La Vague rouge/chap.III,1.

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La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 423-431).
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3e partie

TROISIÈME PARTIE




I


Plusieurs saisons naquirent et moururent. François Rougemont avait songé à fuir les Terrains Vagues. Son cœur l’y retenait. Des liens innombrables le rattachaient aux sites chaotiques, aux métamorphoses surprenantes, au vagabondage, à l’instabilité, à la truculente misère et la troublante énergie des créatures qui peuplaient les casernes neuves ou nichaient dans les vieilles baraques lézardées.

C’était un charme ingénu et rude, le secret de son âme d’homme des foules et de faubourien.

Il avait usé l’amour d’Eulalie.

La grande fille s’accrochait au souvenir saisissant de la mer, des falaises, de la vie tendre et sauvage, où son être s’était révélé à soi-même. Son cœur changeant ne voulait plus changer. Elle disposait, autour de François, les beaux mensonges dont nous ornons notre pèlerinage. Mais, reconnaissant qu’ils s’étaient pris comme les moineaux sur la branche, elle ne voulait pas tronquer des paroles, lier des actes, pour s’en faire des droits et imposer des devoirs à l’homme. Au rebours, elle se répétait qu’il n’avait jamais rien promis. Pourquoi l’aurait-il fait ? Il savait bien qu’elle s’était donnée à d’autres. Et parce que, cette fois, elle eût été fidèle, ce n’était pas une raison ! Il était bien libre !

Ainsi la grande fille faisait son effort pour n’être pas crampon. Ombrageuse, elle devenait patiente ; vive, elle refrénait ses propos ; libre de gestes, elle se montrait timide. C’était bien la bonne tactique, par quoi l’aventure se prolongea. Souvent encore, Eulalie eut l’illusion d’être aimée ; elle fit sa gerbe de souvenirs, et quand l’heure eut sonné enfin, il y avait de la splendeur dans sa tristesse. Car pour les simples, le souvenir n’est pas une chose morte : il vit en eux, il palpite, et s’il est beau, il les console et leur laisse une gloire.


Par-dessus tout, le souvenir de Christine peuplait les rues, les demeures et les terrains malades. François n’avait pu la bannir du pays des songes. Elle n’était point ce que nos aïeux nommaient un idéal, car un idéal suppose des qualités qui furent l’objet de nos méditations et de nos rêves, et aussi d’un triage. Elle était bien plutôt comme la terre mystérieuse dont le premier aspect a fait tressaillir nos nerfs et dont le charme s’impose : elle évoquait une grâce neuve, non la grâce qui enveloppe l’homme par la féerie des réminiscences, par le rythme « classique » de la sélection.

Parce qu’il lui arrivait de la rencontrer chez les Garrigues, parce qu’il l’entrevoyait au détour d’une rue, les Terrains Vagues étaient le sol sacré et presque divin où il bâtissait la maison du bonheur.

C’est à cause d’elle encore qu’il s’éternisait chez Delaborde et qu’il haïssait l’éditeur. Ce vieil homme la chérissait autant que François la chérissait lui-même. Quand le meneur, plein d’amertume et de jalousie, paraissait devant la face variqueuse, où les paupières se levaient avec tant de peine, ce n’était plus le révolutionnaire, c’était l’amoureux pauvre, jeune et fort qui exécrait l’amoureux riche, vieux et débile. Que Christine pût être tentée, Rougemont ne voulait pas le croire, et les raisons se pressaient devant lui, persuasives.

Mais il le croyait tout de même, parce que l’instinct emporte les arguments comme le torrent emporte les pierres de la montagne. Dans les ténèbres du subconscient, une mauvaise colère l’excitait à faire dévaster, un jour de grève, les établissements Delaborde.

Cette jalousie eut sa grande heure. Un mercredi, passant par l’avenue de Choisy, où l’amenait un incident de grève, François vit Delaborde descendre de voiture. L’éditeur portait un long pardessus clair, un huit reflets neuf. Des moindres détails de la toilette, de la face frais rasée, des moustaches retroussées au petit fer, se dégageait une volonté d’élégance, plus frappante chez cet homme mal fait pour la tenue.

Delaborde congédia le fiacre. Il marchait à petits pas, d’un air indécis, vers les fortifications :

« Il n’a rien à faire par ici ! » se disait le propagandiste.

Son cœur fit un bond terrible : Christine venait d’apparaître. Alors, tout sembla possible. Une méfiance amère et injurieuse posséda le jeune homme ; il aurait appris sans surprise que Christine était la maîtresse de l’autre. Les mains glacées, la bouche cuivreuse, et presque inconscient, il se dissimula à l’ombre d’une porte cochère…

Le gros homme saluait, maladroit, misérable et essoufflé. Rien, dans l’attitude de Christine, ne marquait qu’elle s’attendît à la rencontre ni qu’elle en fût surprise. Il hésita une minute, puis il se rapprocha et parla vivement. Elle haussa les épaules, ils se mirent à marcher côte à côte :

« Je ne veux pas les suivre ! » se disait François.

Mais il les suivait, à grande distance, comme halé par une corde.


Delaborde s’était tu. Sa langue était sèche, son larynx lourd ; il avait dans les jambes la faiblesse « grouillante » des cardiaques. Enfin, il bégaya, soulevant ses mots comme des fardeaux :

— Pardonnez-moi… Je sais que ma démarche est absurde… J’aurais dû vous parler à l’atelier. Mais on n’apprend rien… Nous redevenons continuellement des enfants.

Elle écoutait avec mélancolie et méfiance. Elle avait de la tendresse pour ce gros homme poussif, bénévole et généreux. Indulgente à sa hâblerie et ses mensonges, sachant qu’il avait l’imagination prompte et qu’il se pipait lui-même plus encore qu’il ne pipait les autres, jamais elle ne l’avait trouvé dur ni perfide. Il conduisait ses affaires avec bonhomie, rétribuant les travailleurs sans avarice et leur venant en aide aux jours noirs ; il avait toujours été excellent pour Marcel Deslandes, qu’il aimait et redoutait, meilleur encore pour Christine.

— Mais il n’y avait qu’à me faire appeler ! dit-elle avec bonne grâce.

— Non ! Je n’aurais pas pu, je n’aurais pas osé. J’ai préféré, sachant que vous deviez passer par ici, un ridicule coup de tête. Dans les grands moments de la vie, j’agis en joueur… Je risque ma chance sur la rouge ou la noire.

— Oui, fit-elle, vous avez le goût du jeu… Je le déteste.

— Ne devons-nous pas le meilleur de la vie aux événements dont nous ne voyons ni la suite exacte ni les causes ? Enfin, je ne m’excuse pas… Je veux dire…

Il avait les joues moites et presque la démarche d’un ataxique.

— Savez-vous, reprit-il précipitamment, que, dès notre première rencontre — vous étiez presque une enfant ! — j’ai eu pour vous une sympathie sans bornes ? C’était un coup de lumière… de lumière vivante… cette chevelure, ces yeux surtout et ce sourire sain, confiant, courageux, si beau ! Ah ! j’ai tout de suite compris que vous traceriez votre route quand vous le voudriez et comme vous le voudriez… Depuis, vous êtes pour moi je ne sais quoi de rassurant et d’irrésistible… dont je rêve même lorsque je m’accroche aux affaires. Ne le saviez-vous pas ? N’avez-vous pas senti qu’il vous suffirait de dire un mot pour que je vous aide à réaliser vos souhaits ? Honnêtement et loyalement, je vous jure. Je me couperais le poing plutôt que d’espérer un prix de mes services. Oh ! vous pouvez le croire, il y a, dans ma tendresse, du dévouement et du sacrifice.

Christine penchait la tête ; son visage exprimait la pitié, la tristesse et l’indulgence :

— Je le sais, fit-elle à moi-voix. Je sais que vous êtes un homme excellent.

Les yeux de Delaborde se mouillèrent de grosses larmes ; saisi par l’émotion molle des gens de son caractère, de sa structure et de son âge, un sanglot barra sa gorge ; il balbutiait :

— Que c’est gentil de me dire cela… que vous me faites de bien ! Peut-être devrais-je m’arrêter là… c’est déjà du bonheur, mais demain, tout serait à refaire. Mieux vaut aller jusqu’au bout. Et puis vous devinez. Si je n’ai jamais fait le moindre calcul, hélas ! ma chère Christine, je ne vous en aime pas moins, depuis bien longtemps, d’une autre tendresse que celle d’un ami.

Elle fit un geste qui implorait le silence, geste de pitié amicale et de résignation. Et, sans le bien comprendre, il y répondit d’instinct, dans une fermentation de souvenirs et une sorte d’extase :

— Vous ne savez pas ce que vous êtes pour moi… non, vous ne le savez pas : il n’y a pas de parole humaine pour le dire. Quelque chose comme la destinée, ce qu’il y a d’universel dans une pauvre créature qui aime la beauté et qui se sent disparaître… Mon Dieu, quand je pense à vous… c’est un chant de gloire, l’hymne des vies innombrables… tout ce que j’ai vu dans mes voyages, quand j’étais jeune et si riche d’enthousiasme… ces villages d’Italie où j’ai été heureux… ces crépuscules de Naples pleins de navires et de nuages en feu… les montagnes d’été, quand les forêts se hâtent de faire leurs feuilles, et tant d’autres choses inexprimables… des villes, des môles, des rivières, des étoiles vues au fond des bois, des fontaines sur la place d’un beau village, des routes qui ont l’air de conduire au ciel, des canaux perdus dans un vieux paysage de France, où les chalands semblent abriter des joies éternelles, enfin, tout ce que j’ai vu quand j’étais fort, plein de sève et d’admiration. Vous êtes comme ces mélodies qui éveillent notre existence ancienne et nous font voir ce que nous avons perdu… et bien plus encore. Oh ! Christine, bien plus encore !

Il s’essoufflait, fou d’amour et de détresse. L’artiste qui n’avait pu croître et qui survivait en lui, se mêlait au vieil homme désespéré de sentir la fin de toute espérance ; les mots jaillissaient avec une éloquence sourde ; ils ne mentaient pas, ils tâchaient à exprimer sa passion ; ils s’exaspéraient seulement de leur impuissance. Sur le boulevard silencieux, devant les fortifications pelées comme de vieux tapis, Christine se sentait émue de ce grondement lamentable. Son âme optimiste conçut — presque — notre incurable misère, l’embuscade terrible où nous jettent nos mouvements, l’épouvante d’être , avec notre chair souffrante, la certitude affreuse de vieillir et de périr !… Que répondre ? Elle crut devoir écouter jusqu’au bout.

— Enfin, reprenait-il avec un halètement, c’est pour dire que je vous aime… sachant que vous ne pouvez m’aimer et même que vous ne le devez pas. Pourtant, Christine ? Si vous vouliez être ma femme… pendant une année… j’aurais eu tout ce qu’un homme peut vouloir sur la terre, je ne me plaindrais plus de la vieillesse ni de la mort ! L’existence entière serait encore devant vous, plus belle peut-être, puisque vous pourriez la régler selon votre désir.

— Vous n’auriez pas dû prononcer ces dernières paroles ! murmura-t-elle avec désolation. Comment pouvez-vous supposer que j’accepterais votre argent ? Régler mon existence ! Elle serait pourrie. Je n’oserais plus rencontrer mon regard dans la glace.

— Christine ! interrompit-il avec fièvre, j’ai pu parler ainsi parce que ma fortune doit vous appartenir, quoi qu’il arrive !

— Non, pauvre ami, votre fortune ne doit pas m’appartenir. Ce ne serait pas juste et notre amitié en serait, à tout jamais, gâtée. Taisons-nous sur ces misères, parlons de vous. Vous m’avez profondément attendrie. Comme je voudrais céder à votre illusion ! Mais je mentirais à tout ce que je crois honnête et nécessaire… je me détesterais ; je vous en voudrais aussi ; nous souffririons l’un et l’autre… Cher grand ami, je ne me marierai pas sans amour : la pitié et le sacrifice seraient non seulement inutiles, mais dangereux.

Un faible soleil jaunissait la route et tirait des herbes une lueur de malachite. Des vagues de nuages roux déferlaient à l’occident. On apercevait des jardins souffreteux, des champs de cendre et de chaux, des maisons mortes. C’était le silence, la solitude et la désolation. Delaborde traînait des jambes lourdes, le vent séchait des larmes dans le creux de ses paupières, il était humble et accablé :

— Mon cœur est comme pétri par une serre ! soupira-t-il. Je sais que vous avez raison, Christine, et c’est si terrible ! La mort est là, sur ma nuque, c’est là qu’elle me frappera… J’ai mal fait de vous parler de mon amour, j’ai mal fait et je ne pouvais me taire. Ayez tout de même pitié de moi… restez ma fille, ma chère enfant… promettez que je vous reverrai comme d’habitude. Oh ! si vous alliez me fuir — quels jours et quelles nuits !…

— Je ne vous fuirai pas ! s’écria-t-elle. Pourquoi vous fuirais-je ? Comme je vous aimais hier, je vous aimerai demain.

— Oui, n’est-ce pas ? Mon amour est une trop pauvre chose pour mériter votre rancune. C’est dit, c’est promis, rien n’est changé ?

Il avait pris la main de Christine. Elle ne la retirait point. Elle était « recrue de compassion ». Il étreignait cette main, d’un geste lent et pitoyable, il balbutiait :

— Songer qu’il y aura un homme qui tiendra cette petite main comme je la tiens, et qui sera jeune, et qui sera aimé ! Effroyable vieillesse ! Je comprends la mort, oui, je la comprends. Dans toute ma chair, quelque chose sent bien qu’il faut que cela finisse. Mais vieillir ! Pourquoi devenir une loque misérable, une ruine dédaignée par la nature et par les hommes ? Pourquoi ce visage flétri, ces yeux sans lumière ? Savoir qu’on est vieux, le lire sur le visage de la femme qu’on aime, et qui méprise, qui doit mépriser votre amour. N’est-ce pas, Christine, vous avez pitié de moi ?

— Oui ! oui ! gémit-elle, une pitié ardente… une pitié infinie ! Vous aurez du courage, grand ami, vous voudrez que cette crise passe. Il ne pouvait y avoir que du malheur dans ce que vous avez désiré, de la défiance, de la jalousie, et quel accablement !

— Je ne sais pas, ma chère petite enfant. J’aurais donné le reste de ma vie pour quelques mois de ce malheur-là. Enfin ! c’est impossible. Ai-je jamais cru, au fond, que c’était possible ? La force qui me poussait dépassait toute raison et toute expérience. Dites-moi encore que nous nous reverrons… comme si rien ne s’était passé.

— Je l’ai promis !

— Christine, c’est encore très beau ! Qui sait si je ne finirai pas par vous aimer tout à fait comme un père ?

Il portait la petite main à ses lèvres, dans un suprême sursaut de passion, puis, le visage en larmes, il s’enfuit à travers le site de cendre et de misère.


Là-bas, dans un angle gazonné, sous les feuilles blafardes d’un platane, l’autre, le jeune, François Rougemont, l’accompagnait d’un regard de haine et de jalousie. Il répétait avec fureur :

— Elle sera sa femme ! Elle se donnera à cette ruine honteuse, elle subira le vieux corps pourri !…