croit encore) que c’est un mal inévitable. Ah ! on ne nous a pas épargné les tartines sur la fatalité du combat pour vivre, on nous a servi et resservi la forêt vierge où le meurtre règne à perpétuité, où le fort engloutit sans trêve le faible, où ceux-là seuls méritent de vivre qui ont su assurer leur subsistance par la ruse, par la force et par le courage… C’était se moquer agréablement de l’intelligence humaine. Car enfin, dans la forêt, il n’y a pas de contrat, pas de lois écrites ni coutumières, pas de protection mutuelle, pas de soldats, de police, de gouvernement.

Dans la forêt, si les faibles connaissaient un moyen de se défaire du fort, croyez bien qu’ils ne se gêneraient point ! Dans la forêt, le fort ne vit qu’au prix d’une alerte incessante : les voyageurs vous diront qu’un tigre gagne très rudement sa vie, qu’il reste souvent plusieurs jours le ventre creux, et que, devenu vieux, il claque de faim. C’est qu’il pourchasse des personnages qui défendent admirablement leur peau, des personnages au flair aigu, à l’ouïe fine, aux yeux infaillibles. Dans la société humaine, au contraire, le soi-disant fort jouit d’un nombre illimité de privilèges ! Il peut être un imbécile, un maladroit, un vieillard cacochyme, voire un enfant à la mamelle. Il suffit qu’il soit le possesseur de ce qu’on nomme, selon le milieu, de l’argent, un matelas, de la galette, du pèze. Et pour avoir l’argent, le matelas, la galette, le pèze, il est tout à fait inutile qu’on ait fait quelque chose. Il suffit de naître fils à papa. Neuf fois sur dix, la richesse individuelle n’a pas d’autre source. C’est pourtant elle qui classe les êtres, qui nous divise en riches et en pauvres, en patrons et ouvriers, en maîtres et domestiques. Et c’est par une pure fiction ! Cette fiction, camarades, c’est la loi bourgeoise. Elle protège celui qui a l’argent, elle lui en garantit la jouissance par l’appareil imposant des juges, des gendarmes et des sergents de ville, auxquels on joindra l’armée, s’il le faut… Grâce à cette fiction, il vous faut trimer et vous abrutir : vous serez honnis, humiliés, misérables. Vous donnerez vos plus belles filles à la haute prostitution et vos plus malheureuses au trottoir ; vous sacrifierez votre intelligence, votre adresse et votre énergie au profit de vos parasites — sans même que cela serve sérieusement au bonheur ni au bien-être desdits parasites. Oui, camarades, la société où nous végétons a ceci de particulièrement sinistre que votre misère est inutile. Vous ne mangez pas à votre faim, vous avez froid l’hiver et vous vous abrutissez pour rien ! Car il serait facile de donner à tous le bien-être, facile de procurer à chacun les éléments de la santé, du bonheur et de la sécurité, facile de ne pas vous condamner à chercher votre nourriture comme des bêtes. L’humanité actuelle est en possession de forces immenses, presque inépuisables. Avec un peu de sagesse, la science nous permettrait de quintupler la production des aliments, des habits, des objets manufacturés. Il suffirait qu’on les demande. Et pour qu’on les demande, il n’y a qu’à changer les bases du crédit et pourvoir chacun selon ses besoins.

Alors, n’est-ce pas, il se passe quelque chose de monstrueux dans le monde ! Il ne s’agit pas seulement de l’égoïsme et de la rapacité bourgeoise, il s’agit surtout de son imbécillité. Ah ! laissez-moi rire, lorsqu’on ergote sur la concurrence, sur la loi de l’offre et de la demande, sur le libre échange et sur le protectionnisme ! Car il n’y a pas de concurrence, il n’y a pas de loi d’offre et de demande, il n’y a pas de libre échange, et il n’y a d’autre protectionnisme que celui du champ, de l’usine et des entrepôts bourgeois. La concurrence véritable, d’homme à homme, est étouffée dès l’enfance ; la loi de l’offre et de la demande est pourrie jusqu’à la racine ; le libre échange n’existe sur aucun coin d’aucun territoire capitaliste. Ce sont autant de vessies et de fantômes destinés à vous cacher un problème simple.

Abordons-le, ce problème. Regardons-en d’abord les grands côtés, ceux dont dépendent tous les autres. Partons de la nourriture. Il s’agit de résoudre les deux questions suivantes : comment produire la quantité de nourriture utile ? Comment la distribuer ? Jadis, la production du blé, de la viande, des légumes, constituait en somme une œuvre difficile. L’outillage était insuffisant ; la terre était mal préparée, ou tout au moins, il y avait relativement peu de terres dont on pouvait tirer un parti convenable. Une proportion énorme du travail devait être consacrée à l’agriculture. En exceptant quelques lieux privilégiés, la nourriture disponible était insuffisante pour l’ensemble des hommes. Presque forcément, il fallait des pauvres et des riches. Par-dessus le marché, quand la récolte avait été mauvaise, éclatait la famine : les moyens de transport étaient peu développés et d’une lenteur désespérante. Mais aujourd’hui, la production de la nourriture n’est qu’un jeu d’enfant. C’est si vrai que, même sous notre régime capitaliste, où l’on réduit volontairement les cultures, tous les grands ports sont assiégés par des cargaisons de riz, de blé, de viande, de coton, de sucre, d’épices. Les études pratiques des agronomes et des éleveurs ont porté la culture des céréales et l’engraissement du bétail à un tel degré de perfection, qu’il n’y a pour ainsi dire plus de progrès à faire. Par suite, le temps est venu de confier aux communautés ces travaux où l’initiative individuelle se démontre inutile et même nuisible. Elle porte, en effet, à des accaparements, à des restrictions, à des gaspillages d’intermédiaires. La spéculation est plus malfaisante encore ! D’une substance dont le prix pourrait être aussi fixe que le prix de l’eau et du gaz, on fait je ne sais quelle valeur soumise à tous les aléas des bourses et des courtages, sans compter l’intervention d’une marchandise fictive, dont les oscillations agissent sur les cours réels : personne de vous n’ignore qu’à la Bourse du commerce il se vend et s’achète mille fois plus de grains, de sucre, d’huile, d’alcool, de farines, qu’il n’en existe en France ! C’est introduire la complication pour la complication même ; c’est faire d’une chose simple, bien connue, facile à évaluer, une denrée fantastique, un produit distribué par les charlatans, les joueurs, les escrocs… Non ! non ! camarades, il n’est pas utile que le blé soit cultivé par des particuliers, il n’est pas utile qu’il soit acheté et revendu par des spéculateurs, il n’est pas utile que le pain soit fabriqué par des boulangers interlopes, dans des fournils malsains et puants, selon des procédés aussi baroques que malpropres ! Et il n’est pas difficile d’imaginer ce que seraient la culture, la répartition et la boulange communistes. Chacun de vous voit sans peine de vastes surfaces cultivées scientifiquement, par un personnel réduit, avec les machines admirables que l’industrie produit dans les deux mondes ; chacun voit les vastes dépôts où les boulangeries sociales iraient s’approvisionner à prix fixe, sans perdre du temps à faire marché avec les aigrefins ; chacun voit enfin ces boulangeries mêmes, installées dans des locaux solides, propres et hygiéniques : au lieu du geindre qui peine — en suant et postillonnant sur la pâte ! — ce seront de jolis organes nickelés qui pétriront et qui diviseront la pâte ; ce seront des fours mathématiquement installés qui la cuiront.

Tout cela vous paraît-il plus difficile que de fabriquer du gaz et de le distribuer à des centaines de mille consommateurs, à l’aide de tuyaux qu’on enterre dans le sol, qu’on fait grimper à travers les murailles ? N’est-ce pas une seule compagnie qui le fournit, ce gaz, à une énorme ville comme Paris ? Camarades, ainsi qu’aux époques où la terre était cultivée par des laboureurs ignorants, avec des instruments primitifs, le blé, la viande, le logis, restent la grande base du bien-être. Quand bien même le communisme ne supprimerait que pour ces articles primordiaux les concurrences ruineuses, les luttes stupides, il aurait déjà fait faire un pas énorme à l’humanité : il aurait anéanti la misère ! Et qu’est-ce qui l’empêche en outre de s’organiser par régions pour maintenir une certaine concurrence en ce qui regarde les objets moins définis, plus susceptibles de progrès ? Qu’est-ce qui l’empêche de substituer des cantons, des districts, des communes, à ces vastes sociétés par commandite qui écrèment aujourd’hui le travail des ouvriers, et même des ingénieurs, au profit de la bourgeoisie parasitaire ? Je ne parle pas des houillères, ni des mines dont le produit est sûr, et qui, dès à présent, pourraient, sans inconvénients, devenir propriété départementale ou gouvernementale, je parle des industries où l’initiative individuelle peut avoir une véritable importance. Vous n’ignorez pas que ces industries exigent de puissants capitaux, et sont pour la plupart sous le régime des sociétés par actions. Ceux qui en recueillent le bénéfice ne savent pas du tout comment fonctionne l’entreprise. Leur rôle unique consiste à surveiller la gestion financière : encore délèguent-ils des gens pour cela, et ne connaissent-ils les bilans qu’à des époques lointaines, sans pouvoir obtenir des renseignements circonstanciés sur le détail des affaires. Ils ne montrent donc aucune compétence, ce qui ne les empêche pas d’encaisser les bénéfices. Le rôle du bourgeois actionnaire est aussi passif que le rôle du contribuable : il paye pour obtenir des intérêts comme le contribuable paye pour obtenir des routes, des gendarmes, des juges, des réverbères et des instituteurs. Seulement, tandis que le contribuable est tondu, menacé et mal servi, l’actionnaire joue au maître, fait trembler les administrateurs et recueille des bénéfices scandaleux !… J’ai dit qu’il ne faisait rien. Je me suis mal exprimé : j’aurais dû dire qu’il ne fait rien de bon. Mais il fait beaucoup de mal. Qui pis est, il ne le fait pas méchamment ! Il lui suffit de vendre de temps en temps ses actions. Voici par exemple un charbonnage. Il a été fondé au capital de trois millions. L’affaire marche. Elle donne d’abord du dix pour cent. Immédiatement, le cours des actions monte. Et comme on escompte l’avenir, l’action arrive à tripler son cours. À ce moment, bon nombre d’actionnaires, désireux de palper leur « bénéfice » en espèces sonnantes, se décident à vendre. Que font alors les nouveaux actionnaires ? Tout d’abord, ils attendent le nouveau bénéfice escompté. S’il tarde, ils gémissent, ils clabaudent ; les pauvres n’ont que du trois et demi de leur argent ! Et de répéter à qui veut l’entendre : « On dit que les houillères sont une exploitation du travailleur, et voilà, notre capital donne du trois et demi ! Ce n’est pas nous qui exploitons le travailleur, c’est le travailleur qui nous exploite. » Personne ne s’avise de faire remarquer que ces trois et demi représentent dix pour cent du capital primitif, et que si les actions avaient été incessibles ou vendues à leur prix d’achat, il n’y aurait que d’heureux actionnaires comblés de rentes ! Non, on ne parle que de ces malheureux trois et demi, on menace les administrateurs, qui molestent les ingénieurs, qui compressent les ouvriers… On parle même de réduire les salaires. Comme d’ailleurs l’affaire est excellente, les bénéfices font un nouveau bond. Nouvelles ventes, avec primes ; nouvelles plaintes des acheteurs… Et cela n’a point, ne saurait avoir de terme. On connaît des houillères qui donnent mille pour cent du capital primitif ; les familles qui ont gardé cent mille francs d’actions, au prix nominal, touchent actuellement un million par an de revenu. Ce qui est vrai pour les houillères, l’est pour un nombre incalculable d’entreprises industrielles et commerciales. Je connais telle affaire d’alimentation, les Bouillon Dugas, par exemple, où les cris des actionnaires aboutissent continuellement à des augmentations de prix et des diminutions de portions. Même une exploitation communiste imparfaite ne vaudrait-elle pas cent fois mieux et la concurrence régionale ne serait-elle pas plus effective que la concurrence de capitalistes en chambre, se bornant à faire acheter des actions par leurs agents de change ou à souscrire bêtement à des entreprises lancées par des bandits et préconisées par des établissements de crédit, anonymes eux aussi, et vivant eux aussi sur des capitaux collectifs ? Ne voyez-vous pas que nous marchons de plus en plus vers une sorte de collectivisme bourgeois, un collectivisme de billets de banque, un collectivisme d’ignorants — le collectivisme du hasard et du bluff ? Si un tel collectivisme peut tout de même alimenter les affaires, est-il admissible qu’un communisme de producteurs, de gens connaissant intimement les produits, soit une utopie ?

Des applaudissements déferlent, striés de murmures. Plus que le tableau prévu des cultures et des industries communistes, le couplet sur les actionnaires avait intéressé l’auditoire. D’un autre, le peuple eût réclamé une tirade plus sentimentale, mais la voix chaude de Rougemont vivifiait les chiffres. Il peignait d’un geste amusant la foule vague et ignorante des souscripteurs, il mimait l’homme au trois et demi pour cent, il exprimait avec bonheur le hasard et l’aventure de la spéculation contemporaine. Son autorité s’étendait jusque sur les adversaires. Ils n’interrompaient guère, ils attendaient la suite, ils ne pouvaient échapper entièrement au charme de la voix et à la sincérité du meneur.

— Camarades, si j’ai tenu à vous entretenir de ces questions générales, c’est afin de répondre par avance à l’orateur qui doit me suivre à cette tribune, et qui ne manquera point de vous parler de la concurrence, des aptitudes, des inégalités naturelles, de la nécessité pour les énergies de lutter librement entre elles. Or, je crois bien vous avoir démontré que, dans notre société actuelle, la concurrence est une sornette, que les aptitudes sont étouffées, que les inégalités naturelles ne comptent pas devant les inégalités fictives introduites par la loi et par l’héritage, que les énergies ne luttent pas du tout librement, et même que cela leur est impossible, qu’un monstrueux désordre préside à la lutte sociale. Je crois avoir montré aussi qu’il n’est pas plus difficile de concevoir l’exploitation communiste des terres, des mines, des usines, que la distribution des eaux et la distribution du gaz, qui sont des entreprises bourgeoises, non seulement collectives, mais basées sur l’anonymat. Pour nous, ces questions sont tranchées définitivement, quoiqu’il soit bon d’y revenir. Ce dont je voulais surtout vous entretenir ce soir, c’est de la tactique syndicaliste, des moyens que nous comptons employer pour en venir à nos fins. Car ces moyens nous séparent plus encore, les jaunes et nous, que le but même. J’ose dire que c’est de leur emploi que dépendra non seulement l’avènement socialiste, mais encore la forme de la société future…

Si nous sommes révolutionnaires, nous sommes aussi évolutionnistes. Et tout évolutionniste sait bien que c’est d’après la manière dont on le fait fonctionner que se transforme un organisme. L’adaptation n’est pas autre chose que l’ensemble des procédés par lesquels on se défend contre un milieu et par lesquels on en tire profit. Oui, camarades, nous sommes tous évolutionnistes ici, et l’évolutionniste peut s’approprier en conscience les deux proverbes : « À chacun selon ses œuvres » et « aide-toi, la nature t’aidera » ! Voyons donc notre stratégie.

Je la divise en deux grands chapitres. Il y a le chapitre du travailleur et le chapitre du citoyen. Le chapitre du travailleur comprend tout d’abord l’action syndicale ; il comprend ensuite différentes questions à l’ordre du jour, dont la principale, à mon avis, est la journée de huit heures. Qu’est-ce que l’action syndicale ? C’est l’affiliation de tous les travailleurs à un groupe corporatif ; c’est ensuite la fédération des groupes ; c’est enfin la lutte continue des syndicats existant par eux-mêmes et refusant de se subordonner à aucune action politique. Le fond de l’action syndicale, c’est l’éducation pratique des exploités. Le syndicaliste est un homme qui a rompu avec les errements du passé révolutionnaire, qui ne compte plus sur le miracle d’une délivrance subite et pour ainsi dire providentielle, qui sépare rigoureusement l’action corporative de l’action politique. Pour un vrai syndicaliste, il s’agit d’obtenir les réformes jour par jour, mois par mois, année par année, sans répit, sans lassitude, sans faiblesse. Le vrai syndicaliste est un homme qui vise à la fois l’avenir et le présent ; c’est un homme qui vit révolutionnairement, pour qui la société n’est pas une chose faite mais une chose à faire, un homme qui ne perd jamais l’occasion de se perfectionner dans le sens communiste et de revendiquer une amélioration, si minime soit-elle. Il est prêt aux grèves nécessaires, prêt à verser son obole pour aider les grévistes des autres syndicats, prêt au sabotage lorsque l’heure est venue de recourir à ce moyen d’intimidation et de propagande, que, pour mon compte, je crois destiné à un large avenir, prêt enfin à user continuellement de sa force, de sa ruse, de son courage, de son argent, dans l’intérêt du parti révolutionnaire ; et par ailleurs, il veut, dès maintenant, tirer de son travail tout le bien-être possible : c’est enfin un esprit positif qui ne se paye pas de phrases, qui ne croit pas aux baguettes des fées, mais qui comprend qu’un positivisme purement égoïste demeure infructueux, que l’union seule est féconde, que la solidarité seule mène au but !

Cette fois, les applaudissements tonnèrent. La grande voix de l’orateur, ses gestes accélérés et d’une ampleur savante, son débit consistant et chaleureux, emportaient les âmes orageuses. Un cyclone tournoya. Alfred, le Géant rouge, élevant sa face cramoisie, bramait, les poings en croix ; le mufle sablonneux d’Isidore bavait d’orgueil et de plaisir ; Dutilleul et les Six Hommes entrechoquaient les crosses de leurs cannes ; Jacquin l’Homard ouvrait et refermait ses pinces sanguinolentes ; Armand Bossange enfonçait les ongles dans sa veste ; Gourjat enflait une voix de steamer ; Bardoufle émettait un ronflement de toupie hollandaise ; trois dames entrelacées gloussaient comme des poules en gésine ; et de toutes parts, les citoyens hurlaient sans cadence ou tournaient les uns vers les autres des faces d’anthropophages.

Dans la loge des jaunes, le sculpteur Barrois labourait sa barbe à poings perdus ; les frères Sambregoy crispaient des bouches d’assassins ; le charcutier Varang, dressé sur ses pattes basses, ricanait sans répit. Christine, légèrement inclinée sur la panne rouge, écoutait, avec un vague sourire ; parfois, une douceur dédaigneuse entr’ouvrait sa bouche éclatante et montrait l’éclair nacré des incisives. Et pour lui plaire, Barois serait allé prendre Rougemont à la gorge ; Varang aurait bondi sur le torse d’Alfred le Géant rouge ; les frères Sambregoy fondraient sur les cannes des Six Hommes.

— Des foutaises ! scanda le charcutier… les syndicats rouges, c’est du sel sur la queue d’un moineau.

— Tes tripes ! hennit Dutilleul… tes vieilles tripes aux chiens…

— Viens-y ! hurla Varang. Je connais la place où mon pied mettra dans le mille.

— À la broche !…

Combelard sonnait à deux mains :

— Silence ! Chacun parlera à son tour !

La voix retentissante de François dompta le tumulte :

— Oui, camarades, la solidarité seule mène au but. À condition, pourtant, de faire chaque chose à son heure. Il faut sérier les questions. Autant que possible, les énergies seront concentrées sur un point. Pour le moment, je pense qu’aucune réforme n’est plus nécessaire que celle des heures de bagne ! Les « huit heures », voilà la grande pensée du parti syndicaliste. Le fait même que cette préoccupation a pu prendre une telle importance est un signe des temps. Sans doute, hier, l’artisan comprenait combien son esclavage était aggravé par l’excessive durée du travail, les malheureux sentaient quel surcroît d’horreur c’était de pourrir quinze heures, seize heures à l’atelier et à l’usine. À peine la bête ouvrière a-t-elle dévoré sa pitance, à peine a-t-elle goûté quelques heures de sommeil, et voici que la porte fatale se rouvre : il faut descendre dans l’enfer où l’outil et la machine dévorent la chair vive et rongent l’intelligence. Sort affreux, sort implacable ! Cet homme qui passe sa vie dans la plus fétide des prisons, cette pauvre créature lasse, empoisonnée, abrutie, c’est, lui dit-on, un citoyen libre ! Hélas ! c’est le pire des esclaves ! Sans doute, on ne peut pas le vendre, mais qui donc aurait intérêt à l’acheter ? Est-ce que les exploiteurs, qui payent deux francs soixante-quinze par jour à certaines catégories de tisserands, auraient intérêt à acheter ces tisserands ? Leur entretien coûterait davantage ; il faudrait craindre pour la santé et la vie de l’esclave, prendre des mesures pour qu’il soit sain et solide. Tandis que le tisserand salarié, on peut le faire crever de faim, sans crainte : quand il n’aura plus assez de forces, on le flanquera à la porte et tout sera dit. Je lisais dernièrement la relation, fort bien faite, d’un explorateur du Centre africain. L’auteur y décrivait la vie des aborigènes, de ces nègres qui représentent pour nous le dernier degré de l’abjection et de la misère humaines. Il s’agissait, bien entendu, des nègres qui vivent encore à l’écart des conquérants européens. Ces nègres ne connaissent pas une sécurité parfaite. Leurs chefs ont des caprices parfois cruels. Il y a des époques de guerre et d’épidémie qui ne sont pas délectables. Mais les caprices des chefs sont beaucoup moins fréquents qu’on ne l’imagine et ne portent que sur un petit nombre d’individus ; mais la guerre n’est pour eux qu’un accident comme nos accidents de chemin de fer, de mines, d’usine ou d’automobiles ; mais les épidémies ne sont pas plus terribles que les maux incessants, les intoxications chroniques, l’épuisement de nos travailleurs. Et, au total, les nègres décrits par notre voyageur vivent dans une liberté dont un artisan européen n’a aucune idée ; ils besognent une ou deux heures par jour ; ils sont mieux nourris qu’un paysan français ; l’impôt n’est qu’une corvée insignifiante. Le narrateur conclut à peu près en ces termes : « Je ne puis m’empêcher de redouter, pour ces pauvres gens, le joug européen. Leur vie est si facile et si insoucieuse, ils goûtent si naturellement les menues joies de l’existence ! Que de fois, par un beau soir, ai-je pris plaisir à leurs fêtes, à leurs danses, à leurs palabres : c’est parmi eux seulement que j’ai vu quelque chose ressemblant à du bonheur… Lorsque l’Anglais, le Français ou le Belge domineront sur cette terre, c’en sera fait de cette agréable existence. Il faudra travailler dans la forêt ou sur la plaine pour acquitter l’impôt, être réquisitionné pour d’exténuants portages, se voir disputer cette étendue où l’on évoluait comme des enfants joueurs : ce sera le dur destin, l’âpre prévoyance, l’abrutissement et l’avachissement par l’alcool ! »

Vous le voyez, camarades, le nègre, en définitive, a un sort meilleur que l’ouvrier moyen. Il travaille un peu pour vivre, puis il jouit à son aise du temps et de l’espace. Et cependant, il appartient à une race pauvre, mal outillée, qui ignore nos machines, qui n’a aucune idée de nos vastes entreprises. C’est que le nègre ne connaît pas ces bêtes tentaculaires, ces pieuvres épouvantables, ces parasites calculateurs que sont nos bourgeois…

Pardonnez-moi, camarades, cette petite digression — à laquelle je pourrais en joindre bien d’autres qui, toutes, montreraient la même chose, savoir que maintes populations barbares jouissent d’une plus grande liberté matérielle que l’artisan français. Et quand on pense que la France est peut-être le pays le plus riche du monde, on avouera qu’il y a là quelque chose d’effroyable… Eh bien ! la Confédération générale du travail a compris que c’est contre notre servage qu’il fallait tout d’abord employer les forces révolutionnaires. Et non seulement à cause de la fatigue musculaire, mais encore, mais surtout à cause de la dépression intellectuelle. La réforme sociale est avant tout affaire de raison, de savoir et d’ingéniosité. Plus nous disposerons de cerveaux aptes à réfléchir et à combiner, de têtes bien meublées, plus près serons-nous de la victoire. Oui, avant tout, il nous faut un prolétariat intelligent. Sinon, nous travaillerons au hasard, et nos conquêtes nous seront reprises. Or, le cerveau d’un homme qui a peiné dix ou douze heures ne peut fonctionner que très imparfaitement : pour avoir des cerveaux actifs, il faut du loisir. De là, l’importance capitale de la question des huit heures. Si elle ne pouvait se résoudre, la révolution serait renvoyée aux calendes.

Qu’on n’aille pas cependant conclure de mes paroles que je ne vois ici qu’une question de lutte. J’y vois aussi une question d’hygiène, de dignité et de bonheur immédiat. La journée plus courte permettra à l’ouvrier de s’occuper davantage de lui-même et des siens ; elle lui donnera une conscience plus exacte et moins humiliée de sa personne ; elle lui permettra de jouir un peu de la vie… de cette vie si brève et qui ne revient pas deux fois. Un homme exténué, qui a tout juste le temps d’aller dévorer sa pitance, ignore ce qu’il y a de charmant dans le simple spectacle des scènes quotidiennes. Comment voulez-vous qu’il s’intéresse aux monuments, aux jardins, aux rues, aux champs, à la forêt, comment voulez-vous qu’il goûte ces rêveries si douces qui naissent de l’harmonie des êtres et des milieux ?

Aux applaudissements agressifs des collectivistes, les jaunes opposèrent une attitude dédaigneuse. Le Déroulède cria :

— Nous voulons les huit heures comme vous ! Mais nous voulons les obtenir sans violence…

— Vous voulez les obtenir en léchant le c… des patrons ! beugla Jacquin l’Homard. Vous lécheriez mille ans !

— Après avoir parlé de la tactique du travailleur, reprenait Rougemont, occupons-nous de celle du citoyen. À la vérité, l’une n’est pas distincte de l’autre. Mais alors que nos pères révolutionnaires se laissaient gober par les politicards, nous prétendons subordonner les devoirs du citoyen à ceux du syndicaliste. Et c’est justice : le travail domine de haut les autres choses sociales…

Des jaunes protestèrent :

— La patrie !

— La famille !

— Sans travail, il n’y a ni patrie ni famille ! riposta François. Le travail est la puissance première des hommes : le reste vient par surcroît. Je répéterai donc avec énergie que les devoirs du travailleur envers ses frères priment les autres devoirs du citoyen. Ne comptons que sur nous-mêmes ! Usez, si cela vous chante, du bulletin de vote en faveur de ceux qui professent, ou prétendent professer le socialisme révolutionnaire, mais arrêtez là vos relations politiques. Le parlementaire est un animal professionnel qui se moque copieusement de vous. Mais quand il serait honnête homme, il ne peut presque rien. Il représente des intérêts trop divergents !… Passons ; j’ai hâte d’en venir à une question beaucoup plus grave. Vous m’avez déjà deviné : nous allons aborder le redoutable problème de l’antimilitarisme.

Un long frémissement agita les foules adverses. Tous les fauves palpitaient dans la cage. Rougemont, immobile, élevait à peine la main ; jamais encore sa voix n’avait sonné plus grave et plus pathétique :

— Ah ! oui, question profonde et redoutable ! Nul plus que moi n’en a été troublé. Car je ne suis pas de ces internationalistes téméraires qui renient leur pays. J’aime ma terre de France. Du reste, beaucoup de ceux qui croient aimer également les peuples se font illusion. Un Allemand se plie à des habitudes, à des règles, à des goûts mêmes qui ne sont pas les siens. Un Français, non. Un Français répudie la domination morale ou physique des autres races ; et la raison en est assez simple : n’est-il pas, après tout, le plus civilisé des hommes et le moins grossier. Voyez-vous, camarades, il serait affreux de vivre sous le joug des Allemands ou des Anglais. Même si le salaire était meilleur, la vie matérielle plus facile, nous ne pourrions le supporter. Nous ne sommes sans doute pas les plus énergiques des habitants de la planète, mais nous en sommes les plus délicats. Aucun bonheur ne nous serait possible si le milieu où nous vivons n’était plus le nôtre.

Les Jaunes approuvèrent avec une frénésie ironique :

— Vous vous servez dans notre assiette ! tonna le sculpteur Barrois.

— Il a tourné casaque !

— Vous allez voir si j’ai tourné casaque ! fit sardoniquement l’orateur.

Et tourné vers la loge jaune, il reprit :

— Donc, pour faire notre bonheur parfait, il nous faut la terre de France. Mais qui oserait dire que nous, les pauvres, soyons autre chose sur cette terre que de la viande à souffrance et de la viande à caserne ! Le pire Prussien, pourvu qu’il dispose de la pièce de cent sous, n’y est-il pas supérieur au malheureux bougre qui rôde les poches vides ? Tous les plaisirs, toute la beauté, tout le luxe, nos plus belles filles, appartiendront au cosmopolite riche : il possède la baguette de l’enchanteur. Toi, si tu n’as rien, tu vivras plus étranger dans ta patrie que le chien d’un rasta millionnaire. Si tu n’as rien, tu seras honni, méprisé, pourchassé et fourré en prison pour vagabondage. La patrie ! La patrie du pauvre ! C’est une fable, un symbole, une inscription sur un livret militaire ou sur un livre d’école, — la plus amère dérision. Ton droit, misérable, c’est de souffrir et de défendre le sol qui appartient à ton maître, à celui qui possède ! Pour lui, pour lui seul, la France consacre, chaque année, un milliard à sa marine et à son armée. C’est le budget de la frousse. Et c’est aussi le budget de l’imbécillité. Car notre armée et notre marine sont une blague ! Les bourgeois, en effet, ne redeviendront pas capables, comme leurs ancêtres, d’organiser une grande guerre victorieuse. Mais eussions-nous une bourgeoisie énergique, eussions-nous une armée parfaitement organisée, eussions-nous des généraux de génie, je n’en dirais pas moins : il faut purement et simplement supprimer le budget de la guerre et de la marine !

Toute la loge rouge se tassa dans une accolade ; la Trompette de Jéricho gronda comme une bête fabuleuse ; Isidore bavait, debout sur une chaise ; Fallandres était sorti de son coin, et, soulevant sa houppelande, applaudissait en claquant des mâchoires ; le géant Alfred, avec des imprécations, se donnait du poing sur la joue ; de toutes parts, on ne voyait que les trous noirs des bouches hurlantes, les yeux furibonds et les mains folles. La fureur des Jaunes égalait l’exaltation des Rouges. Le charcutier Varang suffoquait, le visage couleur de betterave ; les Sambregoy faisaient mine de bondir dans la salle, leurs faces vertes striées de cannelle ; le sculpteur Barrois oscillait comme un ours blanc, et donnait du front comme un bélier ; le Déroulède criait sans lassitude, avec une telle palpitation de la gorge, qu’elle semblait prête à se rompre : « Vive l’armée ! Vive l’armée ! Vive l’armée ! Vive l’armée ! » Et Christine, debout, pleine de pitié et de mépris, considérait la foule retentissante. Emporté par la frénésie universelle, Combelard agitait sa sonnette en dansant une sorte de gigue et l’abattait sur la table, d’un geste de forgeron.

— Il faut purement et simplement supprimer le budget de la guerre et de la marine ! tonna François, d’une telle force, qu’il rompit le tumulte. La France doit donner d’un bloc, sans une hésitation, l’exemple du désarmement. Et ce serait quelque chose de si grand et de si beau que l’univers entier applaudirait, que toute l’humanité se tournerait vers elle ! De ce jour seulement nous serions à la tête des nations et notre patrie deviendrait la patrie des hommes libres ! »

— Sous la botte de Guillaume !

— Une Pologne !

— Du mou pour les chats !

— Vendu ! Fripouille ! Viande à youpins !

— … vivants dans l’eau bouillante comme des homards !

Toutefois, le tumulte s’apaisait. La voix de l’orateur se forçait sur les oreilles, haute comme une cloche, précise comme un clairon ;

— Libre, superbe et triomphante ! déclama-t-il. Reine des peuples, déesse des misérables ! Si nous désarmions, avant dix ans, la France serait une terre de pèlerinage… la Mecque des hommes. Avant vingt ans, les autres nations auraient suivi son exemple. Quant à faire de nous une Pologne, qu’ils y viennent ! Avez-vous donc oublié les enseignements de l’histoire ? Ne savez-vous pas que nos grandes armées, nos victoires innombrables — nous avons remporté à nous seuls autant de victoires que toute l’Europe réunie ! — n’ont tout de même abouti qu’à l’écrasement de Waterloo et à l’écrabouillement de Sedan ? Au contraire, l’Italie, démembrée pendant des siècles, l’Italie qui ne compte pas ses défaites, est devenue une nation libre ! C’est qu’elle est peuplée par une race bien nette, bien définie, sur laquelle l’étranger n’a pu imprimer sa marque. La France asservie, elle, la plus intelligente des nations, elle qui a le plus agi sur les esprits et sur les cœurs ! Allons donc ! ce n’est pas possible… cela n’arrivera point ! Et si cela devait arriver, ce ne sont pas les armées qui y apporteraient obstacle. La défaite de nos troupes, je le dis avec mélancolie mais avec la force de la vérité, cette défaite serait presque certaine, car nous n’avons plus le tempérament grossier des peuples militaires. Et les peuples qui hurleraient d’indignation si l’on démembrait une France désarmée, laisseraient déchoir une France guerrière : elle ne serait qu’un pays comme les autres… Aussi, je le répète sans scrupule : il faut que nous donnions le magnifique exemple du désarmement. Alors seulement nous serons une nation aimée et admirée parmi les nations, alors seulement, tous les cœurs se tourneront vers nous, alors seulement, l’idée qu’on puisse toucher à la France paraîtra un sacrilège tel qu’aucun tyran ne s’y risquerait !…

Le délire reprit. La loge jaune poussa des mugissements si rudes que François dut s’interrompre :

— On va leur casser la gueule ! cria Dutilleul.

Les Six Hommes se précipitèrent, trique haute : le charcutier Varang, les deux Sambregoy, le Déroulède, se préparaient au combat. Mais Christine, le visage hardi et les yeux fiers, intimida les Six Hommes, tandis que Rougemont s’écriait avec véhémence :

— Citoyen Dutilleul, vous faites le jeu de nos adversaires !

Dutilleul recula en grondant ; les Six Hommes baissèrent leur triques ; l’orateur reprit avec rudesse :

— Ces scènes sont intolérables et ridicules. Vous les jaunes, vous savez bien qu’on n’écouterait pas votre orateur, si vous m’enleviez la parole. Je suis à la fin de mon discours. Pour m’empêcher de dire quelques mots encore, allez-vous rendre le but de la réunion inutile ? Ou sinon, croyez-vous que Deslandes n’est pas à la hauteur de sa tâche ?… Quant à vous, camarades, rappelez-vous que nous avons pris l’engagement d’être calmes !…

— On se verra dehors !… menaça Dutilleul.

— Et gare à vos os de crétins ! répliqua l’aîné des Sambregoy.

C’était le dernier sursaut de la crise. Les jaunes se turent, comprenant que le tumulte ne pouvait aboutir qu’à leur déconfiture. Rougemont acheva son discours à peine entrecoupé de murmures :

— Nous pouvons prêcher avec sérénité l’antimilitarisme. C’est le devoir de chaque père d’élever ses petits en haine de la discipline sauvage et du servilisme des casernes. Nos conscrits doivent partir la rage au cœur… D’ailleurs, jamais propagande ne fut aussi efficace. Après la première brèche faite dans le préjugé, elle a été secondée par d’invincibles instincts. Tout homme libre réprouve l’abjecte condition du soldat ; la préoccupation constante des conscrits n’est-elle pas d’échapper à leur esclavage ? Avant 1870, les familles sacrifiaient leurs économies pour acheter des remplaçants, et c’est encore le cas pour nos petits voisins belges et hollandais : là, les grands et les petits bourgeois, voire les ouvriers qui ont un léger pécule, chargent le marchand d’hommes de délivrer leur progéniture. Lors d’une tournée de propagande, dans une province belge, j’ai assisté à un tirage au sort : on peut difficilement se figurer le délire joyeux de ceux qui tiraient un bon numéro. Donc, le service militaire est naturellement exécré par tous les hommes. S’ils se résignent, c’est qu’ils sont contraints ; ou parce qu’on leur persuade qu’ils remplissent un devoir sacré. Qu’on leur fasse comprendre que ce devoir est une frime, ou que la contrainte pourra être dominée, et les pauvres diables seront prêts à la révolte. Voilà pourquoi notre campagne fait des progrès si considérables. Elle en fera bien plus encore ! La semence a levé. De toutes parts pousse le blé vigoureux de la pensée. L’idée du drapeau, l’idée de la grande Famille, l’idée de la Gloire deviennent aussi ridicules que l’idée de la Sainte Trinité ou de l’Immaculée Conception. En retour, la solidarité s’accroît avec une puissance égale aux forces de la nature. Les hommes conçoivent mieux l’horreur de la guerre ; ils mettent leur foi et leur espérance dans le savoir, dans la raison, dans le travail ; ils savent que les peuples guerriers ne peuvent rien contre les races industrielles : aux hommes de France d’allumer la torche sublime de la Paix, de faire le geste auguste et magnifique du Désarmement !

Rougemont se tut. Les communistes épuisaient leur énergie à l’acclamer et à l’applaudir : les cris de haine, de rage et de mépris des jaunes n’étaient plus qu’un prolongement du triomphe. À peine si on daignait leur répondre. Combelard, sa face hilare tournée vers les faces fanatiques, comprit qu’il fallait attendre avant de s’attaquer au cyclone. Une seule voix dominait par saccade le déferlement de la clameur — la voix de la Trompette : elle avait des gammes suraiguës et déchirantes qui transperçaient les sons comme une lame d’acier transperce le cuivre.

La tactique de Combelard se démontra excellente. Devant le président immobile et la scène sans orateur, une à une les curiosités naquirent. Elles dominèrent à mesure que s’épuisaient les larynx. La multitude désira une autre action que la sienne. Beaucoup qui auraient hué Deslandes, s’il était apparu tout de suite, furent impatients de sa présence.

— Ousqu’y se cache, le jaune ? cria un maréchal ferrant couvert de limaille.

— Il a la frousse !

— Faites-le donc voir, eh ! Combelard !

— Donnez-lui du vulnéraire.


Deslandes apparut brusquement, serré dans son complet veston, long, maigre, agile et hardi :

— Me voilà ! fit-il avec un rire sec.

Les ricanements et les bravos, s’entreheurtèrent. Combelard avait saisi sa sonnette. Il lança deux volées et déclara :

— N’oubliez pas, camarades, que nous avons promis d’écouter le citoyen Deslandes jusqu’au bout !

— Je n’en demande pas tant, gouailla Deslandes. Quelques grognements ne sont pas pour me déplaire, pourvu qu’on écoute dans les intervalles.

Puis, reprenant son air froid et dur :

— Nous allons bien voir si les révolutionnaires sont capables de tenir parole !

Il se recueillit, la tête basse, puis relevant ses yeux faits pour braver la foule et non pour la conquérir, il parla sèchement :

— L’orateur que vous venez d’entendre vous a expliqué, à sa manière, la condition du prolétariat contemporain. Il vous a, une fois de plus, dépeint le travailleur comme un pauvre diable sacrifié à des conditions économiques féroces et le patron comme un mangeur de chair humaine. Il envoie bien le couplet et je crois même qu’il est sincère. Au fond, il vous sert la même viande creuse que les socialistes parlementaires. En dressant l’un devant l’autre l’exploiteur et l’exploité, en faisant du second une victime et de l’autre un bourreau, il nous montre qu’il comprend le mécanisme de la société comme un poète et non pas comme un sociologue. À l’entendre, une société serait une création de quelques volontés humaines, un ensemble dont nous pouvons démonter le mécanisme et dont notre raison est capable de faire voir les défauts et les qualités. C’est une vue bien petite et bien insuffisante. Une société résulte d’une multitude d’instincts, de désirs, de luttes, de tâtonnements, de travaux ; elle est l’œuvre de cent générations ; elle a dû lutter contre des fatalités intérieures et extérieures si nombreuses, que personne ne peut s’en faire une idée…

Les révolutionnaires écoutaient d’un air de tolérance dédaigneuse. Les jaunes constataient, avec dépit, la voix sèche de l’orateur et son débit saccadé. François, la tête brûlante, en proie à une agitation dont il démêlait mal la cause, crut pouvoir quitter la salle pendant une demi-heure.

— Ni les bourgeois, ni les prolétaires ne sont de force à changer une société comme la société actuelle, continuait Deslandes. D’abord, parce que cette société a subi trop récemment des modifications importantes. Ensuite, parce que les classes, comme vous les appelez, n’existent en vertu d’aucun privilège saisissable. En 1789, il y avait une royauté et une aristocratie, d’ailleurs minées depuis plusieurs siècles. Aujourd’hui, ceux qui dominent sont purement et simplement des parvenus. C’est tellement vrai, qu’il y a peu de fortunes qui durent plus de deux ou trois générations. Par suite, les situations acquises sont, pour l’immense majorité, le produit d’une concurrence. Le pauvre est un homme qui lutte mal, voilà tout… soit par ignorance, soit par manque d’énergie, soit par manque d’intelligence, ou encore par suite d’ivrognerie, de vices ou de désordre…

— T’es pas ici pour nous insulter ! cria Haneuse Clarinette.

— Salaud !… les pauvres sont plus intelligents et moins ivrognes que les exploiteurs.

— La ferme !… À l’égout, la jaunisse !…

Malgré le tintamarre, la salle restait maniable ; et la sonnette de Combelard allait obtenir le silence, lorsque Varang se leva :

— La jaunisse se fout de la rougeole !

— Cassez-lui la gueule ! riposta Haneuse.

La loge jaune et la loge rouge se dressèrent ; la salle déferla ; la tempête souffla soudaine, absurde et indomptable. Les Six Hommes s’étaient tassés près de la loge rouge, tandis qu’une escouade amie se glissait devant la loge jaune. De toutes parts, les triques, les gourdins à nœuds, les cravaches oscillaient, tournoyaient ou décrivaient de longues spires. Un garçon boucher retroussait ses manches et hurlait sans intervalles : « À la lutte ! À la lutte ! » Deux graisseurs de wagons grimpèrent sur une corniche ; un terrassier faisait le geste de défoncer la scène ; les Bossange, Émile Pouraille et Gustave Meulière accouraient à la file, les mains posées sur les épaules les uns des autres ; Fallandres, le chapeau enfoncé dans la tête, la houppelande au vent, sautelait comme une hyène ; Isidore bondissait et rebondissait au hasard, sa face de sable retroussée par des rictus.

Pendant quelques minutes, toute la salle houla au hasard de la tempête. Mais quand on vit le géant Alfred et Étienne Bardoufle franchir le rebord de leur loge et retomber parmi les Six Hommes, il se fit une vaste attente ; les corps, les bras, les cannes, les gosiers se ralentirent. Alors, on entendit le meuglement de Gourjat :

— La loge rouge défie la loge jaune !

— Que ceux qui ont du poil aux dents se montrent ! clama le géant Alfred.

— Qu’ils aient seulement du poil aux pattes ! gouailla Dutilleul, pendant qu’Étienne Bardoufle exhibait ses mains velues.

L’homme tondu, à son tour, s’était précipité de la loge jaune. Les deux frères Sambregoy suivirent, agiles comme des panthères. Et Varang, assis à califourchon sur le bord écarlate :

— Ceux qui voudront des patates en boufferont !

— À la lutte ! À la lutte ! suggérait toujours le garçon boucher, dressé sur une stalle.

— Homme contre homme ! proclama Bardoufle. Rien dans les mains, rien dans les poches !

Il ployait son bras d’Ajax et faisait volter les biceps. L’homme tondu, montrant à son tour « ses pommes de terre », éjaculait :

— Viens-y, feignant ! Viens tâter ma viande si tu as de la moelle.

Il s’avançait ; la foule s’écartait à son passage. L’escouade jaune suivait le sillage ; les deux frères Sambregoy marchèrent la canne en garde.

— En avant ! claironna Gourjat la Trompette.

Il s’élançait près d’Alfred, pendant que Dutilleul et les Six Hommes s’ébranlaient d’un mouvement militaire.

— Camarades ! hennissait Combelard, laissez parler l’orateur.

La salle ignorait ses cris, ses gestes et sa présidence. Et quand on vit l’homme tondu et Bardoufle face à face, des rauquements approuvèrent : ainsi les fils de la Louve acclamaient les gladiateurs ou les fauves. Puis il se propagea un calme étrange. Le géant Alfred, Taupin à la tête de granit, Gourjat, Dutilleul et les Six Hommes s’arrêtèrent en demi-cercle ; de même l’escouade jaune, les Sambregoy, le Déroulède, le charcutier Varang. Tous acceptaient le duel, la tradition symbolique des champions. Combelard même arrêta son larynx et sa sonnette ; et l’on vit Christine, magnifiquement pâle, détourner seule la tête, pleine de dédain et de dégoût.

— À la lutte ! À la lutte ! répétait encore le garçon boucher.

Ni Bardoufle ni l’homme tondu ne savaient comment s’attaquer. La force était en eux, brute et hasardeuse. Pleins de confiance dans les puissantes machines de leurs bras et de leurs poitrines, ils se regardaient en face. Bardoufle ressemblait à cette bête fabuleuse dont le squelette porte, dans nos musées, le nom de mégathérium. Il en avait la structure hideusement trapue, les fémurs brefs, les vastes côtes. Il oscillait avec lenteur, ses mains pleines d’un poil acajou, les maxillaires bossuant les joues massives. L’homme tondu ressemblait au lutteur cosaque Padoubny : posé sur des colonnes rondes et dures, ses pectoraux saillant sous la veste, il tenait ses deux bras en cercle, d’un geste lourd et redoutable.

— Me v’là ! dit-il, en avançant son visage entrelardé contre celui de Bardoufle. T’as demandé un homme !

— Attention ! cria Bardoufle. Je vas chauffer.

— Chauffe, ma vieille… et prends seulement garde de ne pas refroidir !

Ils hésitaient cependant, gênés par le premier geste. Mais un personnage sournois poussa l’homme tondu dont la main s’abattit sur la joue de Bardoufle : elle y laissa une empreinte pourpre. Le terrassier se précipita. Ni sa masse ni sa structure ne se prêtant à l’offensive, il rata l’adversaire et « encaissa » un coup de poing sur le crâne.

Alors, il s’arrêta, campé d’aplomb, d’un air méditatif. Ses yeux bronzés jetaient une phosphorescence ; ses mains étaient entr’ouvertes comme des pinces ; toute sa tactique se portait à saisir l’adversaire.

— T’as ramassé, hein ? ricanait l’homme tondu.

Bardoufle chercha une réplique et ne trouva qu’un grognement. Isidore répondit à sa place :

— Deux petits sous ! Gare la grosse monnaie !

Le jaune esquissa une attaque de face, et comme le terrassier dilatait ses pattes, il passa de côté, il tapa sur une omoplate. Ce faisant, il trébucha ; les serres de Bardoufle le happèrent.

— À la lutte ! À la lutte ! croassait le garçon boucher.

L’homme tondu accepta le corps à corps. Il cherchait une prise, tandis que les tenailles, infatigablement, l’attiraient. Un de ses bras roula autour du crâne de Bardoufle et souleva l’opaque mâchoire, mais la nuque du rouge aurait porté une muraille. L’homme tondu se sentit basculer. Il n’eut que le temps de lâcher la tête et de contrecarrer l’étreinte de son antagoniste. Et, pendant plusieurs minutes, ces musculatures maladroites craquèrent. Le jaune voltait, oscillait, tentait le coup d’Odysseus contre le Télamonien. Bardoufle, ses colonnes écartées, resserrait sa pression avec patience. Il ne comptait que sur sa force ; il savait que toute tactique tournerait contre lui. Des coups plurent sur ses épaules ; il abaissa sa face pour éviter qu’on ne lui pochât les yeux. Et il étreignait toujours ; il dépensait son énergie à la manière des presses hydrauliques, avec une lenteur invincible… Enfin, Bardoufle triompha : il tenait le torse du jaune, son regard de tapir reflétait une joie obscure, et inclinant sans hâte le vaincu, il le déposa sur le sol, il l’y appliqua, il l’y tassa. Alors, seulement, avec un balancement du torse, il grogna : « Hein ? Hein ? » Et il tendit à son adversaire une main pleine de bonhomie.


Interrompue par l’épisode, la bagarre reprenait. Les Six Hommes fondirent sur la cohorte jaune. Dutilleul croisa la canne avec Victorien Sambregoy ; le petit Taupin, faisant face au Déroulède, cherchait à lui planter un coup de crâne ; Varang élevait ses poings violets vers le géant Alfred ; Jacquin dit l’Homard opposait ses pinces écarlates à la canne de Télesphore Sambregoy, et Gourjat imita successivement le clairon, le tocsin, le tambour et le bruit du canon.

La mêlée fut brusque et incohérente. Les joues de Dutilleul se braisèrent comme un bifsteck sur le gril ; le chapeau d’Isidore vola aux frises ; la tête de Jacquin l’Homard claqua sous la canne de Télesphore ; le Déroulède reçut un bon coup de crâne dans le thorax, et le paya d’un martelage dans les vertèbres du petit Taupin ; les Six Hommes menaient grand tapage de crosses et empochaient des tapes par intermittences ; le charcutier Varang insultait démesurément Alfred le Géant rouge.

— Avale, fripouille ! hurla Dutilleul, qui parvint à placer un coup si roide que Victorien chancela.

Deux ou trois cinglées du maître d’armes rétablirent la balance : le sang commençait à gicler. Le petit Taupin s’était dégagé ; il surveillait le bâton pesant du Déroulède. Jacquin l’Homard venait de placer ses pinces, il les enfonçait avec une férocité joyeuse dans le cou vert de Télesphore ; mais une volée lui tuméfia la face, un de ses yeux se ferma sur une poche soufre et argile.

Cependant, le charcutier s’était frayé une route le long de la rampe. Il apparut devant Alfred, la lèvre supérieure retroussée sur des dents aussi éclatantes que les dents d’un nègre. C’était un homme de cent quinze kilos. Ses épaules s’enflaient comme des jambons ; il se calait sur de bonnes jambes d’Auvergnat, lentes et tenaces, dures et flexibles ; son thorax rappelait celui des gorilles, cerclé de grosses côtes, spacieux, dense et gonflé de muscles. Malgré ses pattes courtes, il dominait de la tête les combattants ; mais Alfred s’élevait plus haut encore. Moins trapu, le géant développait des biceps comparables à des pastèques ; son torse abritait des poumons au grand souffle ; un sang plein de fer lui bouillait aux veines.

— Fait chaud là-haut ! ricana Varang… Mais c’est pas un demi-pied de plus qui fait les vrais colosses…… Je t’avalerais !

La bagarre l’avait saoulé. Il possédait cette confiance de l’homme qui n’a jamais touché des deux épaules. Chaque fois qu’il était entré dans une baraque, il avait « tombé » les lutteurs. S’il n’avait pu vaincre complètement Laurent le Boulonnais, champion de Paris, c’est qu’on avait dû interrompre le match. Il attaquait Alfred avec la certitude d’une victoire, sachant que le colosse ne pratiquait aucun sport et estimant que lui, Varang, avait autant de force, avec plus de résistance :

— J’en ai roulé de plus longs que toi ! ricanait-il.

— À la lutte ! À la lutte ! s’acharnait le garçon boucher.

Il se fit un nouveau vide. Les Six Hommes et la cohorte jaune cessèrent de taper. Le petit Taupin et le Déroulède firent trêve. Seuls les Sambregoy, Dutilleul et l’Homard s’acharnaient à la bataille.

— Sur la scène ! cria Isidore.

Varang, frottant l’une contre l’autre ses paumes houilleuses, se préparait au combat avec méthode, bien calé, l’œil au guet. Alfred, homme sanguin, qui s’aveuglait devant le danger, prit une vaste inspiration et se précipita. Ses poings sonnèrent ; on vit saigner une pommette du charcutier. Puis les membres énormes se nouèrent. Varang, les cils mi-clos, distillait un regard mince comme une étincelle électrique. Les yeux d’Alfred saillaient avec des miroitements d’eau courante. On voyait s’enfler leurs cous, les veines saillir en cordes bleues, les faces, à chaque étreinte, devenir plus bestiales.

Alfred fila en l’air. Varang le balançait pour rendre la chute plus lourde, mais le colosse, pesant d’instinct sur la face violâtre, sut amortir la chute et retomber sur ses pieds. Les halètements reprirent ; le charcutier esquissa des crocs-en-jambe et des prises de tête.

Enfin, sous un effort énorme, Varang toucha le sol. Il n’y demeura pas : pivotant et roulant, il se releva en force, au milieu des vociférations et des applaudissements, se dégagea, tourna vivement autour d’Alfred et le saisit par derrière ; les corps voltèrent et rampèrent l’un sur l’autre. À ce spectacle, les Sambregoy saignants, Dutilleul, la face en hachis, l’Homard, une de ses pinces tuméfiées, Taupin, le Déroulède, l’Homme tondu, la Trompette de Jéricho, Isidore Pouraille et les Bossange, hurlèrent comme des loups ; toute la haine dormante des bêtes sociales s’éveillait au choc des athlètes. Ils avaient défoncé la faible barrière de l’orchestre ; ils coulèrent jusqu’à la loge du souffleur. Là, Alfred échappa aux étreintes ; son poing martela la face du charcutier, mais Varang faillit lui rompre la mâchoire d’un coup à la volée et le ressaisit avec des rauquements de fauve. Un croc-en-jambe fit trébucher le Géant rouge ; tous deux perdirent l’équilibre ; la lutte reprit à terre, farouche, convulsive, implacable. Entre deux étreintes, ils se bossuaient le visage à coups de poing ou se donnaient du genou dans le ventre. Le nez du géant, craquelé, lançait deux jets pourpres ; le charcutier cracha des dents ; une de ses oreilles oscillait, mi-arrachée, comme une loque trempée dans la cochenille.

Soudain, ils se lâchèrent. Haletants, avec des regards d’assassins, ils proféraient des menaces :

— Je te boufferai les foies !

— Je vais faire gicler ta mouscaille !

Toute loyauté avait disparu. Les yeux étaient fixes et sinistres, les bouches devenaient des mufles. Ils ne songeaient plus qu’à se porter le mauvais coup qui assure la victoire, fût-ce au prix d’un meurtre. Et le chœur les excitait :

— Fais-en du hachis, Alfred !

— Hardi, Varang ! Découds-lui le ventre !

— Le charcutier cane !

— C’est le typo qui a la trouille !

L’attente commençait à les énerver. Elle devint insupportable au Géant rouge qui se rua en foudre. Le sang ruisselait davantage. Les deux hommes ne cessaient plus de frapper : le typographe eut la lèvre fendue ; une bosse lui poussa vers la tempe ; puis son œil s’enfla tandis qu’une dent jaillissait de sa bouche avec un jet écarlate.

La paupière de Varang fit ballon sur l’œil gauche ; sa mâchoire craqua. Enfin le charcutier envoya un coup de pied qui désarticula la cheville du géant. Alfred trébucha, avec un cri de douleur, et l’autre se précipitait pour achever sa victoire, lorsqu’un coup en plein ventre lui rompit le souffle et le jeta contre le sol. Le géant, lui mettant un genou sur la poitrine, rauqua :

— Je vous prends tous à témoin que je peux le massacrer !


Les clameurs se heurtaient comme des troupeaux. La multitude révolutionnaire se tassa derrière Dutilleul, les Six Hommes, Bardoufle, Isidore, l’Homard, le petit Taupin, la Trompette de Jéricho. La cohorte jaune se massa devant la loge, avec les deux Sambregoy, le Déroulède, l’Homme tondu. Quelques hommes courageux la rejoignirent ; mais elle ne formait qu’un îlot devant le flot des rouges. Pourtant, ceux-ci hésitaient : les armes dangereuses commençaient à luire. On vit des lames de couteau et des revolvers, une épée triangulaire avait jailli de la canne de Télesphore ; il criait, d’une voix d’assassin :

— Je tue !

Son frère, à son tour, tira l’épée. Et Gourjat chanta avec la force d’une cloche :

Debout ! les damnés de la terre,
Debout ! les forçats de la faim.
La raison tonne en son cratère,
C’est l’éruption de la fin !

La masse entière s’ébranla.


Christine n’avait pas voulu s’éloigner. Debout, face à la foule, elle considérait avec un sourire amer ce déchaînement où elle reconnaissait les instincts qui s’opposent aux entre-aides profondes, les haines qui exigent la contrainte, les férocités qui ne plient que sous la force.

Deslandes tentait de l’entraîner. Elle refusait, elle était saisie du besoin de braver la foule, qui est au fond des âmes autoritaires. Lui-même, convulsé par la défaite, se serait jeté dans la bataille, s’il n’eût fallu protéger la jeune fille.

Tout craquait. La masse communiste arrivait irrésistible ; des revolvers luisaient aux mains fiévreuses ; les deux Sambregoy tenaient toujours leurs épées prêtes. Et une bande de fuyards, envahissant la loge jaune, rompait la charpente, se piétinait dans un délire d’épouvante. Étreinte par des corps chauds et haletants, Christine essaya de se dégager : la masse de chair s’épaississait, son poids devenait intolérable, des cris d’épouvante, des râles d’asphyxie s’élevèrent…

Soudain, une voix descendit sur la multitude. Par sa force, par son rythme, elle rompit les rumeurs discordantes. Et les révolutionnaires reconnurent Rougemont. Il abaissait vers la salle un visage affligé, des yeux pleins de reproche ; ses bras se levaient en croix ; il criait :

— Vous voulez donc que cette salle soit envahie par la police ? Vous voulez que les exploiteurs se réjouissent de vous voir passés à tabac, que les juges fassent moisir les meilleurs d’entre vous dans les prisons ? Camarades ! vous gaspillez misérablement votre énergie, vous faites le jeu de vos ennemis, vous allez passer pour des brutes intolérantes…

Déjà l’attention naissait dans les cervelles ; la mimique de l’orateur, la tristesse mêlée à la gronderie, l’apaisement brusque de Dutilleul et des Six Hommes, d’Alfred le Rouge, d’Isidore Pouraille, de Gourjat, dissolvaient les colères. Une minute, le flot tournoya sur lui-même, puis il se disjoignit, il se dispersa, il se perdit en remous solitaires. Quelques poings se levaient encore au fond de la salle, une femme vitupérait en brandissant un parapluie ; un adolescent miaulait, hissé sur une corniche ; un homme velu, la tête enveloppée de linges, battait la mesure avec une pipe culottée ; les deux Sambregoy n’avaient pas abaissé leurs lames, et le Déroulède tenait sa canne sur l’épaule droite, comme un fusil.

Ces gestes n’avaient plus qu’un sens emblématique. Combelard recouvrait son visage hilare, les fuyards cessaient d’écraser Christine. Et Rougemont continuait avec mélancolie :

— Nous avions garanti la parole à nos adversaires… et cette réunion n’avait d’autre but que de laisser leurs opinions se heurter librement aux nôtres. Si j’avais cru un seul moment que l’engagement serait violé, je me serais interdit de prendre la parole, car je ne connais pas, pour un orateur, de pire abaissement que d’être escorté par ses partisans à la manière dont un préfet de police est escorté par les brigades centrales. En réduisant mon contradicteur au silence, vous vous êtes conduits comme si vous aviez peur de l’entendre. J’exprime sincèrement mes regrets au camarade Deslandes, j’exprime aussi tous mes regrets aux dames qui ne s’attendaient sûrement pas à être bousculées et presque piétinées en répondant à votre appel !

Son regard s’était porté sur Christine ; mais les dames éparses prirent l’excuse à leur compte. Une cardeuse de matelas, aux narines poilues, envoya des deux mains un baiser ; trois jeunes brunisseuses exprimèrent une gratitude tendre ; une chocolatière détacha un œillet de son corsage et l’envoya à toute volée, tandis que mainte commère faisait un murmure flatteur. Alors, les derniers frissons de l’émeute s’éteignirent. L’orateur sut qu’il dominait, par le léger prestige de la parole, cette multitude que soulevaient naguère tant de forces sauvages. Il put conclure au sein d’un profond silence.

— Camarades, vous réparerez le dommage que vous avez fait à votre bonne renommée ; vous demanderez d’une seule voix que le camarade Deslandes remonte à la tribune et qu’il continue son discours ; vous prendrez l’engagement solennel de l’écouter sans une seule fois l’interrompre, et vous montrerez ainsi que la révolution prochaine aura cette force de domination sur elle-même, faute de laquelle la Révolution bourgeoise de 1789 a raté sous le talon de Bonaparte, la révolution de 1848 sombré dans le gouffre impérialiste et la Commune subi l’outrage et la férocité de Foutriquet…

Un long frémissement parcourut la masse des Rouges, mais personne ne protesta. De nouveau, le regard de Rougemont obliqua, furtif, presque soumis, vers Christine ; elle comprit l’hommage et, devant cette foule domptée, elle le goûta comme une victoire. Deslandes demeurait roide, le visage dur, la bouche tendue. Et quand Combelard s’écria : « La parole est au camarade Deslandes », il répondit, penché au rebord de la loge jaune, d’une voix dédaigneuse :

— Je remercie monsieur François Rougemont d’avoir sollicité en ma faveur l’indulgence de ses amis. Mais c’est lui seul que je remercie. Quant aux autres, ils peuvent être persuadés que je ne leur garde aucune rancune. Ils sont dans leur rôle, ils agissent selon la tradition de leur parti qui, de tout temps, fut un parti d’intolérance et de sauvagerie. C’est moi qui suis sorti de la sagesse, en acceptant de parler dans une réunion dont ils sont les promoteurs. Je devais savoir d’avance que la parole me serait coupée et qu’à des arguments logiques, on n’opposerait que des cris ou des actes de brutes. L’expérience me suffit ; elle me suffira jusqu’à la fin de mes jours. Je saurai désormais que toute séance contradictoire organisée par des révolutionnaires est un leurre et un piège, je me garderai d’y exposer ma dignité et j’engagerai les hommes raisonnables à n’y jamais mettre les pieds.

Cette déclaration, dont le ton de mépris s’était accru à chaque phrase, fit renaître les colères. Un long grondement parcourut les rangs rouges. Mais le regard de François se portait sur les meneurs — Alfred, Dutilleul, Pouraille, la Trompette de Jéricho — et la salle ne bougea guère. Isidore eut même l’idée de joindre des applaudissements ironiques aux applaudissements des Jaunes, un vent de jovialité souffla : on envoyait des baisers burlesques, on lançait des fleurs imaginaires ; le Paradis battit un ban et un camelot meugla, sur un air de cantique :

J’ai la jauniss’, j’ai la jauniss’ !
J’aime la galett’ et l’pain d’épice !
Je marche avec les proprios,
Je cir’ les bott’ et rince les pots !

Déjà Deslandes était sorti de la salle, emmenant Christine. Varang, le sculpteur Barrois, l’Homme tondu, les deux Sambregoy, le Déroulède lui faisaient une escorte militaire. Et un loustic jaune, juché sur un fauteuil, ripostait à la facétie rouge :

J’ai la rougeole, j’ai la rougeole ;
Ça m’ démange dans les guibolles,
Tant qu’à turbiner pour mon pain,
Zut ! y m’pousse un poil dans la main !