La Vague rouge/chap.II,4.

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La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 415-421).
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2e partie


IV


La déconvenue des révolutionnaires fut profonde. L’esprit mystérieux des foules avait, d’avance, inscrit une de ces Dates auxquelles se complaisent nos faibles imaginations. Atteints par une illusion parallèle, les bourgeois exultèrent autant que s’ils eussent remporté quelque éclatante victoire. On sut que les casernes regorgeaient de soldats, qu’une division tout entière avait attendu, dans des garnisons prochaines, l’ordre de mobilisation ; les journaux démontrèrent que l’émeute, si forte fût-elle, devait être pulvérisée ; il y eut un hosannah mêlé d’ironie, et les cafés-concerts chantèrent l’homme aux jambons.

Pourtant la crainte des uns et l’espoir des autres n’étaient pas complètement évanouis. Car il y avait encore la Grève Générale. On annonça, dès le 2 mai, qu’elle n’éclaterait pas en coup de foudre. Les travailleurs de l’approvisionnement restaient à leur poste ; les autres parurent aux chantiers, aux usines, aux fabriques. Mais à quatre heures, les terrassiers quittèrent tous ensemble le travail, suivis d’une partie des ouvriers du bâtiment et des mécaniciens. La campagne allait se porter sur les huit heures ! Elle se ferait par étapes.

Deux ou trois cents mitrons se joignirent aux grévistes, puis il y eut une petite levée de typographes. Toutefois, le mouvement languissait. Malgré des affiches prophétiques et une propagande ronflante, le nombre des chômeurs ne croissait point : les mitrons abandonnaient la partie ; une grande incertitude divisait les mécaniciens ; les typographes manquaient de crânerie. Seuls les terrassiers gardaient leur allure résolue. Ils rôdaient autour des chantiers, par bandes imposantes, patrouillaient au long des faubourgs et se réunissaient fidèlement devant le zinc des mastroquets. Leur discipline était entrecoupée de bagarres.


Aux Terrains Vagues, Isidore Pouraille se livrait à des soulographies homériques. Trois fois, on dut le ramener à dos d’homme, et un soir, tombé dans le ruisseau, il ne réussit à rentrer qu’à quatre pattes. Aux Enfants de la Rochelle, les typographes et les terrassiers formaient une permanence. On y déplorait l’absence de Bardoufle, d’Alfred le Géant rouge, de Dutilleul, respectivement condamnés à quinze jours, trois semaines et un mois de prison. Ainsi qu’ils se figuraient, naguère, une vaste organisation de l’émeute, ainsi les révolutionnaires imaginaient maintenant une incomparable stratégie de la Grève. Quelques mouvements à Lyon, à Marseille et à Brest en apportèrent la preuve. La Grève allait faire tache d’huile ; elle se consoliderait d’abord à Paris et dans les centres, puis elle s’étendrait aux petites villes, aux bourgades, aux villages. La C. G. T. était en marche pour la Première Étape.

On se reprochait d’avoir exagéré les promesses de la Voix et mal interprété les harangues de François Rougemont. Ni l’un ni l’autre n’avaient promis une soudaine délivrance : hier comme aujourd’hui, ils ne préconisaient que l’action continue.


Rougemont avait assisté aux émeutes. Cette contagion chaotique, qu’il avait excitée selon sa mesure, il la partageait. Il la partageait avec toute espèce de restrictions mentales. En se blâmant de revenir aux illusions des ancêtres, sa pensée flottait, comme une brindille, à la surface du « subconscient ». L’espérance illogique, l’appétit du cataclysme devinrent si vifs qu’il avait quitté les Terrains Vagues, redoutant de griser les pauvres gens par des promesses fabuleuses.

Au matin du 1er mai, il marcha vers la ville, ému comme un adolescent. Avec un mélange d’ennui et de dédain, il considérait les escouades de la préfecture, les dragons et les cuirassiers. Il niait leur puissance effective… Sous l’appareil martial, rien que le désordre et l’incurie ! Seule la routine qui a dicté le geste des ministres soude encore ces éléments discords. Que le peuple se lève, la routine est évanouie, la république radicale retourne à la poussière. Mais le peuple connaît-il cette faiblesse profonde ? L’armée où toute volonté agonise, où toute cohérence est rongée, ne la juge-t-il pas à l’apparence — aux uniformes, aux fusils, aux chevaux et aux canons ?

La ville était calme. Cependant, expert en psychologie populaire, François découvrait sur les visages une nervosité d’attente analogue à la sienne. Elle se décelait chez tels mastroquets des faubourgs Montmartre, Saint-Denis et Saint-Martin, où grouillait la multitude syndicale, elle devenait manifeste au Château-d’Eau et le long des profondes voies populaires qui montent du Temple à Belleville : là s’agitaient déjà des hordes que la police épiait et dont elle réglait l’écoulement. Devant la Bourse du travail, les attitudes étaient révolutionnaires. Comme un naïf artisan, François imagina que cette C. G. T., dont il connaissait pourtant les faiblesses, avait su organiser la révolte ; il entrevit un corps d’émeute orientant les masses. Obsédé, il se dirigea, par le canal Saint-Martin, vers la Grange-aux-Belles.

Parmi des décombres et des bâtisses ruineuses, au fond d’une cour moisie, siégeait ce comité central qui lançait la terreur sur les bourgeois, l’enthousiasme sur les masses. Des délégués rôdaient parmi les plâtres. François vit le masque pâle de Riffulles, troué de prunelles violentes, et la face asiatique de Glévy. Riffulles répondait évasivement aux questions d’un délégué bas sur pattes.

Le meneur sentit crouler son rêve. Rien de précis n’avait été conçu, et moins encore réalisé. L’espoir nébuleux qui agitait les révolutionnaires avait réagi sur le comité ; Riffulles, Glévy et les autres travaillaient dans l’incohérence. Ce qu’ils savaient mieux que la multitude, c’est que l’agitation, à Paris surtout, était générale. D’innombrables rapports signalaient l’épidémie ; elle simulait l’ardeur qui, jadis, avait précédé les grandes insurrections, mais elle cachait une passivité surprenante.


François se retira, déçu. Il avait trop espéré pour désespérer tout de suite ; son rêve se reporta sur l’énergie des syndicats et la mollesse des troupes. Et, après un déjeuner sommaire, il recommença sa rôderie. Alors, il s’étonna de sa propre inclairvoyance. Comment avait-il pu s’y laisser prendre ? Aucune volonté précise, aucun enthousiasme moteur : tous ces gens vivaient le même songe, attendaient la même intervention occulte et le même miracle… Rougemont sourit à quelques hurlées insignifiantes, à quelque bénignes bagarres, puis se glissa, par des chemins détournés, vers le Château-d’Eau. De-ci de-là, quelques têtes révélaient une exaltation « positive », capable de se traduire en actes ; parfois un groupe faisait mine de s’échauffer, vite attiédi par l’indécision ambiante ; tout aboutissait à des sobriquets, des haros, des tabarinades. Pourtant, vers quatre heures, le rêve parut tendre à quelque réalité : la foule piaffa, des ondes la parcoururent, un barrage d’agents fut surmonté par une nuée qu’étayait, à l’arrière, la pression des badauds ; on entendit le bruit excitant des semelles battant la charge. Quelques caracolades eurent raison de cette ombre d’émeute : une bande entraîna Rougemont jusqu’au quai de Valmy. Il vit naître et s’évaporer de brèves bagarres toujours engagées par les mêmes individus.

Néanmoins, le peuple y mettait quelque pertinacité. Après chaque charge, il se reformait, il enflait son bruit de torrent, il éjaculait des refrains et des injures, il invitait les dragons à jeter leurs officiers dans le canal. François se décidait à battre en retraite, lorsqu’une horde se montra, cohérente, d’allure belliqueuse et qui, aux rumeurs de la foule, joignit une clameur rythmique. Le propagandiste crut voir enfin une avant-garde de cette légion mystérieuse qui devait attirer et concentrer la multitude. Brusquement, il reconnut Dutilleul et les Six Hommes, Alfred le Géant rouge, Pouraille, la Trompette de Jéricho, Haneuse Clarinette, la Tomate, Armand Bossange, le petit Meulière, Bardoufle au torse d’anthropoïde, Pierre Laglauze, Vanneraud, Vagrel, Bollacq, Louis Marihaye, Berguin-sous-Presse, Filâtre, Levesque, Cambrésy et cinquante autres. Sa poitrine battit d’attendrissement plus encore que d’enthousiasme : c’était son œuvre, après tout, c’étaient les hommes auxquels il avait versé la bonne parole ; il était doux de les voir plus déterminés et plus disciplinés que les autres :

— Vingt mille comme eux !… et qui sait !…

Il fut plus troublé encore lorsqu’il les vit s’avancer, d’une allure martiale, presque redoutable :

— Pauvres bougres ! murmura-t-il.

Il voulut arrêter leur vaine tentative, mais un tourbillon de badauds l’aspira, le roula à travers des affluents d’hommes toujours plus tassés. Puis vint la charge, la panique, les ressacs et François vit Dutilleul passé à tabac, Alfred le Rouge entraînant une grappe de sergents de ville, Bardoufle étreignant un agent pâmé dans ses pattes tentaculaires. La horde était dispersée. Toute intervention devenait ridicule ou nuisible.


Durant toute la soirée, il se reprocha sa faiblesse. Quoi ! se laisser prendre, après tant de résolutions et d’expériences, au vieux piège révolutionnaire ! Que servait-il d’avoir prêché l’organisation, la discipline, la lente étude, l’éducation opiniâtre des syndicats.

Qui savait mieux pourtant que la révolution n’existait pas encore dans les âmes, que les syndicats n’étaient qu’une semence et la C. G. T. un drapeau ? Sans doute, une agitation perpétuelle est salutaire ; sans doute, lorsque les circonstances sont favorables, il faut exciter à l’indiscipline, courir même le risque d’une répression brutale ; dans la masse inerte, ces épisodes suscitent les bonnes révoltes et se cristallisent en légendes. Mais croire à la substitution actuelle du monde ancien par le monde nouveau, quelle démence ! Certes, Rougemont n’admettait pas l’antique adage : la nature ne fait pas de sauts. Avec tous les agitateurs ses frères, il exagérait les « mutations brusques », il croyait, énergiquement, que les groupes humains passent par des périodes de fermentation, dont la rapidité est d’ordre révolutionnaire : lorsque, entre une autorité traditionnelle et un pouvoir de fait, existent des incompatibilités profondes, la guerre éclate comme entre deux nations. Une telle incompatibilité divise l’hégémonie bourgeoise et la puissance syndicale. Mais celle-ci est au début de sa croissance. Ce n’est pas une nation dans la nation, ce n’est pas même une fédération de peuplades, de tribus, de clans, c’est un assemblage amorphe. Elle tâtonne ; les appétits qui la mènent, les intelligences qui l’orientent, sont vagues encore : elle n’est formidable que pour la guerre d’escarmouches ; pour les émeutes locales, pour les grèves, non pour une bataille décisive…


L’évolution des grèves accroissait les soucis du meneur. Il avait cru qu’à tout le moins, elles seraient retentissantes et fructueuses. Il les voyait avorter. Les mitrons, les mécaniciens, les ouvriers du bâtiment, les typographes, les terrassiers succombèrent ; à peine si les syndicats marquaient quelques succès minuscules. François s’apercevait, après coup, que tout le monde avait rêvé : la C. G. T., les syndicats, le populaire et lui-même. Ce qu’il voyait moins bien, quoiqu’il l’entrevît, c’est que l’époque approchait où les luttes pour l’augmentation des salaires et la journée de huit heures vont pâlir devant les métamorphoses de la production. Et il négligeait aussi, un peu volontairement, la fatalité des concurrences : elles exigeront que toute action socialiste soit internationale. La loi des niveaux rendra peu à peu impossible la prospérité d’une corporation d’artisans en France si une prospérité équivalente n’échoit aux corporations similaires d’Europe et d’Amérique. Ainsi toute révolution solitaire demeurera stérile ; une nécessité de fer et de sang condamne l’action syndicale à devenir universelle ou à périr ; le rêve d’une nation close, organisant la justice entre ses frontières, devient un rêve aussi lointain qu’un roman de chevalerie : la statistique et la dynamique sociales subiront la même nécessité qui, multipliant toutes les vitesses et reliant toutes les énergies, fait apparaître la vaste planète de Colomb, de Magellan, de Vasco de Gama plus étroite qu’un seul pays des vieux âges.