La Vague rouge/chap.I,8.

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La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 140-197).
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1re partie


VIII


Ainsi agissait de toutes parts la propagande de François Rougemont. Elle se répandait de la Butte-aux-Cailles, des rues loqueteuses et branlantes, à ce quartier qui grandissait parmi les terrains vagues, alimenté par une artère de tramways mécaniques. C’était déjà, par soi-même, un terroir révolutionnaire, mais d’esprit obscur et incoordonné. L’action de François l’orientait ; les compagnons affluaient aux Enfants de la Rochelle, et le révolutionnaire visitait les chantiers, se montrait chez les mannezingues, organisait des réunions, ne méprisait ni les concerts ni les guinguettes.

Il eut sa légende ; elle prenait sa source dans cette Soirée des Cadavres où il avait su émouvoir le populaire. Sa personnalité plaisait aux femmes autant qu’aux hommes, et réjouissait même les enfants. Lorsqu’il accompagnait Gourjat la Trompette de Jéricho, Philippine oubliait d’être acariâtre ; il charmait Mme Jeannette Meulière ; Mme Fallandres et sa fille l’accueillaient avec faveur : il dut, à deux reprises, partager la poule dominicale ; la mère du petit Taupin se mettait sur le pas de sa porte pour le voir passer ; Adèle Bossange demeurait béante devant sa barbe ; Antoinette Perregault lui eût obéi aussi diligemment qu’à Alphonse lui-même ; la veuve du puisatier Préjelaud et la mère Alexandre semaient sur son passage un sel de louanges ; Mme Bihourd se coiffait avec soin et avait fait dégraisser ses corsages chez le teinturier. D’ailleurs, il ne dédaignait pas de les convaincre. De même qu’il poussait Georgette Meulière, la petite Reine, la longue Eulalie, Jacqueline Deshauts, Mathilde Farre, à organiser un syndicat de brocheuses, de même faisait-il reluire aux yeux des ménagères la lutte contre l’alcoolisme et les droits de la femme.

À sa propagande de quartier, il alliait une action incessante dans les ateliers du boulevard Masséna. Il avait puissamment resserré les liens moraux qui unissaient à la C. G. T. les typographes, les minervistes et les relieurs de Delaborde. Alfred le Géant rouge venait plusieurs fois par semaine aux Enfants de la Rochelle, avec Vérieulx, Pierre Laglauze, dit l’Endive, Berguin-sous-Presse, Auguste Vanneraud, Louis Marihaye, Coste, Bachelet et Vidrequin.


À la période de propagande, Rougemont avait l’habitude de faire succéder ce qu’il appelait les leçons de choses. Elles consistaient à discipliner, à « épousseter et à écheniller » le district. Il fallait mettre à l’index les patrons qui se dérobaient aux engagements, en contraindre d’autres, menacer ou persuader les ouvriers marrons, pourchasser les jaunes, se porter au secours des grévistes, pousser les mécontents à la révolte ou au sabotage. Ces opérations se faisaient selon le hasard ou les circonstances. Elles débutèrent à la Maison Blanche par la mise à l’index de l’imprimerie Boucharlat.

Boucharlat, qui donnait du travail à une quarantaine de compositeurs, de minervistes et de brocheuses, occupait une longue bâtisse derrière les usines de Caillebotte. C’était un endroit ruineux. Les ateliers se développaient en longueur, éclairés par des fenêtres basses ; la nature, reprenant ses droits sur la façade, la charpente et la toiture, mordait à l’aide des lichens, crevassait par les racines des linaires ou des giroflées, trouait par les guêpes maçonnes et rongeait par les souris.

Pierre Boucharlat, sous le masque d’un bon singe, le nez plat avec de gros trous poilus, un collier de barbe pie et des yeux craquelés, gardait l’âme d’un homme du troisième empire, prêt à chanter les canards et à chambarder les capucins. Il ne connaissait rien de plus beau que la république, et comme s’il doutait encore de son existence, ne cessait de la proclamer. Il ne fallait pas lui en demander davantage. Le syndicalisme ne lui représentait qu’une forme de la fainéantise universelle. Et il disait :

— J’admets la fainéantise ! Si tu veux serrer ton ventre, serre-le. Si tu veux vivre de quatre sous, vis de quatre sous. Mais si tu veux le feu et la marmite, il te faut raser le poil que tu as dans la main ! Moi, je n’avais pas un rond ; mon père était cantonnier, il nourrissait quatre garçons et cinq filles. J’ai travaillé à quatorze ans. Quand il a fallu faire dix-huit heures, j’ai fait dix-huit heures ; quand il a fallu passer des nuits, j’ai passé des nuits. On m’a payé ce qu’il a fallu, j’ai même fait la grève avec les autres : je ne suis pas contre la grève. Seulement, la grève pour ne rien faire, ce n’est pas la grève, c’est le syndicalisme, et le syndicalisme, c’est la confédération générale des fainéants !

C’est un propos qu’il répétait volontiers et qui le faisait rire. Au fond, il n’avait pas d’inquiétude : il était sûr que le syndicalisme claquerait comme les ateliers nationaux et la Commune. Il avait les huit heures en abomination. C’était la ruine, l’ivrognerie et une nouvelle invasion des Prussiens. Lui-même ne comptait pas son temps. Assez malhabile, ayant peu d’entregent et aucune roublardise, il ne devait sa petite fortune qu’à une vigilance fantastique et à des veillées continuelles. Pour jouir de l’emploi de la marque syndicale, qui lui assurait quelques débouchés, il s’était engagé par contrat à n’employer que des artisans affiliés à la Fédération française des travailleurs du livre. Il le regrettait. Depuis qu’il avait donné sa signature, il subissait cent menues servitudes.

Surtout l’attitude de certains ouvriers l’exaspérait : ils avaient l’air de ne pas le connaître, ils arrivaient à l’atelier comme des gens d’une autre race, disaient à peine bonjour, coupaient leur besogne, quelle qu’elle fût, à la seconde même où sonnait l’heure de la sortie, accueillaient les observations avec roideur, dédain, gouaille, ou même faisaient mine de ne pas les entendre. Les mêmes hommes s’appliquaient à ne jamais dépasser une certaine ration de travail et blâmaient vertement ceux qui en faisaient davantage ou consentaient au coup de collier. Tout travail à la tâche était une indignité. Ils y voyaient la source du chômage et le malheur de l’artisan. Et l’un d’eux, pointu et goguenard, un jour que le père Boucharlat le harcelait, avait tiré de sa poche un fragment de la Voix du peuple et l’avait tendu au patron.

On y voyait des dessins, intitulés : Ouvrier, prends l’outil et Prends la terre, paysan. Le premier représentait deux artisans joviaux et un individu en redingote, grêle, chauve, effaré, à qui l’un des ouvriers disait : « On vous réserve votre place à l’établi !… Et vous savez, ce n’est plus aux pièces ! »

Sur l’autre dessin, un personnage en blouse et de forte structure, interpellait un bourgeois hobereau, le nez tombant dans la moustache, furieux, craintif : « Hé ! le ci-devant, y a pour vous une chaise à la tablée commune et une pioche à vot’ disposition. »

Boucharlat avait machinalement saisi le papier. Quand il vit les estampes, la colère lui fit trembler la barbe :

— Vous êtes une tête de veau ! hurla-t-il.

Des rires sournois ricochaient, zigzaguaient, tournoyaient autour du « singe », tandis que l’ouvrier répondait avec flegme :

— C’est seulement pour dire que lorsque nous aurons fait la reprise du capital, nous vous traiterons en vieux frères… et pas en chevaux comme vous faites avec nous… Tant qu’à la tête de veau, je l’aime mieux que la tête de bœuf !… Y a moins de corne, patron.

Les rires continuaient, sourds, subtils, insaisissables, piquant le cuir du vieux et lui poussant le sang aux tempes. Il s’abandonna à sa rage :

— Eh bien ! vous irez porter vos goûts ailleurs… Moi, je ne veux pas qu’on m’embête…

— Pardon ! fit l’ouvrier d’un ton froid, mais plein de menace. Vous ne voulez pas dire que vous me mettez à la porte ?

— Un peu, mon petit !

Le collier de Boucharlat se hérissait autour des joues, ses mains s’entre-choquaient comme des castagnettes :

— Et le motif ? reprit, plus froidement encore, l’homme.

— D’abord, vous avez un poil dans la main… Ensuite, vous vous foutez de moi. Et puis, je suis encore le maître ici !

— Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il est enragé. Je n’ai pas de poil dans la main : vous me donnez sept francs par jour… je vous donne pour douze francs d’ouvrage. Et je ne me fous pas de vous. C’est vous qui m’avez engueulé, et rudement encore, je prends les camarades à témoin. De motif, y en a donc pas plus que dans mon œil. Pour ce qui est d’être maître chez vous, c’est à voir. Vous avez votre imprimerie et les bénéfices de ce que vous tondez sur notre dos. Mais nous ne sommes pas vos chiens : y a tout de même un contrat et on ne se laisse pas foutre à la porte comme ça. Je vous assignerai devant les prud’hommes rapport à une indemnité… vu que cette manière de me chasser me fait tort. Et les camarades vont me soutenir, j’en réponds.

Il se retourna vers les ouvriers :

— Pas vrai, vous ne vous laisserez pas faire ?

Un petit homme, couturé par la variole et dont un œil « blanchissait », répondit :

— Si on te sacque, c’est la grève… Moi, je ne reste pas cinq minutes.

L’esprit de troupeau agita l’atelier, dix voix affirmèrent :

— Oui, oui… la grève.

Le père Boucharlat les considérait avec des yeux rouges ; l’indignation lui mangeait la parole ; il abattit son poing dans le vide, puis il sortit en ânonnant :

— On verra qui est le maître ! Tous un poil… tous ! tous !

C’était une période de commandes et l’ouvrage ne pouvait être remis au lendemain. Quand sa colère fut apaisée, l’imprimeur céda à la force et aux circonstances ; il garda l’ouvrier. Mais son humiliation lui pesait sur le cœur ; il la remâchait jusque dans son sommeil, il se prenait à haïr ces hommes qui se moquaient de lui et se soutenaient avec tant de promptitude et de ténacité. Leurs raisons lui semblaient odieuses. Plein de respect pour son œuvre, il ne doutait pas qu’elle ne fût sa création personnelle : les artisans, loin d’y aider, ne cessaient d’y nuire. Il comparait ses vingt ans d’efforts et de veilles à la veulerie, à la déloyauté, à l’ivrognerie de ses hommes ; il soliloquait, avec des bouffées de colère :

« Eux, s’organiser ! Eux, faire quelque chose par eux-mêmes ! Mais il n’y a qu’à les regarder ! Des porcs dans la porcherie… Cochons pour leurs femmes, cochons pour leurs camarades, cochons pour eux-mêmes ! Se passer des patrons, eux, eux ! Autant les enterrer vifs. Je ne les connais pas, peut-être ? Je ne les ai pas vus depuis trente ans que je travaille et vingt ans que je les emploie ? De la tête à tripe, des cœurs de vache et des phrases de mastroquet. Ça n’apprend rien, ça ne veut que tourner ses pouces et boire et fricoter des filles… Ah ! non. »

Ainsi soliloquait le père Boucharlat qui avait pris, dans un long célibat, l’habitude de s’adresser la parole. Comme il avait plié, ses ouvriers montraient des faces plus grivoises ; une soif de vengeance lui desséchait le gosier.

Un après-midi, il reçut la visite d’un ancien avec qui il avait jadis travaillé et même « couru quelques noces ». Victor Glachant était de la même race que Boucharlat, moins sobre pourtant, plus facilement dupe et plus préoccupé par le sexe. Lui aussi sut monter une imprimerie. Il l’avait bien conduite pendant dix années, puis des circonstances et une femme intervinrent. Glachant se ruina, « battit la dèche », essaya des gérances, fit un saut en province et ne put remonter sur sa bête. Il arrivait chez Boucharlat pour demander de l’ouvrage. Sa présence émut le vieil homme ; les jours de la jeunesse flottèrent devant une bouteille de château-yquem ; ils glorifièrent l’époque où ils ignoraient les rhumatismes, où la vie s’étendait comme une éternité :

— Pour sûr que tu auras du travail, mon vieux ! ricanait l’imprimeur, et du chic ! Qu’est-ce qu’on ferait dans cette saleté d’existence, si on ne reconnaissait pas les copains du bon temps !

Leurs yeux se remplirent de larmes. Puis Glachant remarqua :

— Il faut que je te dise… Je suppose que tes ateliers sont remplis de syndiqués ? Moi, je crèverais plutôt, mais je ne marche pas avec eux. J’ai été patron… j’ai du sang de patron dans les veines. Si tu as des engagements…

— J’en ai, mais pas pour toi. Ceux qui ne sont pas contents iront se faire… confédérer ailleurs !


L’installation de Glachant fut faite en coup d’État. L’imprimeur agit en silence et avec roideur. Les ouvriers acceptèrent immédiatement la lutte. Ils nommèrent trois délégués qui devaient rappeler Boucharlat à l’ordre et le mettre en demeure de choisir entre eux et le nouveau venu.

Ces trois hommes se présentèrent à son bureau et le petit homme couturé porta la parole. Il fut net, poli et blessant :

— Pardon, excuse… Nous sommes obligés de venir vous rappeler que vous avez signé un contrat par lequel vous vous engagez à ne prendre que des ouvriers syndiqués. Le nouveau ne l’est pas. Qu’est-ce que vous comptez faire ? Nous ne demandons pas mieux que de nous entendre. Si le nouveau veut entrer au syndicat, qu’on le dise, et nous attendrons… S’il refuse, ça ne se passera pas comme ça !

Boucharlat écoutait en renversant la tête en arrière, un ricanement sec agitait ses lèvres, sa face bouillait :

— Qui de nous est maître ici ?

— Personne ! Vous êtes le propriétaire de cette imprimerie… vous exploitez notre travail, mais vous n’êtes pas notre maître.

— Qui vous paye ?

— Vous nous payez en argent, nous vous payons en travail.

— Sans argent, il n’y aurait pas de travail.

— Sans travail, vous n’auriez pas d’argent.

— Mais vous claqueriez de faim.

— Possible. Vous claqueriez de faim aussi si le boucher, le boulanger, l’épicier refusaient votre argent. Et tous les hommes claqueraient de faim si personne ne travaillait. Nous échangeons des valeurs : la seule différence entre vous et nous, c’est que nous vous donnons plus que vous ne nous donnez.

L’orateur se délectait. Ces aphorismes de brochure passaient sur ses lèvres comme un mets délicieux.

— Et mon cheval ? éclata l’imprimeur… lui aussi, je suppose, me donne plus que je ne lui donne ? Et les machines ? Elles rendent au centuple ce qu’elles ont coûté.

— Les machines sont l’œuvre des exploités.

— Allons donc ! Les machines sont l’œuvre des inventeurs, et les inventeurs sont des bourgeois, même quand ils sortent de l’atelier. J’en sors, moi. Je sais ce que ça coûte, de monter une affaire. Je sais ce que sont les imbéciles et les fricoteurs. Vous pouvez dire à vos camarades que le nouveau fera comme il voudra. C’est un copain, je ne le lâcherai pour personne. Adressez-vous à lui… ça ne me regarde plus !

— Vous avez signé un contrat.

— Et je l’ai observé, je l’ai même trop bien observé, vu votre conduite. Aucun de vous ne fait son devoir, donc, moralement, il y a eu erreur sur les personnes, comme on dit devant les tribunaux. Je ne crois pas du tout faire tort à ma signature en faisant une exception unique pour un vieux camarade. Et en voilà assez. Je suis le maître. Je ferai ce que je voudrai.

— Vous vous êtes engagé vis-à-vis du syndicat.

— Je me moque du syndicat.

— Nous savons ce qui nous reste à faire.

— Et moi, je m’en fous !…

Il s’était levé ; sa colère pâle était devenue une colère rouge ; il ne voulait plus voir les conséquences de son acte.


Les délégués examinèrent ses propos et se prononcèrent pour la rupture :

— Il a besoin d’une leçon ! déclara le petit homme couturé.

Il y eut tumulte. Les exaltés dominèrent du larynx et du geste ; la perspective d’une grève ne déplaisait pas aux âmes vagabondes ou molles : elle se décelait pleine d’aventure, de cabarets, de palabres — et on pouvait compter sur des subsides. Mais le hourvari passé, les tempéraments craintifs, les laborieux et ceux qui vont à la Caisse d’épargne se ressaisirent. Beaucoup admettaient une exception, en faveur d’un vieux camarade du « singe » ; au fond, des hommes mûrs approuvaient cet acte solidaire. Après quelques disputes, on convint de prêcher le nouveau. Mais Glachant tourna vers les discoureurs une hure furibonde :

— Les syndicats m’ont ruiné… Je ne vais peut-être pas me mettre avec mes assassins ?

Après plusieurs tentatives, on y renonça. Les meneurs reprirent leur campagne ; il y eut des réunions au cabaret et dans la rue, mais les partisans de la grève demeuraient en petit nombre et leur enthousiasme se mit à décroître. La victoire semblait acquise au père Boucharlat, lorsque Rougemont intervint.

Le propagandiste souffla sur les cendres, ranima les rancunes et examina la situation de l’imprimeur : la grève était possible. Mais il rencontra une force d’inertie considérable. La majorité de l’atelier considérait l’affaire comme finie. Le vieux Glachant, sous sa dégaine de sanglier, cachait un assez bon bougre : il avait payé bouteille à quelques anciens, il ne mouchardait pas ; sa tristesse, ses rhumatismes, sa barbe blanche touchaient ceux qui prenaient de l’âge, et l’exception faite en sa faveur finissait par sembler naturelle :

— C’est un vieux chien à qui on jette un os ! déclarait un ouvrier quinquagénaire, un soir que François avait organisé une réunion dans la baraque. Je me mets à sa place et à la place du singe. Je ferais probablement comme eux.

Ces paroles ne laissaient pas d’embarrasser le meneur.

— Il ne s’agit pas de l’homme, déclara-t-il. Il s’agit de la discipline révolutionnaire. Qu’est-ce qu’on lui demande ? D’adhérer à un syndicat… Pourquoi s’y refuse-t-il ? Par orgueil de caste.

— Bah ! qué que ça fait ? Il est par terre.

— Il est par terre, oui. Mais est-il plus malheureux que des milliers d’ouvriers sans travail ? Vous avez l’air de le plaindre davantage parce qu’il a été un exploiteur. C’est un sentiment déraisonnable et dangereux. Est-ce que vous plaindriez un homme ruiné qui vous aurait chipé vos économies ? Eh bien, au fond, c’est la même chose. Glachant a vécu des efforts de l’ouvrier ; il s’est payé, aux dépens de vos frères, du luxe et des plaisirs qu’aucun de vous n’a jamais connus. La belle affaire qu’il soit revenu à votre niveau ! Il n’en a pas moins été plus heureux que vous pendant la plus grande partie de son existence. Malgré ça, personne ne songe à lui faire refuser de l’ouvrage, vous êtes tous prêts à le garder généreusement parmi vous. Vous ne lui demandez qu’une seule chose : adhérer à la fraternité syndicale. Il refuse. Tant pis pour lui. Il n’avait qu’à ne pas venir se fourrer dans un atelier où un contrat fixe les conditions du travail.

— C’est une exception !

— Il n’y a rien au monde d’aussi dangereux que les exceptions. C’est la porte ouverte à tous les abus. Elles rongent les règles et finissent par devenir elles-mêmes des règles. D’ailleurs, je le répète, cet individu refuse de faire partie d’un syndicat, parce qu’il a été patron, parce qu’il se considère comme un personnage d’une espèce supérieure à la vôtre, un ci-devant, quoi ! Camarades, Paris est plein de chômeurs, de malheureux qui sont vos frères, qui claquent de faim sans jamais avoir été riches, qui ne se croient pas au-dessus de vous, au contraire ! Gardez votre sympathie pour eux. Quant à ceux qui refusent de faire partie des syndicats, ce sont des ennemis, ils vous condamnent à une lutte plus difficile, ils rendent votre pain plus rude à gagner et vous empêchent d’obtenir la journée de huit heures qui, à elle seule, nettoyerait la place pour des milliers de camarades.

Les meneurs l’approuvaient à grands cris. Les modérés demeuraient sans parole. Cependant, le vieil ouvrier secouait la tête avec tristesse, étant de ceux qui suivent leur sentiment plutôt que des harangues. Il répliqua avec une certaine amertume :

— Alors, faut qu’on le flanque à la porte ?

— Non ! Vous serez généreux. Vous irez lui dire encore une fois qu’il tient son sort entre ses mains, que vous ne lui demandez que de reconnaître vos droits qui sont des droits justes, que vous ne pouvez trahir des engagements pris envers tous vos camarades. S’il refuse, eh bien ! c’est lui-même qui se sera mis à la rue ! C’est votre devoir, après tout : la lutte est la lutte. Si vous cédez au sieur Boucharlat et au sieur Glachant, demain vous céderez à X…, à Y…, à Z…, et il n’y aura plus d’issue. Allez-y carrément : la fédération tout entière vous soutiendra !…

Son geste, sa voix, cette terrible sincérité qui luisait dans son regard entraînèrent l’assemblée ; une atmosphère de violence, une ivresse de révolte soulevèrent les plus timides :

— Jusqu’au bout ! hurla le petit homme couturé ! Ceux qui reculent sont des couillons… À bas les vampires !

Glachant se montra intraitable. Il opposa d’abord aux exhortations sa face de ragot taciturne, à peine de-ci de-là crachant quelque parole rogue ou acérée. Quand on le prenait par la douceur, il ne proférait plus un son, ses joues se ratatinaient dans la barbe hérissée. Mais le petit homme ayant parlé avec emphase et rudesse, il croisa ses bras sur sa poitrine et s’écria :

— Vous m’embêtez ! Je vous ai dit que les syndicats m’avaient massacré. Je ne lécherai pas les mains de mes ennemis. J’ai été patron… je garde un cœur de patron.

— Eh bien ! hurla le meneur, va-t’en avec eux autres ! Qu’est-ce que tu fous parmi les travailleurs ?

— Je travaille.

— Oui, tu travailles contre nous.

— Ni pour ni contre, je travaille pour mon pain.

— Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous. Ils sont ligués avec nos ennemis.

— Les patrons ne sont pas vos ennemis !

— Ce sont nos amis, peut-être ?

— Non plus… ce sont des hommes nécessaires.

— Et nous, on n’est pas nécessaire ?

Glachant regarda son interlocuteur bien en face, avec une colère froide :

— Oui, vous aussi. Mais vous êtes encore des sauvages.

Il y eut une risée farouche. Toutes les bonnes volontés se détachèrent du vieil homme et l’un des meneurs déclara :

— T’as prononcé ta sentence, mon caillou. On ne te voulait pas de mal, mais puisqu’on est des sauvages, ce sera la bataille des sauvages. Les patrons d’ailleurs ne nous en font pas d’autres !

Glachant ne répondit plus. Il s’était remis à la besogne. Sa face était close, ses yeux vides, son cœur plein de mépris.

Le lendemain matin, les trois délégués se représentèrent devant Boucharlat. L’imprimeur les reçut mal. Il avait trop remâché sa colère, il ne pouvait plus la contenir. Dès les premières minutes, elle éclata :

— Je ne serai pas l’esclave de mes ouvriers, déclara-t-il, en frappant sur son bureau. D’ailleurs, vous agissez salement, l’affaire était réglée, vous le savez bien, et vous l’avez reprise en sourdine. Eh bien ! j’en ai mon compte. Ceux qui ne sont pas contents peuvent ficher le camp.

— Vous continuez à oublier votre signature ! remarqua sarcastiquement le petit homme couturé.

— Je n’ai pas signé ma déchéance. Et puis, zut ! vous savez parfaitement que vous cherchez rogne, que ce n’est pas la présence de Glachant qui empêche le contrat d’être observé à votre profit. Vous agissez pour le seul plaisir de m’embêter.

— Savoir qui est le cochon !

Le père Boucharlat vit rouge ; il brandit un énorme presse-papier en criant :

— Débarrassez le plancher !

— C’est la grève !

— Je me fous de la grève… Dès aujourd’hui, j’engage qui me plaît.

Il ouvrit une porte qui donnait sur une petite antichambre, en disant :

— Entrez !

On vit entrer un individu au teint de chaux, les yeux renfoncés et dépolis par la famine, les membres réduits à l’ossature et aux tendons, avec une barbe dure, triste, pleine de bosses et de trouées :

— Vous viendrez travailler cet après-midi, lui dit péremptoirement le père Boucharlat. Y a assez longtemps que vous crevez de misère.

— C’est un sarrazin ! cria l’un des délégués… je le reconnais.

L’homme ne répondit rien ; il considérait fixement la face de Boucharlat, comme il aurait considéré la devanture d’un boulanger.

— Et pour preuve, reprit l’imprimeur, voilà une demi-journée d’avance.

Il tendit trois francs, d’un geste de charité et de défi. Alors, sans ajouter un mot, les trois délégués tournèrent sur leurs talons et disparurent. C’était la guerre.

Elle fut acharnée. À midi, les ouvriers quittèrent l’imprimerie en chantant l’Internationale. L’après-midi, un représentant du syndicat fit une démarche vaine. Le lendemain matin, une affiche sang de bœuf pullula dans le XIIIe arrondissement. On y lisait :

« Mise à l’index de la Maison Boucharlat,
« 149, rue de l’Espérance (XIIIe).

« La chambre syndicale typographique parisienne informe tous ses adhérents qu’il leur est formellement interdit sous peine de radiation de ses contrôles, d’accepter un emploi à l’imprimerie Boucharlat, en raison des faits suivants : Au mois de novembre 1904, M. Boucharlat avait signé un contrat avec la chambre syndicale, par lequel il s’engageait, pour jouir de l’emploi de la marque syndicale, à n’occuper que des ouvriers typographes syndiqués appartenant à la Fédération française des Travailleurs du livre. Il y a une quinzaine de jours, il embaucha un ouvrier non syndiqué : une délégation des ouvriers lui fit remarquer qu’il manquait à des engagements formels.

« Je suis maître chez moi ! répondit-il… J’en ai assez de la tyrannie du syndicat. Ceux qui ne sont pas contents ici peuvent foutre le camp ! »

« Malgré cette brutale mise en demeure, les ouvriers prirent patience. Ils essayèrent de persuader au nouveau venu de s’affilier au syndicat. Il s’y refusa en tenant des propos injurieux. Les ouvriers se décidèrent à faire une nouvelle démarche auprès du patron qui les accueillit plus grossièrement que la première fois, et, pour mieux montrer son mépris, engagea sur-le-champ un autre ouvrier, un individu chassé du syndicat pour cause de sarrazinage. Devant une violation aussi flagrante, les délégués se retirèrent et se rendirent à leur syndicat, dont le représentant vint immédiatement faire une démarche de conciliation. Mais le sieur Boucharlat ne voulut rien entendre. Il éconduisit le représentant et déclara qu’il entendait désormais agir comme il lui plairait, confirmant ainsi sa résolution de ne pas faire honneur à sa signature. Il n’y avait plus pour les syndiqués qu’une seule chose à faire : quitter le travail.

« Pour ces motifs, l’imprimerie Boucharlat, 49, rue de l’Espérance, est mise à l’index.

« Pour la Chambre syndicale :.....................
« Le Comité. »............………….......


Le père Boucharlat se trouva devant l’abîme. Il avait accepté cent besognes et toutes urgentes. Dans les ateliers vides, c’était la poussière et la mort, les machines engourdies, les tâches entamées et comme moisies, un silence sinistre. Le vieux lutta éperdûment. Il passa deux jours, avec Glachant, à la chasse aux chômeurs ; ils ramenèrent six typos, cinq minervistes, puis encore deux patrons aux abois, et le labeur commença, furibond. On travaillait seize heures, dix-huit heures ; Glachant et Boucharlat passèrent plusieurs fois la nuit, quelques commandes furent exécutées en secret par d’autres imprimeurs. Ainsi le boycotté parut vainqueur et lorsqu’il rencontrait quelqu’un des meneurs qui l’avaient fait mettre à l’index, il lui jetait, du fond de sa barbe, un sourire goguenard.

De son côté, Rougemont nourrissait la révolte. Il avait trouvé des engagements pour quelques-uns des ouvriers, il faisait verser des subsides aux autres, il ouvrait des souscriptions aux Enfants de la Rochelle, il envoyait des émissaires à l’aventure. Le succès rapide de Boucharlat le surprit et le surexcita ; il y vit un exemple funeste. Les nouveaux ouvriers furent attirés dans des conciliabules, séduits par des camarades qui, selon l’occurrence leur payaient le bock, l’apéritif ou le litre. Les récalcitrants se virent rudement et sournoisement traqués : le sarrazin de la première heure, assailli par deux minervistes, au coin d’un terrain vague, fut roulé dans les détritus, l’excrément et les escarbilles ; d’autres reçurent des projectiles ou furent conspués au cabaret ; on excita les femmes ; plusieurs fois, une pluie de cailloux cassa les carreaux des ateliers ; une voiture de livraison se trouva hors de service.

Ces manœuvres demeurèrent d’abord impuissantes : par des promesses, par des objurgations, par des primes surtout, Boucharlat réussit à dominer son personnel. Puis des défections se produisirent : deux typographes, un minerviste, passèrent à l’ennemi. On réussit à les remplacer. Mais les nouveaux, trouvant un milieu plein de trouble et de crainte, se laissèrent facilement séduire par des petits verres et des promesses. On les remplaça encore, la police veilla autour de l’imprimerie, les anciens meneurs reçurent des avertissements et même le petit homme couturé comparut devant le commissaire.

La persécution en devint plus subtile, plus ingénieuse et plus sûre ; une légende habilement disséminée par les hommes de Rougemont intimida les chômeurs : les désertions se multiplièrent ; même le sarrazin de la première heure, épouvanté par une deuxième agression, se retirait ; il ne demeura qu’un des patrons et Glachant. La partie était perdue.

Pendant quelques jours, le père Boucharlat tourna dans sa cage. Ses yeux craquelés dévoraient sa face où les pommettes pointaient en silex, où les joues formaient deux creux d’argile. Il rugissait contre la destinée comme un roi de Shakspeare ; on le voyait errer dans une redingote énorme, les mains vibrantes et soliloquant avec frénésie. Le sens du monde lui échappait, il entrevoyait des temps où la vigilance, l’ordre, l’économie et la frugalité seraient vaincus par la paresse, le désordre, le gaspillage et l’ivrognerie. Il se roidit contre le sort, il brava convulsivement la défaite.

— Ma peau plutôt… ma peau mais pas mon argent. Aucun syndiqué ne remettra les pieds dans ma boîte. Je la fermerai !

Il faisait le geste de clore les portes, d’enlever le matériel et de le vendre à la criée. Ces images le réjouissaient puérilement ; il voyait les grévistes autour de l’imprimerie, pleins de regrets amers, furieux de s’être eux-mêmes ôté le pain de la bouche. Mais bientôt s’esquissaient les silhouettes des concurrents : son malheur faisait leur chance, ils héritaient de la clientèle ; sa peine aboutissait à engraisser les autres. Cette idée fut intolérable. Et il songea à vendre l’entreprise. C’était l’aveu, non seulement de la défaite, mais de l’effondrement. Alors, il fallait se résigner, mettre les pouces, se courber devant la Fédération et subir les faces sardoniques des vainqueurs ? Tous les poils de Boucharlat se hérissaient. La haine, la vengeance, les imprécations déferlaient, pour aboutir aux mêmes calculs et aux mêmes craintes.

Le quatrième jour, après une nuit d’insomnie, le vieil homme s’effondra ; une crise de sanglots laboura sa poitrine, il se sentit incapable d’abandonner ou de vendre son imprimerie. Dans une suprême révolte, à travers ses larmes, il cria :

— Je ne céderai pas sur Glachant !

Et plein de fièvre, incapable de supporter une plus longue attente, il fonça sur les syndicats. Quoique Glachant fût l’origine du conflit, la victoire était trop belle : on épargnerait l’imprimeur dans ses faibles retranchements. Rougemont lui-même convint qu’après cette rude mêlée la personne du vieux sanglier devenait négligeable : il suffirait qu’aucune autre exception ne fût admise.


L’affaire eut des échos retentissants. La Fédération du livre et la Confédération générale la tinrent pour une des jolies campagnes du syndicalisme. L’autorité de François se répandit de la Maison Blanche sur le faubourg d’Italie, la Gare, Bercy, le Petit-Montrouge.

Elle s’accrut encore lors de la réouverture des chantiers de terrassement Jacquier, Bizard et Marneton. Ces chantiers encombraient depuis sept mois les approches du boulevard Blanqui. Jacquier, Bizard et Marneton refusaient de payer une majoration d’un franc par jour, aux ouvriers astreints à des travaux malsains ou pénibles.

Le syndicat décréta la grève. Elle fut sévère. Les chantiers assombrirent le quartier de leur aspect désertique, de leurs détritus, de leurs sauvages poussières, de l’odeur sournoise des déblais. Par les jours de pluie, de vent ou de brume, par les crépuscules, par la nuit, ils rappelaient des cimetières, des tranchées de champ de bataille, des tourbières, des marais. Les ténèbres y pesaient sinistres, cendrées de la lueur affadie des réverbères, de quelques rayons rouges, d’inexprimables phosphorescences ; les apaches y tenaient des conciliabules et terrorisaient les bonnes gens. D’ailleurs, les mastroquets, les traiteurs, les charcutiers, les boulangers soupiraient après la clientèle des travailleurs. Devant la forte discipline, la solidarité menaçante des hommes, les tentatives d’embauche avaient échoué. À la fin, les entrepreneurs ayant réussi à mobiliser des provinciaux et quelques lamentables épaves, annoncèrent la réouverture des chantiers par voie d’affiches. Le syndicat répondit par d’autres affiches, rouges, où l’on rappelait en lettres grasses l’interdit jeté sur l’entreprise. En même temps, des escouades se répandirent aux abords des travaux et cuisinèrent les embauchés.

La violence leur était interdite. Elles devaient procéder par la ruse, la persuasion, la blague et la douceur souveraine des apéritifs. Dès le premier jour, il y eut du flottement. Mais ce fut l’intervention de Rougemont qui porta le grand coup. Il arriva, vers la fin d’un après-midi, avec vingt-cinq prolétaires des Terrains Vagues, parmi lesquels Isidore Pouraille, Bardoufle, Dutilleul le Balafré, qui menait six hommes armés de triques, Gourjat, la Trompette de Jéricho, Alfred le Géant rouge, le jeune Armand Bossange, quelques recrues des Enfants de la Rochelle.

À leur sortie, les embauchés, circonvenus par une foule fraternelle, furent entraînés chez un fort mastroquet d’Italie. Parmi le fumet cordial des absinthes, des amers et des vermouths, François leur représenta le mal qu’ils faisaient à la cause commune. La lutte des grévistes était héroïque, jamais la solidarité n’avait été plus nécessaire, les dissidents compromettaient une des plus solides, une des plus belles victoires du prolétariat. Et il promit solennellement que, non seulement le syndicat des terrassiers, mais encore d’autres syndicats aideraient de leur bourse les camarades trompés par Jacquin, Bizard et Marneton.

Il avait d’abord parlé d’un air bon enfant, avec des intermèdes de gaieté et des traits aigus contre la roublardise patronale. Par des transitions imperceptibles, il élargit le débat, il enveloppa les pauvres diables de sa chaude éloquence, il les attendrit, les exalta, les enfla de confiance. Puis, attirant le plus vieux par sa grosse main argileuse, il lui donna l’accolade :

— Camarades ! l’heure est grande, l’heure est décisive… elle est solennelle dans la guerre de la Confédération générale et des syndicats contre les misérables qui vous bafouent, vous épuisent et vous torturent. Les terrassiers ont magnifiquement rempli leur devoir, ils vont triompher, ils triomphent déjà. Sera-t-il dit que vous aurez retardé ce beau triomphe ?

Les dernières méfiances s’évaporèrent avec l’odeur des alcools. Des promesses ardentes emplirent les cervelles, les craintes se métamorphosèrent en révolte ; l’instinct des bonheurs collectifs, des joies de troupeau, tourbillonna dans les âmes ; il s’éleva une clameur croassante qui retentit par-dessus les tranchées et les palissades. Une foule se déversait vers le marchand de vins, foule de terrassiers et d’ouvriers du bâtiment, attirée par les affiches ou les palabres, et mêlée de rôdeurs, de voyous, d’écoliers, de ménagères.

Dutilleul et ses Six Hommes élevaient leurs triques comme des sabres, Isidore Pouraille hennit en tendant son absinthe vers le plafond, Alfred le Rouge soulevait à bras tendu une jeune personne hystérique, Armand Bossange et quelques antimilitaristes tapaient le ban avec leurs pieds et des soucoupes. Ce fut la Trompette de Jéricho qui déchaîna la tempête. Il commença par conspuer Jacquin, Bizard et Marneton, en simulant le braiment successif de trois ânes, dont chacun décelait un âge différent, puis il entonna :

« Jacquin, Bizard s’étaient promis
D’en fair’ de la chair à profit
Mais leurs calculs sont vains,
La force est dans nos mains…
Dansons la Carmagnole… »

— Le tour des chantiers ! brailla Dutilleul en vidant son verre.

Il se mit en route, avec une lenteur sévère, escorté par les Six Hommes. Tous les verres montèrent aux lèvres, puis les bras se nouèrent, la Carmagnole gravit la Butte-aux-Cailles, le martèlement des pas rythma la chanson et la foule processionnait autour des palissades en goguenardant avec ivresse :

...............................« Jacquin, Bizard s’étaient promis
...............................D’en fair’ de la chair à profit ! »

Il n’y eut aucun désordre. L’enthousiasme était gai, la révolte se dilatait en risée, les travailleurs pinçaient les petites femmes entraînées dans la foule. Mais le coup était porté : le lendemain, on ne vit que deux vieux hommes aux chantiers ; au bout de la semaine, Jacquin, Bizard et Marneton capitulèrent.


Vint ensuite l’affaire des charpentiers. Elle fut courte et commode. La maison Flammant, de la rue des Tilleuls, quoique jouissant de la marque syndicale, avait engagé deux « renards », artisans libres qui travaillaient au-dessous du tarif. On envoya un délégué qui reçut une réponse évasive et dilatoire. Des charpentiers apportèrent la nouvelle aux Enfants de la Rochelle.

Rougemont prêcha une résistance implacable : la charpente comportait une organisation homogène et tenace ; Flammant n’était pas de force à lui tenir tête ; il fallait, dès le lendemain, le mettre en demeure :

— Dites qu’on ira flamber sa baraque et lui rôtir les fesses ! cria Dutilleul qui assistait à la scène.

Les charpentiers eurent un bon rire, mais seule la parole de François les entraînait. Ils connaissaient l’affaire Boucharlat, ils avaient été casser des vitres avec les typographes et leur confiance dans le meneur était excessive. L’un d’eux, homme au torse rond comme un sac de blé, s’exclama :

— Si vous lui parliez, vous, à ce Flammant ? Je suis sûr qu’y aurait pas besoin de grève.

— Oui ! oui ! clamèrent les autres avec une foi véhémente. Faut que le citoyen Rougemont lui enfonce son rivet !

La mission déplut à François : il savait, par l’expérience de toute sa vie, que la même éloquence qui exalte le peuple offense, effraye ou met en fureur le bourgeois. Mais l’enthousiasme qui se répandit à travers les Enfants de la Rochelle rendait un refus impossible. Il se soumit à ses disciples. Et le lendemain matin, il allait trouver Flammant.

Ce Flammant, surnommé la Limande, à cause de son torse invraisemblablement aplati, promenait sur les choses et les êtres un regard de perroquet, rond, malicieux et avisé. Un feutre pâle ombrageait ses joues, qu’il avait fort longues et un peu farineuses. Dès qu’il n’avait rien à faire, il tournait et retournait son petit doigt dans le trou d’une oreille. C’était un individu traînard. Lorsqu’il fallait se tenir debout, il cherchait de l’œil un mur ou un meuble pour s’étayer. Oisif d’apparence, il travaillait beaucoup ; il était pingre et bénévole, la pingrerie dominant toutefois la bénévolence.


Il reçut François cauteleusement et ne lui regarda d’abord que les pieds, avec persistance. Quand le révolutionnaire eut exposé l’objet de sa visite, il répondit, apathique :

— Il me semble que ça ne vous regarde pas. J’ai déjà assez affaire avec leur sacré syndicat.

— En principe, vous avez raison ; ça ne me regarde pas. Mais si vos ouvriers choisissent un délégué, il doit vous être assez indifférent que ce soit moi ou un autre.

Flammant réfléchit et, détachant ses yeux des bottines, il les éleva presque vivement vers le visage du propagandiste :

— Ça ne m’est pas indifférent. Je trouve que c’est une inconvenance de la part de mes hommes. Enfin, puisque vous êtes là, parlez.

François ne broncha pas devant la dédaigneuse froideur du patron charpentier. Il répondit avec un flegme égal :

— Vos ouvriers sont décidés à ne pas travailler avec des renards.

— Je prie mes ouvriers de me laisser tranquille. Je les paye, n’est-ce pas, au prix convenu. Qu’est-ce qu’il leur faut de plus ?

— L’observation des traités. Vous vous êtes engagé à ne prendre que des charpentiers syndiqués.

— C’est exact. Mais les charpentiers se sont engagés à faire mon travail. Ils ne le font pas !

Flammant avait saisi un crayon de bois blanc, long et gros comme une petite canne. Il tapait sur son secrétaire, pour ponctuer ses paroles :

— Non ! insista-t-il, ils ne font pas l’ouvrage. Ils volent leur salaire. Sans rime ni raison, car je ne suis pas un patron brutal ni injuste, ils se sont mis à saboter. Ils le font salement : ils se donnent l’air de travailler alors qu’ils ne fichent pas un clou ; ils abîment la marchandise et m’exposent à des procès, pour malfaçon. Sauf respect, ce sont des cochons.

Il s’arrêta pour fourrer son petit doigt dans son oreille :

— Des cochons stupides, des cochons sournois, des cochons lâches ! reprit-il. Et du moment qu’ils me trompent sur la qualité et sur la quantité de la tâche, je n’ai plus aucun devoir envers eux. C’est la raison pour laquelle j’ai engagé deux autres travailleurs.

— Des travailleurs qui trahissent leurs camarades en acceptant un salaire réduit.

— Je ne vois pas là de trahison ! Mais quand il y en aurait ? Mes cochons d’ouvriers ne méritent pas mieux. Du reste, remarquez que je ne les ai pas pris pour mon plaisir ; mais parce que les autres ne font pas ce qu’ils doivent faire. Car l’ouvrage n’a pas augmenté. Il a même diminué. Puisque les braves syndiqués ne veulent plus le faire, je suis obligé de leur donner du renfort. Mes renards, en un mot, ce n’est pas pour moi que je les ai engagés, c’est pour eux : je ne puis pas mieux comparer mon cas qu’à celui de la maîtresse de maison qui donne une fille de vaisselle à une cuisinière paresseuse.

— Je suis sûr que vous exagérez la situation, répliqua paisiblement François. Que vos hommes cherchent à travailler un peu moins, c’est naturel. Depuis trop longtemps, l’ouvrier s’épuise à faire la fortune des gens qui l’exploitent et le méprisent.

— S’épuiser ! fit amèrement Flammant. Laissez-moi me tordre ! Cher monsieur, vous êtes un jobard ou vous vous payez ma tête. Il y a trois générations que les ouvriers du bâtiment ont oublié ce que c’est que la fatigue. Si vous étiez impartial — mais vous êtes partial par définition, — il vous suffirait d’aller faire une promenade à travers les rares chantiers où les patrons ne se plaignent pas : vous verriez déjà une carotte de grande longueur. Quand il y en a un qui travaille, il y en a deux qui le regardent… avec admiration. Ah ! non, qu’ils ne se la foulent pas ! Et ce n’est rien auprès des chantiers où l’on pratique le demi-sabotage, le sabotage des temps de paix — car il y a un sabotage de guerre, formidable, celui-là. Le demi-sabotage, c’est un mélange d’un tiers de travail, de deux tiers de flemme et d’un supplément de malfaçon ou de gâchage. Je suis bien tranquille : ma conscience ne me reprochera jamais d’avoir détérioré mes hommes par un excès de travail. Ce qui les détériore, c’est le cabaret : moins ils ont d’heures de présence, plus ils ont d’heures de soulographie. Il faudrait que je sois un rude idiot pour les plaindre.

— Vous ne perdez pas d’argent ! Aucun de vos hommes ne fera jamais fortune, tandis que vous…

— Je ferai fortune, c’est possible. À la condition que je ne me ruine pas en route. Et je ne vous cache pas que j’ai été trois ou quatre fois sur le chemin de la ruine. Vous autres, socialistes, et surtout les excitateurs de votre farine, ne consentirez jamais à voir que tout patron qui arrive suppose dix patrons qui succombent. Vous n’avez d’yeux que pour les exploiteurs enrichis, mais les exploiteurs malheureux, on dirait que ça n’existe pas. C’est pourtant eux la majorité. Ceux qui font fortune sont une infime exception.

— Je ne plains pas ceux qui succombent : ils n’ont que ce qu’ils méritent.

— Soit ! Je ne demande ni pour ceux-là ni pour les autres le prix Montyon. Mais fichtre !… vos imbéciles d’ouvriers n’ont aussi que ce qu’ils méritent.

— Ce sont des victimes !

— Ce sont des moules.

— Il me semble que nous tournons autour du pot.

— Vous m’y faites tourner. J’ai voulu répondre à vos allégations, et j’ai eu tort, car c’est comme si je parlais à la roue de cent mètres ! Reprenons la question. Vous m’accusez d’être infidèle à un contrat. Je le nie. Je réponds à l’infidélité par l’infidélité. Que mes ouvriers cessent le sabotage, qu’ils consentent à faire à peu près leur besogne, et dans quinze jours les renards auront quitté la maison.

Rougemont écoutait avec maussaderie. Il lui fallait s’en tenir à une défensive affaiblie, sacrifier son rôle d’orateur à son rôle diplomatique. Les conclusions de Flammant choquaient son amour-propre ; elles comportaient une transaction habile et fort acceptable à laquelle le révolutionnaire n’avait pas coopéré. En somme, l’entrepreneur se servait habilement de l’intermédiaire et n’avait, à aucun moment, subi son influence. Mais comment et pourquoi refuser ? C’eût été malhonnête.

François refoula sa mauvaise humeur et répondit :

— Votre proposition est vague. Elle signifie, au fond, que vous renverrez les deux renards si vous êtes content du travail des syndiqués. Rien n’est plus élastique ni moins sûr que le contentement d’un patron ; c’est la porte ouverte à tous les despotismes et à toutes les déloyautés.

— En principe, oui. En réalité, l’esprit actuel des ouvriers renferme notre despotisme dans des limites extraordinairement étroites. Vous le savez bien, voyons ! Ensuite, votre traduction de ma pensée est imparfaite. Il ne s’agit pas de me satisfaire ; il s’agit de diminuer un peu, très peu, le fricotage. Tenez, je consens même à réduire considérablement le délai. S’il y a amélioration dans le travail de mes hommes, c’est au bout de la semaine que les nouveaux recevront mon remerciement et nous sommes mardi.

— Soit ! répondit froidement Rougemont. Quoique je fasse les plus expresses réserves sur ce que vous appelez le fricotage de vos travailleurs, quoique je croie qu’ils en font beaucoup plus que pour leur salaire, je transmettrai votre proposition.

— Faites toutes les réserves qu’il vous plaira, fit Flammant avec bénévolence ; faites-en dix fois davantage : si mes ouvriers veulent mettre seulement un atome de conscience dans leur travail, ils peuvent chanter la Carmagnole et l’Internationale. La musique ne me fait pas peur.


Rougemont sortit de cette entrevue avec des oreilles chaudes. Sa colère lui conseilla de pousser à l’ultimatum, dût la grève s’ensuivre ; sa conscience ne le voulut point. Il rassembla les charpentiers et dépensa avec eux l’éloquence et la diplomatie dont il n’avait pu faire usage chez l’entrepreneur. Ayant obtenu l’aveu que Flammant, quoique ladre, n’était pas un mauvais homme et qu’on exagérait le truquage, il poussa résolument aux concessions :

— Et vous savez, il vous permet de chanter la Carmagnole et l’Internationale.

Les charpentiers s’esclaffèrent. Ils consentirent à traiter moins sévèrement leur patron, mais en retour, ils saluaient sa présence par quelque fredon révolutionnaire, et lorsque les deux renards furent congédiés, il y eut un chœur formidable :

...............................Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
...............................Les deux renards à la lanterne !
...............................Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
...............................Les deux renards on les pendra !

La légende fit de l’événement une nouvelle victoire du propagandiste.


Les incidents de la maréchalerie Mercœur demandèrent plus de soins, de tactique et de prudence. Cette maréchalerie demeurait une des plus importantes de Paris. Elle se trouvait au carrefour de cinq grandes voies traversières et à proximité des rues où s’accumule l’imposante cavalerie des fardiers, des charrettes, des tombereaux qui roulent dans ce treizième arrondissement si riche en usines, en fabriques, en dépôts de charbon, en entrepôts et en quais de marchandises. Encore qu’elle eût perdu moins que les autres, la maréchalerie Mercœur subissait la crise que l’automobilisme inflige aux commerces et aux industries qui « ressortissent » au cheval. Il lui avait fallu licencier un quart du personnel, elle annonçait une réduction imminente des salaires. D’évidence, elle était maîtresse de l’heure. L’organisation des maréchaux ferrants restait faible, mais, même portée à sa perfection, elle n’eût guère permis la bataille. Les chômeurs fourmillaient : en six ans, près de la moitié des travailleurs se virent éliminés ; de nombreuses maréchaleries connurent la faillite, d’autres végétaient misérablement. Aussi, lors même que Mercœur réduirait les salaires de quarante pour cent, les ouvriers n’auraient qu’à courber la tête ou à tenter fortune dans quelque autre industrie. Beaucoup de maréchaux l’avaient fait qui s’étaient réfugiés dans les fabriques d’automobiles ; mais ces fabriques regorgeaient de monde et l’on percevait les prodromes d’une crise.

Il y eut un meeting à la Bourse du travail. Dans la salle des fêtes, vaste et lugubre, on vit se dresser des cyclopes à la belle structure. Cette assemblée de la pénurie et de l’inquiétude décelait une humanité de force, d’endurance, de noblesse primitive. Une lumière d’aquarium, descendue du plafond vitré, éclairait les Ajax, les Diomède, les Hector, les Énée, les Euryale.

Ces guerriers des Iliades étaient de pauvres gens saisis par la fatalité, pris au piège de l’évolution, attardés dans une vieille industrie frappée de mort. Ils tournaient vers la vie neuve une âme indignée, craintive et ignorante. Ils s’assirent sur les bancs de bois, ils virent les orateurs se succéder à la tribune.

C’étaient des hommes de leur sorte qui, s’essoufflant à mettre en ordre leur pensée, la répétaient avec emphase. Invariablement, ils prêchaient l’organisation, le recours aux syndicats, la guerre contre les traîtres, l’entr’aide, la haine de l’exploiteur. Violents ou plaintifs, flasques, sanguins ou nerveux, sarcastiques ou graves, ils vidaient sur l’auditoire des mentalités nourries aux mêmes sources, ils tournaient sur une piste monotone. Car ils s’avouaient, au fond, la puissante fatalité ; ils avaient vu mourir jour par jour un peu de leur corporation antique : chaque automobile tuait plusieurs chevaux, et les automobiles croissaient innombrables ; la cavalerie des omnibus allait s’évanouissant, les rosses du fiacre deviendraient des bêtes fabuleuses, les fardiers même seraient remplacés par des machines. À quoi bon les syndicats, les fédérations, les grèves, les huit heures, puisqu’il faut disparaître ?

Ils parlaient néanmoins, ils espéraient contre l’espérance : des choses providentielles viendraient à la rescousse des maréchaux ferrants. Mais ils ne réussirent guère à galvaniser l’auditoire : les cyclopes discernaient la pauvreté des moyens devant la grandeur du cataclysme. Loin de se ranimer, la petite flamme d’exaltation devenait plus frêle, et s’ils applaudissaient loyalement, leur cœur se couvrait de cendres. Il y eut des motions, des résolutions, puis les maréchaux retournèrent vers la forge ou vers le chômage. Ceux de Mercœur, qui avaient provoqué la réunion, en percevaient la vanité plus encore que les autres : ils restaient sous la coupe du patron ; lorsqu’il décréterait la baisse du salaire, il n’y aurait qu’à courber la tête.

François Rougemont s’intéressait prodigieusement à cet épisode. La déchéance des professions était un de ses âpres soucis. Dans une société où le machinisme se transforme avec une rapidité croissante, chaque groupe de travailleurs est menacé à son tour, et dans le sein même des corporations, certaines parties du métier s’éliminent, celles qui exigeaient le plus de force et d’adresse. Ces métamorphoses frappent l’ouvrier comme les convulsions de la nature, elles réduisent à l’impuissance ceux qui, la veille, comptaient sur une supériorité originelle ou acquise, elles jettent sur le trottoir la foule des chômeurs, matière taillable et corvéable à merci.

Le meneur n’était pas de ceux qui exècrent la machine : il y voyait la suprême libératrice. Par elle le travail cesserait d’être une torture, une intoxication et un esclavage. Mais les bourgeois s’en serviraient formidablement tant que l’organisation syndicale et fédérative n’aurait pas atteint une discipline parfaite et accumulé de vastes réserves.


François sut que Mercœur était inexpugnable. Par surcroît, ce patron avait un cerveau précis, que les mots laissaient indifférent, et aucune sympathie pour ses ouvriers. Il se rappelait avec amertume qu’ils l’avaient « salé » avant l’Exposition de 1889, et, quoique les grévistes d’alors eussent disparu de ses forges, il gardait sa rancune. Cette rancune n’avait rien de féroce. Il ne se vengeait pas ; il agissait froidement, selon la norme de ses intérêts, persuadé qu’il était imprudent de maltraiter ses hommes. S’il se décida à réduire les salaires, c’est que la situation lui apparaissait menaçante : plusieurs petites forges où le patron et souvent le fils du patron travaillaient de leurs mains, lui faisaient une concurrence affolée :

— Mes bénéfices diminuent, concluait-il… il faut que les frais diminuent aussi.

Rougemont se mit à hanter les voies charretières. On le vit dans les cabarets où s’arrêtent ces hommes noirs, terreux, plombagineux, qui mènent les houilles, les cokes, les moellons, les légumes, le lait, les foins, la chaux, le sable, le terreau, à travers le faubourg. Il les dénichait auprès des usines à gaz, des dépôts de charbon, des chantiers de déblaiements, des quais de la Seine et des gares de marchandises. Il emmenait avec lui des compagnons ardents ou grivois choisis parmi sa garde, et trois ou quatre maréchaux.

Il obtenait, à grand renfort de petits verres, la promesse de boycotter Mercœur, si Mercœur persistait à réduire les salaires.

Ces promesses n’étaient guère solides. Beaucoup de charretiers n’avaient pas le choix ; d’autres s’engageaient au hasard des palabres ; quelques-uns s’en moquaient. Mais en somme, une part de boycottage était sûre, une menace planait et on laisserait entendre que la campagne serait poursuivie avec acharnement. Après douze jours de campagne, deux délégués se présentèrent à Mercœur et lui exposèrent la situation. Le maréchal les écouta avec patience et répondit sans acrimonie :

— Ce n’est pas mal trouvé. Je vais voir si ce n’est pas un bluff.

Il fit son enquête et, convaincu que l’idée de boycottage s’était répandue, il se prêta à une nouvelle entrevue :

— Ça risque de retomber sur le nez de mes hommes ! déclara-t-il. Provisoirement, nous maintiendrons les salaires, mais pour que cela dure, il sera pratique d’engager les charretiers à me donner la préférence.

Plus que toute autre, cette courte campagne consolida le prestige du meneur.


Ainsi François Rougemont entretenait dans son territoire de propagande cette fermentation vive, cette action directe qui sert ensemble l’intérêt immédiat des prolétaires et les façonne pour l’avenir. Il ne s’en tenait pas aux manifestations de grande envergure, il faisait faire une chasse amicale ou rude aux non-syndiqués, il excitait au sabotage, partout où les patrons montraient trop de sévérité ou trop de morgue ; il veillait, avec un soin jaloux, à ce que les travailleurs et les ménagères se pourvussent chez les commerçants qui faisaient usage du Label. Les adhérents vinrent par centaines aux syndicats et acceptèrent les lois de la C. G. T. Des industriels, qui auraient résisté à une grève ouverte, s’effarèrent et s’assouplirent devant de sournoises détériorations et des malfaçons ingénieuses. Non seulement des établissements considérables du quartier d’Italie — la grande Épicerie Continentale, la boucherie Mouchardin, le Bazar d’Afrique, la Cordonnerie Centrale, les magasins du Soldat Cultivateur et la chemiserie Brouardel — mais encore les menus commerçants des Terrains Vagues sollicitèrent le droit à la marque syndicale.

François s’entendait à organiser la surveillance, tout en économisant son propre effort. Il utilisait la vanité et l’enthousiasme d’individus en qui il flairait le sens des masses, une force contagieuse ou une certaine ardeur de police.

Il subit pourtant des échecs, mais, pour avoir opéré sa retraite en temps utile, il était seul à les connaître.

Au bout de la rue Brillat-Savarin existait une fabrique d’automobiles. Ce n’était pas un établissement considérable. On y réparait plus de vieilles machines qu’on n’en fabriquait de neuves. Le patron, homme riche en stratagèmes, écoulait sa marchandise de cent manières. C’était un personnage obèse, asthmatique et eczémateux, avec une face à couennes, couleur pommes de terre frites, et que parait un nez plein de bulbes. Ses petits yeux d’encre virevoltaient, dont le regard tranchant surveillait les événements et les êtres avec une agilité incomparable. Il joignait la poigne à l’astuce et savait tirer le maximum d’effort de ses mécaniciens. Il imposait une discipline et une exactitude rigoureuses. En retour, il n’était point avare. Lorsqu’il exigeait des heures de nuit, il faisait distribuer du vin et quelque charcuterie ; après de bonnes affaires, il accordait des primes. Mais la désobéissance, la paresse ou le mauvais travail entraînaient un congé impitoyable.

Pour mieux tenir son personnel, il n’admettait point, ou guère, de rouges. Au total, sa fabrique comportait un travail exténuant et Charles Bourgoin passait à juste titre pour un useur d’hommes.

Rougemont le surveillait. Il connaissait « ses méfaits » par le menu, il jugeait plus dangereuse que la lésine cette fausse générosité qui aboutissait au surmenage ; il le surnommait « l’obèse crapule ».

— Un assassin ! Il sème à pleines mains la graine de tuberculose…

Une circonstance favorable se présenta. Bourgoin, pour parer à des besognes urgentes, et dans un moment où plusieurs de ses ouvriers étaient malades, engagea une équipe de syndicalistes révolutionnaires. François essaya d’intervenir. Il persuada aux nouveaux venus de refuser les heures supplémentaires et même d’exiger une réduction de la journée de travail. Les syndiqués tentèrent une démarche. Ils trouvèrent « l’obèse crapule » dans l’attitude d’un exploiteur illustré par la Voix du Peuple, affalé dans un fauteuil de cuir, devant une fiole de curaçao, et fumant un upmann gros comme une saucisse.

— Voilà que ça commence ! ricana-t-il, car, n’est-ce pas, vous venez geindre ?

— Nous voudrions la journée de neuf heures, fit un compagnon qui ressemblait à Mirabeau, et pas d’heures supplémentaires.

— La lune !… éjacula Bourgoin. C’est comme si vous me demandiez d’agrandir tout de suite la fabrique et d’augmenter l’outillage. Deux cent mille balles, quoi ! Eh bien ! ça ne sera ni pour aujourd’hui, ni pour demain, ni pour la semaine prochaine. Si vous n’étiez pas des empotés, je vous expliquerais que mon genre d’affaires comporte des hauts et des bas, qu’il y a des moments où la fabrique est trop grande et des moments où elle est trop petite. Je me rattrape sur le temps ! Quand fabrique et outils marchent dix-huit heures, c’est comme si j’avais doublé l’une et les autres. C’est la seule sorte d’accroissement que je peux actuellement me payer. Ça ne vous va pas ? Vous voulez que je paye deux cent mille balles pour voir votre sourire ? C’est trop cher. Je vous autorise à foutre le camp !

Il mêla l’arome du Bols à une bouffée de la saucisse.

— Et je ne parle pas en l’air. Si vous voulez faire une balade, faites-la tout de suite !

L’homme à tête de Mirabeau regarda ses compagnons avec anxiété : il venait de traverser une période de chômage. Tous baissaient le nez, inquiets, sachant que l’heure était défavorable.

— Nous demandons à réfléchir, intervint un ouvrier trempé d’huile.

— Ce sont de sages paroles ! fit Bourgoin avec un rire du ventre. Vous réfléchirez donc jusqu’à demain matin et vous me rapporterez une réponse ferme… absolument ferme. Je ne sollicite aucune faveur. Si c’est non, vous irez faire une partie de cochonnet avec les camarades ; si c’est oui, vous êtes informés qu’il y aura un coup de chien à donner pendant la quinzaine, moyennant quoi vous aurez une brave petite prime et même un gueuleton. Allez ! et ne faites pas les ânes, vous vous mordriez les doigts de pied.

François connut la réponse du patron. Presque en même temps, il reçut un avis qui le rendit pensif : Marcel Deslandes cherchait à réunir une équipe qui remplacerait l’équipe révolutionnaire. Il savait déjà que le mécanicien avait des intelligences dans la place. Il plaçait chez Bourgoin les compagnons âpres au gain, durs à la tâche, à qui n’importait pas la longueur des journées, pourvu que la forte paye fût au bout.

Rougemont comprit que la partie devait être remise à plus tard. Quand l’homme à tête de Mirabeau vint le trouver aux Enfants de la Rochelle, il conseilla d’attendre :

— La poire n’est pas mûre ! déclara-t-il. Nous allons surveiller son affaire et nous finirons bien par le pincer au demi-cercle !

Il rencontra des difficultés analogues à la typographie Marteaux, à la fabrique de chaussures Vatel, à la teinturerie Jacquet-Mallard…


Partout se retrouvait l’action de Deslandes, soit qu’il maintînt en place des renards, soit qu’il battît en brèche les syndicats révolutionnaires par des syndicats jaunes. La puissance de cette action se révélait jusque dans la banlieue. On la retrouvait aux forges de Marsan, Krebs et Cie. Ces forges élevaient trois tours cyclopéennes sur le flanc sud-est d’Arcueil. Par les soirs hâtifs d’automne et d’hiver, elles vomissaient d’étranges fumées d’écarlate et de topaze. C’étaient, selon le tirage et le vent, des phares sauvages, ainsi qu’en allument les peuples primitifs de cime en cime, des cratères, des solfatares, des lambeaux de crépuscule, des feux de bengale, des flammes d’incendie. Cent vitres figuraient un palais d’enchanteur perdu au fond des landes. Les murailles palpitaient comme des cœurs. On entendait le grondement des foyers, le retentissement des enclumes, la chute de masses profondes, la rumeur des hommes ; il en sortait des créatures fumeuses, aux barbes dures, aux mains cornées, hommes du feu et du métal dont les bras se renflaient d’une chair musculeuse et dont les jambes étaient pesantes.

Le monstre dévorait des collines de charbon et des tertres de coke ; des mamelons d’escarbilles et de mâchefer formaient les résidus de sa digestion. Les fumées fusaient au firmament en rivières violettes, en cataractes rousses ou plombagineuses, en nuées, en vortex, en toisons, en charpies, en velums de houille. Elles projetaient des épaves, formaient des cargaisons de tulle noir, tissaient des toiles d’araignées, des dentelles floconneuses. Par les temps orageux, elles s’abattaient en brumes puantes, étreignaient les arbres, aveuglaient les façades, stagnaient comme des mares et croupissaient aux creux de la vallée. Toujours elles évoquaient une puissance implacable, malsaine et dévoratrice. Les forges vivaient joyeusement de la chair ouvrière. La révolte échouait au seuil de leurs sombres halls. Ceux qui pétrissent le fer et rôtissent leurs faces à la gueule des fournaises, s’aplatissaient devant les maîtres. Leurs cœurs étaient muets, leurs volontés débiles… Pendant longtemps encore, Marsan, Krebs et Cie régneraient dans leur flamboyant royaume.

Ces forges enfiévraient François. Leur activité diabolique, leurs ronflements et leurs sursauts éveillaient dans son âme un sourd enthousiasme. Il les aimait et les exécrait. Au sortir des trains d’Arpajon ou de Sceaux, il allait attendre les ouvriers, sommait leur nombre, évaluait leur fatigue. Il y avait des syndiqués révolutionnaires, mais la plupart étaient des renards ou des jaunes. Marsan, Krebs et Cie exigeaient dix heures de travail, en toute saison, et acquittaient des salaires médiocres. Toutefois, ils consentaient la haute paye aux hommes habiles et rétribuaient libéralement les coups de collier.

Là s’exerçait pleinement l’activité de Deslandes : les deux tiers des jaunes appartenaient à son groupe ; il les avait réunis en un syndicat dont les statuts permettaient une grande souplesse d’action et d’attitude. La maison Marsan et Krebs était son corps de bataille ; il comptait sur elle pour grouper et nourrir l’élite de ses effectifs.

Chez Delaborde aussi, François retrouvait l’influence du contremaître. Là, du moins, les révolutionnaires tenaient la tête. Mais les brocheuses, pour la plupart, se dérobaient à l’action syndicale et une dizaine d’ouvriers prétendaient échapper à toute entrave. S’il l’avait voulu, le meneur aurait pu déchaîner la grève. C’eût été impolitique. Delaborde passait pour le meilleur patron de la rive gauche. Il payait tous ses hommes au tarif syndical, venait en aide aux malades et donnait des étrennes au bout de l’an. S’il demandait parfois un coup de collier, il le rétribuait largement et, aux époques d’accalmie, réduisait la journée ou accordait de petites vacances, sans retenue sur les salaires.

Mais il voulait embaucher qui lui plaisait. Il n’y mettait aucune intolérance, malgré les excitations de Deslandes. Celui-ci le poussait à balayer « la tripaille révolutionnaire ». Quoique Delaborde eût pour lui une estime vive, et même de l’attachement, il résistait :

— En somme, Deslandes, la Fédération des travailleurs du livre n’est pas révolutionnaire !

— Des apparences, monsieur ! Que Keufer s’en aille et vous verrez monter la lie rouge. Vos ateliers sont pleins d’énergumènes.

— Deslandes, l’artisan parisien sera toujours frondeur. Laissons claquer cette loufoquerie syndicale. Car elle claquera, comme tant d’autres que j’ai vues disparaître depuis mon enfance. La combattre de vive force, pendant qu’elle est dans sa période de croissance, serait insensé. On me flanquerait un sale index, et je pourrais rester trois à quatre mois le bec dans l’eau.

— Je vous embaucherais les hommes nécessaires.

— Je sais que vous avez tout prévu ! Et vous réussiriez à coup sûr si l’index se produisait aujourd’hui. Seulement, il y a les lendemains. Les syndicats sont puissants ; dans quelques printemps, ils seront irrésistibles ! Ce sera le régime de la terreur. Et sans doute, ça ne s’éternisera point. Comme les effets ne seront pas à la hauteur de l’effort, comme il y aura tout de même du chômage et de la concurrence, les braves révolutionnaires, n’ayant plus d’ennemis à pourchasser, se peigneront entre eux, et le syndicalisme connaîtra la banqueroute. C’est fatal. Mais si ça dure quinze ans ? Je serai mort ou gâteux. Mon vieux Deslandes, il me faut transiger et temporiser.

— Vous serez attaqué tout de même, monsieur. L’index que vous ne voulez pas risquer pour votre liberté tout entière, il faudra le subir pour quelques hommes. Et ce sera l’esclavage.

— Non pas, camarade ! Ils savent que c’est ici un lieu où on traite bien et où on rétribue convenablement l’ouvrier. Avant de s’attaquer à moi, ils ont vingt autres maisons à réduire.

— Votre heure sonnera, monsieur.

Et Deslandes s’en retournait à la tâche. La propagande de Rougemont l’avait exalté. On lui coupait doublement l’herbe sous les pieds. Lui aussi, depuis longtemps, songeait à conquérir ce quartier si vieux et si neuf de la Maison-Blanche. Souvent, lorsqu’il s’en retournait dans le crépuscule, arrêté devant quelque site où les réverbères clignotaient sur des pentes sauvages, dans des ravins d’embuscade, de viol et de meurtre, il s’emplissait d’images et de symboles. Cet homme sec et tendineux croyait par tempérament à l’énergie individuelle et à l’utilité des obstacles. Le rêve d’un bonheur tranquille l’exaspérait. En se voyant plus vigilant, plus apte et plus volontaire que les autres, il avait dès l’abord conçu une justice éliminatoire. Il exécrait les bavards, les menteurs, les voluptueux, les polygames et les buveurs. Tous ceux qui n’aiment pas le travail, s’attardent aux palabres, pourchassent les filles et dont la volonté flotte au fil des circonstances ne sont guère dignes de vivre : que le sort leur soit dur !

Il n’aurait pas fallu le pousser beaucoup pour qu’il réclamât le châtrage des ivrognes, des tuberculeux, des rachitiques et des avariés. Dès l’enfance, il manifestait l’unité et l’invariabilité de sa nature. Jamais le travail ne lui parut une punition. Il attaquait la matière et les machines d’une main nerveuse, d’une volonté mystique ; il ne croyait pas à l’injustice des patrons, il excusait leur rapacité comme un mal aussi inévitable que la faim et la soif. Mais il ne les reconnaissait pas comme une autorité sans conteste : il fallait à la fois s’entendre avec eux et les combattre, les forcer à étendre leur industrie et à mêler l’ouvrier aux entreprises. Quand ils manquaient de vigilance, qu’ils se montraient faibles de caractère ou vicieux, il les méprisait.

Longtemps ses idées furent obscures ; l’instinct seul le conduisait. S’il n’avait eu maille à partir avec des révolutionnaires, peut-être se fût-il borné à sa tâche et, presque à coup sûr, il aurait fait fortune. Quelques disputes l’exaspérèrent. Il potassa le socialisme et l’économie politique ; un système crût en lui et s’enracina : plein de mépris pour toute théorie où l’on séparait les patrons des ouvriers, les hiérarchies de classe lui furent odieuses et lui parurent ridicules ; il ne voulut voir que la défaite ou la victoire des individus : le patron doit favoriser avec éclat les hommes adroits, sincères et énergiques ; l’ouvrier exigera la justice et se refusera aux tâches qui débilitent la race ; il participera aux bénéfices.

Marcel Deslandes envisageait de vastes coalitions ouvrières s’acharnant à faire déchoir les patrons maladroits, indolents ou rétrogrades, assurant la domination des plus aptes, détruisant les erreurs de la chance. Une telle œuvre est irréalisable sans ces ferments d’initiative et d’originalité que crée l’espérance de faire fortune et d’imposer son vouloir aux imbéciles. Il concédait qu’une société communiste peut donner un certain bien-être — le plus lâche, le plus veule, le plus plat, le plus méprisable des bien-êtres. Mais la guerre ingénieuse et l’entente sévère donneraient comme minimum ce que le communisme ne pourrait offrir que comme maximum, et le donneraient plus vite.

Deslandes avait défendu ses théories avec une âpreté qu’accroissait chaque victoire du syndicalisme rouge. Il y déploya une ténacité et une virulence qui eussent conduit un révolutionnaire à la députation.

Sa tâche était rebutante. L’ouvrier parisien est révolutionnaire ou sceptique. Et même sceptique, il s’estime dupe dès qu’on lui propose une solution mixte. Par ailleurs, la forte organisation des syndicats parisiens semblait inattaquable. Aussi bien, le contremaître ne les jugeait pas néfastes dans leur vigilance et leur combativité : comme eux, ne visait-il pas la journée de huit heures et l’augmentation des salaires ? Il désirait seulement les arracher à l’influence de la Confédération générale et à l’antimilitarisme. À force d’énergie, il avait fondé un groupe jaune et un petit journal hebdomadaire. Plus de quatre cents hommes y adhéraient, dont le noyau concentrait des éléments volontaires, sagaces et laborieux. Leur propagande était lente, mais remarquablement pertinace.

Deslandes les avait endoctrinés un à un ; presque tous possédaient des notions claires et connaissaient leur but. Ils n’acceptaient aucune alliance bourgeoise. Cette alliance était implicite : elle se traduisait par des abonnements au journal, par des souscriptions discrètes, par des sympathies prêtes à se convertir en argent monnayable.

Après l’arrivée de Rougemont, la vie du mécanicien s’exaspéra. Le meneur fut la silhouette qui gâte l’univers ; elle accompagnait sournoisement les lectures, la parole et les actions de Deslandes. Dès qu’il l’apercevait, un instinct brutal et presque meurtrier enflait ses veines. Et de toutes parts, il apprenait les succès de l’adversaire. Alors qu’il avait tant peiné et souffert pour former son groupe, alors qu’il arrachait si péniblement les hommes à leur inertie, qu’il lui fallait continuellement recommencer sa tâche, ranimer les tièdes et ramener les inconstants, il suffisait à l’autre de paraître pour faire flamber les enthousiasmes. Ce fut la rancune des hommes secs, tendus, inlassables, contre ceux qui « coïncident » sans peine avec les sentiments de la multitude. La victoire des éloquents n’est-elle pas la suprême injure aux organisateurs ? Que de fois le mécanicien songea à faire chasser le meneur des ateliers Delaborde ! Mais sa race ne veut rien devoir à la faveur. Il se condamna à subir la présence exécrable, et tandis que François traversait les ateliers, il travaillait, les yeux fauves et la rage au foie.

Sa sœur Christine doublait son énergie. Cette persuasion brillante, ce don de la grâce que Deslandes exécrait chez les autres, il les chérissait en elle. Comme lui opiniâtre, d’une diligence exacte, ironique et studieuse, elle ignorait ses rages sèches, ses haines longuement cuites et recuites. Toute espèce d’événements favorables fleurissait autour d’elle et dans elle. Cette lueur qu’elle promenait avec ses yeux et sa grande chevelure, l’adresse au travail et la conception aisée enchantaient ses heures. Sans doute elle était combative autant que Deslandes, mais elle ne redoutait pas la défaite — ou plutôt, elle sentait qu’aucune défaite ne serait définitive. Et il y avait entre eux une différence d’ordre social. Il demeurait ouvrier, de caste et par toutes ses habitudes, tandis qu’elle était devenue bourgeoise. Ainsi l’avait-il voulu

Il avait mené une existence pauvre pour qu’elle connût la vie du lycée. Fier de lui voir d’autres façons que les siennes, une science plus souple, plus élégante, plus heureuse, il regrettait qu’elle fût redescendue au travail manuel. Car c’est elle qui s’était obstinée à faire de la brochure. Orgueilleuse, pleine aussi d’un grand sens des réalités, elle savait que les brevets ne donnent aucune fortune. Et elle voulait la fortune. Elle la voulait par appétit de victoire, elle la voulait aussi pour satisfaire son idéal d’ordre et d’harmonie en créant des ateliers où elle établirait la méthode capable à la fois de ronger le système capitaliste moderne et d’endiguer le communisme. Elle avait un sens aigu du rôle des minorités : si elles savent forger leurs armes, instituer les disciplines, se créer une forte existence de fait, le reste viendra par surcroît.


Les rencontres du mécanicien et de Rougemont étaient rares. Ils échangeaient des paroles d’une extrême sécheresse et d’une politesse minutieuse. L’hostilité ne serait pas née spontanément chez le révolutionnaire. Quoiqu’il n’aimât pas ces natures âpres, que tourmente une activité presque féroce, il les supportait, cependant ; il se bornait à les combattre par ses paroles. L’attitude de Deslandes l’indisposa : il endurait avec humeur la haine des regards, le « hachis » de paroles brèves et sybillines. Sans Christine, il aurait usé de sa supériorité verbale pour humilier cet orgueil. Mais elle excitait en lui une curiosité profonde ; il s’irritait de ce charme mêlé à une énergie et une intelligence qu’il jugeait excessives et presque scandaleuses chez une jeune fille.

Il la rencontrait parfois chez les Garrigues. Elle aimait ces gens simples, sans autre raison que l’obscur instinct des prédilections dont l’incohérence nous déconcerte. Sans doute, y eut-il, à l’origine, des circonstances favorables, des joies, des rêves, une parole dite à l’heure brillante, un aspect bien fixé dans la mémoire, une coïncidence, une mélodie. L’intimité remontait, ce semble, à un crépuscule d’été.

Des nuages immenses cuivraient et soufraient l’occident ; les fenêtres étaient ouvertes, les chambres semblaient plongées dans le ciel, des héliotropes, des muguets, des roses jaunes recevaient la brise et la chargeaient d’un ardent pollen. Le geai dansait éperdûment sur la table, on entendait le tintement d’un harmonica et le petit Antoine, du crépuscule plein les yeux, vint s’appuyer contre l’étincelante visiteuse. L’heure passa, fraîche comme une source, profonde comme une forêt. Christine revint.

Elle goûtait la naïveté incurable d’Antoinette, la tendresse du petit et même le geai, agité, fantasque et baroque. Sans doute aussi ce logis qui s’avançait en promontoire dans l’étendue et cette propreté, cette aération qui ne laissaient rien moisir ni rancir. Ainsi l’habitude poussa ses mille racines. Christine conseillait ces gens à la santé délicate, rendait de menus services, contribuait à l’éducation d’Antoine. Ils l’aimaient avec ferveur.

Le retour de François Rougemont jeta quelque trouble : les visites de Christine se firent plus rares et plus courtes. Quand elle surgissait, toujours un peu soudaine, avec la torche de ses grands cheveux, il se roidissait. Elle était imprévue et redoutable. Elle apportait le mystère du monde et des êtres, tout ce qui fait rêver le cerf au fond des futaies, toutes les images qui chantent dans l’art et la poésie des hommes. François s’en méfiait. Pourtant il ne craignait pas l’amour. Il avait connu sa violence, non sa durée et guère ses peines.

Par une longue habitude, il courtisait les femmes qui, dès l’abord, y mettent de la complaisance et pour qui la passion va par épisodes. Aussi n’avait-il, à proprement dire, aucune séduction sur la conscience. Les choses s’étaient faites, au gré de circonstances faciles et fortuites. Celle-ci ne ressemblait à aucune des passantes cueillies au tournant des jours. Volontaire et lucide, le don de sa personne serait un acte de foi. Elle ne succomberait point, elle se donnerait, après la longue patience, les promesses sûres, et sans doute en mariage. Ce n’était pas l’affaire de Rougemont : il pouvait goûter sans crainte la séduction de cette présence.

Ils discutaient parfois. Il le faisait prudemment, attentif à ne la point fâcher. Elle se fâchait tout de même ; c’était une colère de pensée qui s’en allait avec les mots. Ils ne s’entendaient sur rien, n’ayant de commun que leur optimisme et l’intérêt, passionné jusqu’à la manie, qu’ils portaient aux sociétés futures. Sur ces points leur ressemblance était forte. Tous deux ne pensaient guère à leur propre mort, moins encore à la décadence et à la fin des hommes. S’il leur arrivait d’y songer, c’était d’une manière furtive, avec une légèreté d’enfants et de sauvages. Ils avaient aussi l’avantage de mal connaître leur propre âme. Leur moi flottait sur l’inconscient comme un radeau sur l’Atlantique. Leur esprit, ainsi qu’il sied aux meneurs, aux hommes d’État et aux bons militaires, se portait sur les autres. Là même, ils se spécialisaient, car il leur importait surtout de discerner les éléments humains qui ressortissaient à la psychologie sociale. Aussi savaient-ils l’un et l’autre agir sur le prochain avec précision et promptitude. Mais François se rattachait davantage au type politique et confesseur ; Christine était fondatrice, plus inclinée à former des ruches que des syndicats. À la fois homme des foules et producteur solitaire, il n’eût pu fonder ni utiliser une industrie, tandis qu’elle, sans goût pour les jeux de tribune, savait diriger le travail en commun et comprenait finement le mécanisme de la production.

Plus indulgente que son frère pour les incapables, les infirmes, les irrésolus et même les alcooliques, elle s’attachait inflexiblement à une hiérarchie d’aptitudes ; elle voulait que cette hiérarchie fût marquée par le commandement ou par la propriété. Comme elle laissait éclater cette conviction, il arrivait à François de la contredire. Et la discussion partait malgré eux. De beaucoup la plus âpre, Christine mêlait le dédain, l’amertume, le sarcasme à ses arguments ; elle laissait entrevoir un mépris profond pour ceux qui s’en tiennent à rêver la quiétude, la sécurité et, en somme, le bonheur.

Un soir, François, rentrant à l’improviste, trouva Christine qui expliquait au petit Antoine les images d’un livre. Une jolie odeur de thé planait sur la table ; Charles Garrigues parcourait une brochure — les Écharpes rouges — la vieille Antoinette rôdaillait à son habitude ; il y avait un charme inexprimable qui venait du repos, du thé, de la lecture et de Christine. Il salua presque à voix basse et se glissa dans un fauteuil pour savourer la scène. Le geai dormassait ; il se borna à soulever la tête, au sein des plumes bleu de nuit, jeta un cri léger et retomba dans ses rêves. On n’entendit plus que la voix de la jeune fille qui racontait l’histoire d’un fleuve. Elle emmenait le petit Antoine dans les nuages, au sommet des montagnes, dans les nappes souterraines, parmi les glaciers, les sources, les ruisseaux, les torrents, les lacs et les marécages. Elle montrait la montagne usée et déchiquetée, les blocs s’entrechoquant dans les eaux furieuses, transformés en galets, en cailloux, en sables, en argile fine ; elle accompagnait le fleuve parmi les forêts, les herbages et les brousses, jusqu’au gouffre de la mer retentissante. Comme elle avait le sens de la nature, elle trouvait des légendes fraîches et simples qui se moulaient sur l’imagination de l’enfant. Il se tapissait dans la jupe tiède, il goûtait à la beauté de Christine une petite ivresse et François, attentif, s’attendrissait.

Le fantôme du bonheur fut là, insaisissable, furtif, prêt à disparaître au moindre souffle. Le meneur ne pouvait s’empêcher de le rattacher à Christine. C’est elle qui ajoutait, au calme des choses, ce tressaillement, cette promesse mystérieuse, cette ardeur insondable, cette grâce d’herbes, de fruit et d’eaux vives. Il n’avait jamais aussi délicatement perçu la présence féminine. La chair de Christine se décelait saine autant que magnifique, le sang qui coulait dans l’ombre des veines devait être d’une qualité égale à la pulpe des joues, aux feux du regard, à la nacre des petites dents.

Il regretta une fois de plus qu’elle ne fût pas révolutionnaire ; il entrevit une existence où il cesserait de rôder solitaire parmi les foules. Pourtant, par destination, il dédaignait la famille : voyageur de la révolte, partisan de l’élevage en commun, il la considérait comme un leurre, un mirage des sociétés mortes. La maternité seule lui semblait naturelle : elle se satisferait largement dans un milieu où la vie serait facile, où chaque enfant trouverait l’abri, la nourriture et les soins.

Mais la paternité, factice, égoïste et dommageable au prochain, mais la famille, petit peuple agressif, aux instincts étroits, aux solidarités mesquines, ne devaient trouver aucune sanction et surtout ne jouir d’aucun privilège. Sans doute, la société future ne s’opposerait pas à l’union durable d’un homme et d’une femme ; elle se bornerait à ignorer une telle union, elle ne tiendrait compte d’aucun engagement ni de l’homme envers la femme, ni de la femme envers l’homme, d’aucun droit de l’enfant ni des parents. Étrangère à la consommation comme à la dissolution des mariages, opposée à toute transmission des biens par hérédité, elle réduirait par là même le rôle des familles au point de balancer ses effets nocifs par ses effets utiles…

Pourtant, dans l’heure quiète, tandis que Christine menait le petit Antoine à travers les deltas et les embouchures, un rêve l’apprivoisait. Avec cette fille droite, il concevait qu’on pût marcher côte à côte, jusqu’au bout de la route. Elle ne tromperait point, elle ne mentirait point, elle donnerait sa beauté une seule fois et pour toujours. Quelle sécurité, quelle paix dans le destin, dans la vocation et dans le travail ! Toute cette liberté sexuelle que François aimait à défendre et même à exalter, devenait une petite chose honteuse, répugnante, riche en mensonges, en sales luttes de mâles, en avilissements de femelles… Il comprenait que l’homme eût voulu y échapper en environnant le mariage de sainteté, de serments, de devoirs uniques, jusqu’à le rendre indissoluble !

Il se secoua. Oui ! durable et presque sacré, mais avec Christine et un homme de même argile. Les autres, tristes épaves, corps misérables ou cervelles flottantes, menteuses et menteurs, trompeurs et trompeuses, folles ou avares, quel sacrement peut les souder ?


À ce moment, Charles Garrigues leva la tête. Il avait les yeux noyés de lecture. Son visage à pans se plissait dans un sourire inachevé. Quelque chose de ridicule et d’excellent, d’énigmatique et de joyeux s’exhalait de toute sa personne :

— J’aurais voulu naître, dit-il, dans la République de l’Équateur.

— Pourquoi ? fit distraitement François.

— La température y change à peine. Il y a des plateaux où elle ne dépasse guère vingt degrés en été, où elle ne descend pas au-dessous de dix-huit en hiver. J’y aurais vécu heureux.

Il fit craquer ses articulations chétives et poursuivit :

— Je suis un homme qui dépend du temps. Quand il fait trop chaud, je n’ai plus d’estomac, ma tête pèse cent kilos, ma cervelle est une friture. Quand il fait froid, j’ai un vilebrequin qui me tourne dans la tempe gauche ou bien une râpe à muscade qui me racle derrière l’oreille. Ces gens de l’Équateur ont bien de la chance !

La vieille Antoinette s’était arrêtée. Elle approuvait. Elle aussi connaissait les outils mystérieux et les bêtes malignes qui liment, scient, rongent, mordent, martèlent, pincent, écrasent une pauvre tête humaine. Ah ! douleur, voix de la chair appelant vers le dieu de la conscience, prière de l’inconscient !

— C’est bien vrai, marmonna-t-elle. La migraine c’est un vrai calvaire. Il y a des jours où j’en suis aveugle, où ça ne m’étonnerait pas de voir ma tête se fendre comme une bouteille et tomber en pièces dans mes casseroles. C’est une grande épreuve.

Le petit Antoine le savait déjà : le mal héréditaire lui malaxait parfois les méninges. Il connaissait des heures où le monde se couvre d’un voile étrange où sa vie de petit enfant cessait d’être une suite de repas, de jeux, d’événements frais et de sensations savoureuses. La douleur lui donnait de la vieillesse. Il sentait des choses pesantes et hostiles, ses cahiers devenaient plus tristes, il demeurait les coudes sur la table, la tête sur ses petits poings, sachant que l’ennemi était implacable.

— Oui, reprit Charles Garrigues, la souffrance c’est quelque chose qui vous mange. J’attends ma migraine comme j’attendrais un lion ou un tigre. Je sais bien quand elle approche. C’est d’abord un paquet de sang dans le front ou dans la nuque… mes yeux sont tristes. Et je n’échapperai pas ! Elle tourne, elle m’agrippe, elle me tord la tempe, j’en ai pour douze à dix-huit heures. C’est vraiment bien mystérieux.

— C’est-à-dire que c’est terrible ! soupira la vieille Antoinette.

— Oh ! oui, murmura le petit Antoine en faisant contre son front un geste épouvanté.

Christine et François se regardèrent, presque gênés de si peu connaître la souffrance. La vie ne leur demandait aucune rançon. Elle coulait en eux, large et fertile, à pleins bords.

— C’est, répondit le propagandiste avec pitié, une formidable énigme. Mais nous supprimerons la douleur.

— Nous l’aggraverons, répondit Christine.

— Je parle de la douleur physique.

— Physique ou morale, nous l’aggraverons !

François secoua la tête avec impatience. Il exécrait la douleur physique comme il exécrait le capitalisme.

— Nous la supprimerons, reprit-il avec force. La douleur physique est un résultat du désordre et de l’iniquité. Quand l’ordre et la justice seront établis, l’hygiène refera le corps de l’homme. Et la souffrance disparaîtra. Entendons-nous bien. Je ne dis pas qu’elle disparaîtra tout entière, je ne prétends pas qu’il n’y aura plus de malades et de blessés, je crois seulement que le nombre en sera fortement réduit et que nous aurons, par surcroît, des moyens sûrs d’atténuer la souffrance. La douleur physique doit être considérée comme un atavisme sauvage ; c’est un mal de l’âge de pierre !

— C’est un mal qui n’a pas cessé de s’accroître. Comme le disait notre professeur Marchais : « La souffrance est une fonction de la sensibilité et la sensibilité est en raison directe de la perfection nerveuse. » C’est par conséquent le contraire d’un atavisme sauvage, c’est un des meilleurs signes que nous puissions faire valoir contre ceux qui prétendent que l’humanité est en décadence. Dire qu’on se propose de détruire la souffrance, c’est à peu près comme si on disait qu’on se propose de faire retourner l’humanité à l’état nègre.

— Pas du tout. On peut très bien concevoir une société d’êtres sains et très sensibles, placés dans de telles conditions que les occasions de souffrir soient rares.

— Sans doute. Mais ils n’éviteront les occasions de souffrir qu’en restreignant le champ de leur activité. Alors, leur sensibilité cessera de s’exercer, elle décroîtra, et la civilisation rétrogradera tout entière.

— Je ne vois pas qu’il faille restreindre le champ de l’activité. L’homme est un animal qui sait discerner et choisir, c’est même la seule raison de sa suprématie. L’action en somme est infinie, ou c’est tout comme : il suffira de se livrer aux travaux qui concordent avec l’hygiène. D’autre part, il est évident que l’exercice de certaines sensibilités n’est plus en rapport avec les résultats à obtenir. Personne n’hésitera à se faire soigner une molaire sous prétexte qu’une rage de dents est une manifestation de notre sensibilité.

— Halte-là ! s’écria-t-elle. Nous sortons entièrement de la question. Vous êtes sur le point de me faire dire qu’il faut rechercher la douleur. J’affirmerai aussi ardemment que vous qu’il faut la combattre, à condition qu’on soit prêt aussi à la braver, non pour elle-même — ce serait idiot — mais pour un plus grand bien. Quant à faire concorder l’action avec l’hygiène, sans la restreindre, c’est un songe. Une humanité qui se développe n’est pas maîtresse de ses actes ; elle est dominée continuellement par l’inconnu, par le nouveau, par des circonstances qui dépassent de très loin ses prévisions. Elle peut avoir, elle doit avoir un certain nombre de lois, de règles, de coutumes, qu’elle observe tant bien que mal, mais elle se réservera une vaste part d’aventure et de hasard. Trop sage, trop modérée, trop régulière, elle est condamnée : ce sera une petite société vieillotte, incapable de se développer et perdue dans la minutie. Ça ne la sauvera du reste point. Des sociétés plus vivaces, moins craintives, la dévoreront.

— C’est poser l’hygiène comme une chose trop difficile et ne faire aucun crédit à la médecine. C’est surtout ne pas tenir compte de l’état anormal de nos sociétés.

— Cet état anormal dure depuis que les hommes se sont tassés dans une caverne, dans un village lacustre, dans une enceinte quelconque. Il ne finira point ou c’est l’humanité qui finira.

— Mais non ! Il n’est pas nécessaire que les hommes des villes respirent un air vicié, il n’est pas nécessaire que les uns s’atrophient par les privations et que les autres pourrissent par les excès, que les uns dépérissent par le surmenage et que les autres s’abrutissent par la paresse.

— Les hommes des villes respireront un air plus sain, du moins je l’espère. La nourriture sera plus accessible et de meilleure qualité, l’intempérance deviendra plus rare, le surmenage des travailleurs manuels tendra à disparaître. Et qu’est-ce à dire ? Nous débarrasserons ainsi tout simplement la société d’une série de misères surannées. Cela signifie-t-il que ces misères n’aient pas été une des fatalités du monde humain ? Nous sommes, ou nous nous croyons à la veille de les anéantir, mais pourquoi imaginez-vous que les Égyptiens, les Grecs, les Romains, nos gens du Moyen Âge, notre Europe de la Renaissance et des temps modernes, les Chinois, les Japonais, les Hindous, les Arabes, les Turcs, aient formé des sociétés anormales ? Elles étaient ce qu’elles pouvaient être. Elles avaient le genre de prévoyance et de solidarité qui résultait de leur intelligence et de leurs instincts, elles n’étaient pas plus anormales que la forêt, la brousse, la mer, où les êtres s’entredévorent. Dites qu’elles étaient insuffisantes, si vous voulez, quoique cela ne signifie pas grand’chose, ne dites pas qu’elles étaient anormales. Si des conditions subies par des milliards de créatures, en vérité par l’immense majorité des hommes, sont anormales, qu’est-ce qui est normal ? Le sort des peuples n’a jamais dépendu de petites machines aussi simplettes que les théories des sociologues et moins encore des socialistes ! Tenons donc pour normales toutes ces sociétés qui ont vécu et qui vivent, comme nous tenons pour normal un troupeau de bisons ou une horde de loups. Et alors, qu’est-ce que nous voyons ? Que la douleur n’a fait que s’accroître depuis le commencement des hommes. Un sauvage mène une existence plus précaire que la nôtre ; il est plus exposé à la mort accidentelle, mais, en définitive, il souffre beaucoup moins que nous, il ignore presque ces infirmités innombrables qui torturent tant de civilisés, ceux surtout dont les nerfs ont la plus grande délicatesse. La migraine, la tuberculose, le cancer, les maladies de cœur, l’appendicite, la neurasthénie et cent autres maux nous frappent avec une férocité plus grande qu’ils ne frappent les nègres et même les Turcs. On atténuera quelques-uns de ces maux, on usera de calmants perfectionnés, je l’accorde, mais ce serait folie de croire que nous arrêterons ainsi une évolution qui ne s’est jamais arrêtée : la douleur trouvera cent issues nouvelles, elle les tirera de notre méditation et de notre hygiène mêmes et, bien entendu, elle les découvrira surtout dans les conditions nouvelles de notre existence.

Christine s’interrompit avec un sourire. Alors il parut impossible que ces paroles fussent venues d’elle. La grâce qui l’enveloppait, la lueur vivante qui s’échappait de sa prunelle et de sa bouche écarlate, cette sécurité charmante et magnifique qui rythmait son corps et ses gestes, semblaient exclure la tristesse, la sévérité et même la gravité de son discours.

François, choqué et séduit, répondit avec une ardeur mélancolique :

— Vous avez singulièrement élargi ma pensée. Je n’ai prétendu parler ni des anciens, ni des Turcs, ni des Chinois, mais de notre société industrielle contemporaine. Je répète qu’elle est anormale. En moins d’un siècle, elle a rempli les villes et les usines d’une population énorme soutirée aux champs. Il y a des pays où les campagnes ont perdu jusqu’aux trois cinquièmes de leurs habitants : l’Angleterre, la Saxe, la Belgique ; dans d’autres, elles en ont vu disparaître la moitié ou le tiers. Ce n’est plus là une évolution, c’est une catastrophe. On a empilé brusquement des races habituées au plein air dans des ateliers, des fabriques, des usines puantes, on a privé d’air, de lumière, de loisir, deux ou trois cents millions d’hommes, de femmes et d’enfants arrachés aux champs et aux pâturages, où leurs ancêtres vivaient depuis les siècles des siècles. Si vous ne trouvez pas ça anormal, qu’est-ce qui est anormal ?

— Ce n’est pas plus anormal que le développement industriel même qui a déterminé ces exodes, pas plus anormal que le mouvement scientifique qui a créé ce développement industriel, pas plus anormal que l’énorme colonisation qui a suivi la découverte du Nouveau-Monde, pas plus anormal que la foudroyante conquête musulmane, pendant la vie et surtout après la mort de Mahomet. La vie de l’humanité est pleine de ces bonds. Fatalement, ils donnent lieu à des adaptations difficiles.

— Eh bien, soit ! s’exclama François avec impatience, je ne tiens pas au terme. Je dirai, si vous préférez, que nos sociétés se trouvent dans un mauvais état d’équilibre. Elles sont entrées fougueusement dans l’ère industrielle, sans avoir pris les précautions utiles. Privées d’air, soumises à un travail intensif et démoralisant, exploitées sans mesure, étiolées dans des logis fétides, empoisonnées par l’alcool, d’immenses multitudes ouvrières ont contracté des tares inconnues à leurs ancêtres, ou du moins beaucoup moins répandues, ont présenté des symptômes manifestes d’usure et sont devenues une proie facile pour la tuberculose. Lorsque nous leur aurons donné de la lumière et de l’oxygène, lorsque nous les aurons délivrées du servage et du surmenage, leurs tares disparaîtront, la tuberculose cessera de les décimer ; elles souffriront moins parce que les occasions de souffrir auront diminué.

Christine se mit à rire :

— Nous tournons en rond. Vous en reviendrez toujours à votre idéal qui est, au fond, le bonheur obtenu par la décroissance des luttes, par le travail modéré, presque sans effort, et même agréable, par la quiétude enfin, c’est-à-dire par la limitation de l’énergie humaine. Et je vous répondrai toujours qu’un tel idéal ne pourrait se réaliser qu’au prix d’une stagnation suivie d’une décadence. Ce serait l’homme arrivé au bout de son rouleau et qui, à la manière des boutiquiers enrichis, se repose en attendant la mort. Sans doute bâillerait-il sans fin comme ces pauvres gens ! L’idée d’un tel avenir me lève le cœur. Mais je le crois impossible. L’activité humaine renversera fatalement toutes les règles de béatitude et toutes les lois de sommeil. Et cela, remarquons-le bien, en luttant pour conquérir de nouvelles jouissances. C’est ainsi que nous allons obtenir des villes incomparablement mieux aérées et éclairées, de bons logements, une bonne nourriture, de bons vêtements pour la grande majorité des hommes et, ce faisant, nous remédierons aux maux que nous avait apportés l’industrialisme. Mais de cet effort même naîtront de nouvelles formes de la lutte, de nouvelles formes du surmenage, de profondes et violentes souffrances. Toute la prévoyance des marchands de paradis sera débordée ; il faudra se remettre à découvrir des remèdes et à instaurer des hygiènes.

Elle parlait, charmante et presque tendre. Son âpreté s’était alanguie, une harmonie rythmait sa voix et nuançait le feu de ses grandes prunelles. Et sa joue délicate appuyée sur la main, avec l’immense chevelure embrasée et flexible, elle semblait le but de ce bonheur qu’elle voyait si hérissé et si lourd de soucis.

Il répondit avec un battement de cœur :

— C’est la vision d’une lutte acharnée ! Vous voyez la vie des individus et des masses comme un torrent. Tant de fièvre n’est pas utile au développement de l’humanité, ou du moins la fièvre peut devenir exceptionnelle. Au temps où j’étudiais, je n’ai pas trouvé qu’on gagnât au surmenage. Je crois plutôt que c’est une sauvagerie intellectuelle. L’ère d’une humanité heureuse, maîtresse, ou à peu près, des forces qui l’environnent, pratiquant l’entr’aide plutôt que la concurrence, attentive à la santé générale, goûtant les joies bienveillantes au lieu des victoires cruelles, travaillant avec modération mais n’admettant aucun oisif, en dehors des enfants, des vieillards et des infirmes, vraiment je me demande pourquoi elle serait impossible ?

— Elle ne serait pas heureuse, elle serait insipide, faible, veule, assoupie. Il faut de la fièvre, il faut du surmenage. Si vous étiez un inventeur, vous sauriez bien qu’on n’invente pas sans crises aiguës, sans acharnement, sans préoccupations harassantes ! Toute société qui se développe fortement est semblable à un inventeur. Elle a besoin d’activités hardies, opiniâtres, dangereuses même. Dès qu’elle tend au repos, elle s’arrête et décline. D’autres prennent sa place qui ne comptent pas leur effort. Et vous vous êtes trompé au temps où vous faisiez vos études. Si vous aviez, intelligent et robuste comme vous l’êtes, consenti à des périodes de surmenage, vous seriez un savant. Mais ce n’était pas votre vocation. Vous étiez fait pour prêcher les hommes et là, j’en suis bien sûre, vous n’avez pas ménagé vos peines…

— C’est vrai, que nous tournons en rond ! murmura François. En somme, vous n’admettez pas la poursuite du bonheur ?

— Ah ! vraiment, s’exclama-t-elle, je veux, au contraire, qu’on le poursuive ardemment et sans reprendre haleine. Cesser la poursuite, se résigner à un sort lamentable, me paraît plus funeste encore que de s’arrêter à un bien-être torpide. Le bonheur n’a point de limites. Chaque souffrance évitée, chaque joie atteinte nous mettent devant de nouvelles souffrances à éviter et de nouvelles joies à atteindre.

— Si du moins vous espériez la fin des souffrances physiques !

— Bien des maladies ne sont peut-être que la préparation à une vie plus précieuse ! Puis, comment faire si l’organisme devient plus sensible ? Et quelle souffrance dite morale se conçoit sans une dépression ou une excitation douloureuse de l’organisme ? Voulez-vous le fond de ma pensée ? Je crois que les peines morales souvent répétées deviennent des peines physiques.

— Quel cauchemar ! soupira Rougemont. Comment pouvez-vous prendre intérêt à l’avenir des hommes ? Si je pensais comme vous, je ne ferais pas un geste pour améliorer leur sort. J’attendrais la mort avec impatience et je souhaiterais que les hommes disparaissent au plus vite de cette terre lamentable.

— Alors, vous condamnez tout ce qui s’est accompli depuis que la vie est apparue ? Vous acceptez le sort parce que vous espérez qu’un jour le sens des choses changera ; vous ne consentez à l’existence qu’en vue d’une conclusion qui contredira tout ce qui s’est fait auparavant ? Moi, je trouve que la vie a toujours été assez belle pour être vécue et il n’y a pas eu d’époque assez terrible pour que j’eusse renoncé.

— Alors, intervint Charles Garrigues d’une voix tremblante, il y aurait éternellement des hommes condamnés à souffrir de la migraine comme nous en avons souffert maman et moi ?

— Ou si la migraine disparaissait, répondit Christine, ce serait pour être remplacée par un mal plus aigu.

— Non ! s’écria la vieille Antoinette avec horreur. Au fond vous ne le pensez pas !

— Mais si, je le pense.

— C’est affreux ! Si j’en étais sûre, je ne m’en consolerais jamais.

Le visage du petit Antoine refléta la crainte qui animait les yeux creux de la grand’mère et de Charles. Une même révolte les soulevait. De ce que la douleur demeurerait invincible, il semblait qu’elle pesât plus lourde et plus implacable sur l’heure présente. Et ils voulaient ardemment l’espérance d’une époque où les hommes lui échapperaient enfin, où ils l’auraient traquée et anéantie comme les bêtes féroces au fond des bois.

— Vous le voyez ! remarqua Rougemont. L’instinct a parlé… nous tuerons la souffrance.

— Oui, fit doucement Christine. L’instinct a parlé, l’instinct du miracle, l’antique instinct religieux. L’homme voudra toujours le paradis.