La Vague rouge/chap.III,3.

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La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 461-473).
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3e partie


III


Depuis son incorporation, Armand Bossange faisait une propagande éperdue. Il était venu à la caserne avec la certitude qu’il allait endurer des souffrances hideuses et dégradantes. Il avait fallu en rabattre. Le caporal, personnage incolore et jovial, cherchait à éviter les affaires ; le sergent ne se signalait que par une propension excessive à se faire abreuver ; l’adjudant professait, en sourdine, des opinions pacifistes ; le lieutenant se révélait indulgent, blagueur et plein de scepticisme. Seul le capitaine avait des sévérités subites, des foucades « d’honneur et patrie », des manies intermittentes de réforme : son enthousiasme ou sa colère se répandaient communément en paroles. Le colonel était un vieux monsieur sec, plein d’amertume, qui avait fait campagne en Indo-Chine et qui, sachant qu’on allait lui fendre l’oreille, estimait l’armée française « foutue ». Il accomplissait ses devoirs d’une façon méprisante, qui ne gênait personne. C’est à peine si Armand subit de vagues consignes et endossa quelques épithètes dénuées de politesse. Comme il cédait volontiers son tabac, le sergent lui parla comme à une personne naturelle. L’adjudant, sans se compromettre, lui faisait entendre que le grade seul l’empêchait de fraterniser. Quant au capitaine, il le mêlait en bloc à ses accès de discipline et à ses crises de patriotisme.

Ainsi le martyre atteignait le niveau qu’il atteint à l’école primaire, et ceux qui enduraient des souffrances les devaient particulièrement à leurs compagnons de chambre, sous forme de larcins, de farces et de brimades. Armand lui-même passa sous les fourches. Ce fut court. Il était trop homme des foules pour n’avoir pas sa cuirasse : un groupe de partisans le rendait redoutable.

Et cette servitude, qu’il avait prévue atroce, lui dispensa maintes périodes charmantes. Quand le temps de l’apprentissage fut terminé, que telle chose agaçante devint familière, il goûta les longs répits de la caserne. Museur, la jambe infatigable et les yeux, même quand il rêvait, heureux de happer les scènes et les sites, il savoura la petite ville. Elle comportait beaucoup de canaux, de très vieux arbres ; une rivière dormassante et fort étroite décelait des herbages, des emblavures, de longs rideaux de peupliers, des saules et des roseaux. Mais il fallait accomplir une longue traversée, de la caserne à la gare, et au delà, pour trouver la forêt de Montarguy.

Avant toutes choses, Armand s’attachait aux canaux. Il rôdait infiniment au bord de ces eaux où la navigation est lente comme aux premiers âges. Un mulet, un cheval, accouplés à quelque âne, halaient le bateau. C’était un chaland nu, rudement chargé de bois, de houille, de briques, de poutres, de chaux, de sable, ou la péniche brune, grand sabot à la pointe arrondie, où niche une famille. L’heure n’existait pas. Le marinier semblait venir du fond des terres légendaires. L’écluse, à son approche, s’emplissait d’eau verte. Et l’on n’imaginait aucune fin au voyage.

Un après-midi, par un fin soleil d’après pluie, il vit une barque poindre au bout du quai, à l’ombre des trembles. Elle longea les platanes énormes : ils ont deux siècles ; plusieurs sont pareils à des arbres agglomérés ; tous rejoignent leurs feuillages et font une muraille de chair verte. La péniche bombait son ventre large, aux moires rousses. Un barbichon jappait à la vie, plein de la folle confiance des jeunes chiens ; une femme mafflue, les cheveux gras et tordant les épingles, la jupe de guingois, rattachée par une ficelle, courait de la proue au gouvernail. L’homme marchait derrière les bêtes de halage, bêtes rustiques au poil rance, l’âne tendant des oreilles horizontales, la mule redressant les siennes comme une cavale. Et l’on voyait, devant la cabine, trois enfants aux cheveux de cuivre sale.

L’un d’eux achevait une pomme, l’autre déchirait un quignon de pain et le troisième, armé d’une antique brosse de peintre, badigeonnait des surfaces, au hasard de l’inspiration, avec l’eau des épluchures. Cependant, l’éclusier sortit d’une maisonnette vêtue de glycine et de vigne vierge, déchaîna la cascade ; la vanne s’ouvrit au large.

La barque stagne, prise au piège dans l’étroit corridor. Puis elle descend ; on dirait qu’elle sombre. Le barbichon, les trois petits s’en vont au gouffre, une angoisse légère arrête le souffle d’Armand Bossange. Mais l’autre vanne livre passage, le marinier pousse le cri du départ, l’âne et la mule tendent l’échine, battent la poussière de leurs pattes minces, et la péniche est repartie vers les horizons sans nombre, roulotte des canaux, maison de rêve, asile de légendes, ombre des temps où la planète était obscure, insondable et plus vaste que toutes les étoiles.

C’est ce jour qu’Armand conçut le grand projet qui devait dévaster sa jeunesse. Tandis que la barque s’évanouissait au détour du quai, son cœur eut un grand sursaut que provoquaient le désir du voyage et la volonté de « faire quelque chose ». L’ambition vide croissait en lui : elle ronge l’âme des jeunes hommes et ne meurt pas complètement dans celle des vieillards. L’antique civilisation, nourrie par des siècles de discours, remplit nos cerveaux d’actions imaginaires. Comme l’homme primitif se jette vers la proie, nous nous précipitons vers tous les possibles sociaux. Un extraordinaire hasard nous y convie. Toute ville est pleine d’êtres qui réussissent, par une agitation saugrenue, inutile ou nuisible — par d’absurdes palabres, par des œuvres illusoires, par l’entr’aide déloyale, par des rencontres baroques… D’ailleurs, des vocations sûres commencent par la même incohérence qui préside aux efforts dérisoires, l’enthousiasme créateur offre la plus ahurissante similitude avec l’exaltation imbécile, et même l’effort utile se mêle d’inconcevables gaspillages.

Armand rôda longtemps sur les berges avant de savoir quelle était cette chose dont l’urgence le surexcitait. Il le sut lorsqu’il eut atteint les Vieilles Tanneries. Tout de suite, il la trouva exemplaire et très belle : il fallait décider un groupe de soldats à déserter le même jour.

Dès lors, il eut un but. Il le poursuivit avec la ténacité d’un inventeur et la foi d’un apôtre. Chacun de ses actes en fut ennobli. Même lorsqu’il n’y songeait point, il avait l’impression de sa présence. La crainte qu’un autre être eût la même idée et le devançât, lui donnait une horrible palpitation.

Pourtant, il agit avec lenteur et prudence. Car il avait appris, au club antimilitariste, la distance qui sépare les paroles des actes, et il se souvenait aussi des conseils de François Rougemont. Il n’entreprit que les plus sûrs de ses camarades. C’étaient Jacques Bouchut, le fossoyeur ; Antoine Fagot, l’ébéniste ; Pierre Torcol, le fils d’un marchand de vins ; Alphonse Marchot, le meunier ; Paul Roubelet, le mécanicien ; Arthur Méchain, le fils d’un cocher de fiacre ; Lucien Troublon, le droguiste.

Jacques Bouchut, le fossoyeur, se distinguait par une charpente granitique. Avec ses mains dures, il clivait des pierres et trouait des planches ; sur ses pommettes en pyramides, il s’amusait à casser des noix. Ses dents broyaient les os de jambon. Cet individu de haute stature, légèrement déjeté vers la gauche, les pieds pointus, les rotules saillantes, la face en chanfrein, marquait une ardeur noire et une invincible obstination. Fils de fossoyeur, il n’exerçait encore la profession paternelle que par intermittences et comme aide. Elle ne lui répugnait pas. Il tenait seulement que, dans une société bien faite, chaque famille devrait elle-même ensevelir ses morts, et que les fossoyeurs étaient ignoblement exploités.

Jacques Bouchut lisait avec frénésie. Il couchait avec ses livres et les dévorait jusqu’au bord des fosses. Mais il ne pouvait les souffrir que de deux sortes : ceux qui racontent quelque chose, — l’Histoire, les romans, les mémoires, les causes célèbres, — ou ceux qui revendiquent des droits, excitent à la révolte, dépeignent la misère et l’humiliation des pauvres. Toute autre lecture l’endormait. En sorte qu’il avait des lumières sur les Perses, les Grecs, les Assyriens, les Espagnols, les Prussiens ou les Russes, sans aucune idée sur les lieux où s’agitaient et s’étaient agités ces peuples.

Le fossoyeur, dès qu’il entendit Bossange, reçut le coup de grâce. Il admit d’un bloc que ce jeune homme possédait la vérité ; il était prêt, selon l’occurrence, à se faire casser la g… ou à aller poser une bombe chez le colonel.


Antoine Fagot, l’ébéniste, passait à travers les êtres et les choses d’une manière circonspecte. Ce garçon aimait le mystère. Son visage, où l’huile transsudait sur un fond vieille poire, affectait une impassibilité pleine d’amertume. Il surprenait les secrets des autres avec une habileté merveilleuse. Son cœur était aigre et sec ; il n’aimait personne, pas même ses parents, et mêlait une avarice infinie à des rêves de fraternité anarchique. Destiné à des fins sordides, le cerveau infecté par des calculs, il lui restait à épuiser son instinct de conspiration.

Pierre Torcol, le fils du marchand de vins, jeune homme chauve à qui aboutissaient trois générations d’artério-scléreux, se caractérisait par un nez en toupie, dont l’herpès rongeait les ailes, par des yeux noyés de vieux caniche et par une générosité sans bornes. Aussi naturellement partageux qu’il était rhumatisant, il ne défendait sa bourse contre aucune prière ; dès que le sieur ou la dame Torcol lui expédiaient quelques pièces de vingt francs, il les « cassait » au profit des camarades.

Par nature, ce jeune homme ne devait avoir aucune opinion. Mais son père, issu de communard, versait ensemble les apéritifs et les propos révolutionnaires. Pierre, ayant avalé les uns et les autres, professait un antimilitarisme obscur et bénévole.

Alphonse Marchot, le meunier, était venu à l’armée dans l’ignorance totale. Sa science sociale et politique se référait au député Anatole Beaujeu, qui était contre les prêtres, et à l’homme de l’opposition, un marchand de bois, qui avait organisé un chambard lors des inventaires. Les brochures qu’il reçut, après son incorporation, par des voies mystérieuses, lui plurent et le flattèrent. Et quand Armand Bossange les lui eut paraphrasées, il fut saisi d’un fervent dégoût et vécut dans la crainte qu’on ne l’envoyât se faire empoisonner chez des nègres ou recevoir des briques syndicales sur la mâchoire.

Paul Roubelet, le mécanicien, apportait à la révolution une simplicité d’âme admirable. Chacun devait « soigner sa gueule ». La pièce de cent sous était la vraie patrie ; avec elle, on était au chaud partout, sans elle on devait se la caler avec des briques. Quant à l’armée, elle servait à la guerre : donc, si on la supprimait, il n’y aurait plus de guerre. Ce serait fait en cinq sec, le jour où les soldats français et allemands s’entendraient pour mettre de la dynamite au derrière des gradés. Cette solution était prochaine.

Arthur Méchain, le fils du cocher de fiacre, secouant un visage lugubre, se mouchait continuellement et s’irritait de produire tant de « moelle ».

Il ne pouvait souffrir qu’on le regardât, il détournait la tête avec un air de frayeur et de dégoût. À cause de ces manies, le sergent l’accablait de goguenarderies et le capitaine, agacé, déchargeait sur lui mainte mauvaise humeur. Il les haïssait sans mesure, il passait des heures à imaginer des traquenards où il les ferait tomber, des trappes, des pièges à loups, des cages de fer. Quand il les tenait, il les condamnait à des tortures où les produits de la digestion jouaient un rôle prépondérant.

Quant à Lucien Troublon, le droguiste, c’était un « naturien ». Il cherchait une vingtaine de compagnons et de compagnes pour vivre à l’état de nudité parmi des châtaigniers, des noyers, des pommiers, des poiriers, des vignes ou, si l’on choisissait les pays chauds, parmi des figuiers, des dattiers et des pamplemousses. Car « l’homme vient des arbres et doit retourner aux arbres » : avec une arboriculture intelligente, la terre nourrirait six milliards d’individus :

— Ce qui n’est rien ! clamait Troublon avec enthousiasme… Mais ces six milliards d’hommes, au lieu d’être des galvaudeux, comme les hommes d’aujourd’hui, seraient des créatures heureuses. Ils s’habitueraient vite à se passer de vêtements et de demeures. Or, le vêtement et la demeure sont notre grande servitude. Celui qui a bâti la première cabane et celui qui a emprunté la première peau de bête ont créé toute la misère du monde

Sûr de son affaire, il ne discutait point. Tout au plus admettait-il une période de transition pendant laquelle on diminuerait peu à peu les habits.

Pour le demeurant, Lucien Troublon était un compagnon aimable, qui favorisait d’autant plus la propagande antimilitariste qu’il voyait dans l’armée « l’ultime produit de la demeure et du vêtement ».

Armand prit sur ces jeunes hommes un ascendant plein de douceur. Il les entraînait dans ses pérégrinations, leur communiquait le goût des sites et mêlait aux exhortations révolutionnaires le charme aigu de la jeunesse, le vague d’un immense avenir, les possibilités infinies qui s’offrent aux âmes encore croissantes.

D’abord le projet demeura presque hypothétique. Arthur Méchain et le fossoyeur l’adoptèrent sans réticence, le fossoyeur avec une joie mystique, Méchain avec un frémissement de haine. Paul Roubelet voulait que les déserteurs fussent au moins une vingtaine et qu’ils ne partissent pas sans avoir « mis du poivre dans le derrière du capitaine ». Alphonse Marchot fut saisi d’épouvante. Dans le premier moment, il mit la main à son ventre et se sentit chavirer. Ensuite, il s’habitua et posa beaucoup de questions sur la Hollande, dont il avait entendu dire que c’était le pays des moulins à vent. Pierre Torcol comprit qu’il serait entraîné par les camarades. Et il ne résista pas. Pourtant l’image de sa famille lui faisait le cœur gros : lorsqu’il recevait un mandat, ses yeux se remplissaient de larmes. Lucien Troublon entrevit des terres neuves où il vivrait de fruits et dormirait dans une caverne. Antoine Fagot accueillit l’idée avec une circonspection froide et sinistre. Elle augmenta sa méfiance. Il se retournait dans la rue et s’arrêtait derrière les coins, pour surprendre les espions. La nuit, il se nouait un mouchoir sur la bouche, pour ne pas prononcer, en rêve, des paroles imprudentes. La rencontre des chefs faisait grouiller ses pieds, de crainte et d’une volupté méchante ; la conspiration coulait avec le sang de ses veines, assaisonnait ses aliments, lui râpait délicieusement la cervelle.

Pendant un mois, l’enthousiasme et l’inquiétude alternèrent. Lorsqu’ils avaient subi les discours d’Armand, tous semblaient résolus. La contagion mystérieuse des paroles abolissait leur personnalité ; un brouillard et une chaleur étaient en eux, qui mettaient plusieurs heures à disparaître. Puis reparaissaient ces routes et ces sentes où cheminent les idées et les sentiments que nous ont faits le milieu, et l’éducation, l’habitude, l’atavisme. Ils concevaient la gravité de l’aventure, ils entrevoyaient des luttes déprimantes et de longs regrets. Chacun cachait ses faiblesses aux autres. Lorsqu’ils se retrouvaient ensemble, l’âme des foules les repréparait à subir l’ascendant de Bossange, à s’exalter avec le fossoyeur. De nouveau, leurs personnalités se simplifiaient, étreintes par cette énergie collective qui donne un charme si grave au renoncement, une sécurité si confiante et si vaste…

C’est un samedi du mois d’août, dans une clairière de la forêt, que leurs dernières incertitudes s’évanouirent. Ils discutaient la lettre. Cette lettre était un manifeste qu’ils comptaient envoyer, après la fuite, au ministre de la guerre et à quelques journaux. Armand avait finement suscité la collaboration de chaque camarade. Il écoutait les bavards, « déclenchait » les silencieux et les timides, savait détourner chacun de ses manies et lui suggérer les idées utiles : par des allusions cordiales, par des approbations discrètes, il leur donnait l’amour-propre d’auteur.

Ce jour-là, ils discutèrent avec une gaieté fanfaronne. L’heure et la forêt étaient enchantées. Au lointain des ramures, le soleil croissait en s’abaissant. De hautes fougères emplissaient l’éclaircie, végétation de la nuit des âges, dentelle verte qui, géante alors, abritait une vie élémentaire et formidable. Les hêtres élevaient leurs piliers de cathédrale entrecoupés du vieil argent des bouleaux ; il passait des vanesses sur leurs ailes de feu, de velours et de cachemire, des insectes d’émail, de cristal, de bronze, d’ébène, de broderie d’argent, de cuir jaune ; on en voyait se hâter à travers la mousse, cuirassés d’acier bleu, glacés de béryl, engainés de peluche, caparaçonnés d’écarlate, de cuivre et d’or vert. Ils avaient leurs aigles, leurs faucons, leurs tigres, leurs gazelles, leurs tortues, leurs alligators ; ils montraient des cornes de buffle et de bouquetin, des bois de cerf, de renne et de chevreuil.

Une pie, par intervalles, traversait la clairière, puis, du bout d’une branche, surveillait ces hommes aux pattes rouges ; un coucou sonnait, dans les nuées vertes ; un long cri rauque, de joie et d’espace, annonçait les corbeaux. Venue du fond des éthers, l’énergie remplissait le tronc des arbres et la poitrine des soldats. Quand ils eurent vociféré, ardents et sans ordre, Armand feignit de résumer la discussion. Ses phrases s’émurent de soleil et de forêt, sa voix fut chaude, une abondance de vie coulait avec ses gestes. Les huit furent les protestants au prêche de la lande.


Le fossoyeur respirait avec un rauquement, les yeux sans cils de Torcol ruisselaient d’eau, le mécanicien n’en finissait plus de balancer son torse, Arthur Méchain, oubliant son nez, ne détournait plus la tête, le meunier poussait des soupirs de cheval, Troublon dirigeait sur les arbres un regard tendre, et Antoine Fagot, les joues raides, les yeux gelés, saluait d’un sourcillement les passages où il croyait reconnaître sa part de collaboration.

Armand montra la folie des nations d’Europe qui, pour éviter une humiliation chimérique, laissent traiter en vaincu, en paria, un peuple de jeunes hommes, le meilleur et le plus pur de leur sang. Quelle défaite temporaire ne serait préférable à la défaite perpétuelle des conscrits, arrachés à leurs foyers, parqués comme du bétail, jetés frémissants sous le joug des brutes ? Une humanité inconsciente a pu s’y résigner ; une humanité consciente refusera l’enrôlement et désertera les casernes. Mais il faudrait d’éclatants exemples. Les désertions individuelles n’y peuvent suffire : l’heure des désertions en masse est prochaine. Il appartient à des âmes courageuses de se grouper, de se sacrifier à la cause commune, de montrer aux soldats du monde entier, qu’un esprit nouveau grandit, qui va détruire la superstition du meurtre collectif, dressée devant l’émancipation du travail, comme jadis la superstition religieuse devant l’émancipation de la science…

Quand Armand se tut, le fossoyeur l’étreignit contre son torse ; une clameur de consentement jaillit des poitrines ; tous, songeant que la lettre paraîtrait dans les journaux, avec leurs signatures, eurent un frisson d’orgueil.

— Cette fois, c’est convenu ? On est d’accord ? On partira tous ensemble ? beuglait le fossoyeur dont les longs bras fauchaient l’atmosphère. Il faut jurer.

— Notre fuite, affirma Armand, marquera une date dans l’histoire des prolétaires !

Ils jurèrent, l’un après l’autre ; ils se sentirent des personnages historiques et, lorsque le mécanicien eût entonné le Il faut supprimer les patries, c’est un hymne qu’ils chantèrent dans la forêt profonde, devant les hauts fourneaux du crépuscule :


Oh ! que t’importe le drapeau
Et la patrie, ô pauvre mère !
Quand ton fils est dans le tombeau.


— Maintenant, fit le fils du cocher de fiacre, soyons pratiques. Par où filerons-nous ?

— Par le Nord, suggéra Armand, c’est la Belgique qui est le pays le plus proche et on y parle français.

— J’allais le dire. Il faut aussi connaître nos ressources… car nous allons faire bourse commune pendant les premiers jours. Moi, je pourrai apporter dans les soixante à quatre-vingts francs.

— Je promets deux cents francs ! ajouta Torcol.

Ce chiffre fit passer un frisson agréable.

— J’aurai six ou sept pistoles, déclara Bouchut avec un geste d’excuse.

— Moi, j’ai pas grand’chose, avoua Roubelet. Tout de même je trouverai voir moyen d’apporter cinquante francs.

Le meunier avait un air pensif. Il tournait les yeux autour de la clairière avec inquiétude. Brusquement, il se décida. Et frappant sur sa poitrine :

— J’ai là, cousues dans un mouchoir, huit pièces de vingt francs, chuchota-t-il d’un air fraternel. Bien sûr, je les donnerai de bon cœur.

— Et moi, ça ne sera toujours pas moins de cent balles, fit Troublon.

— J’en mettrai autant, déclara Bossange.

Il ne restait qu’Antoine Fagot. Il avait écouté les autres d’un air lointain. Aux gros chiffres, il avait un tressaillement.

— Je suis le plus pauvre de tous, soupira-t-il, c’est le bout du monde si je peux rassembler une vingtaine de francs.

Son œil avare épiait les visages. Personne ne protesta et Torcol lui mit gentiment la main sur l’épaule.

— Chacun fait ce qu’il peut ! On partagera en frères.

Tous, ayant depuis longtemps accepté la lésine de Fagot, montrèrent des faces indulgentes. Et l’ébéniste, sûr de déserter aux frais des camarades, se sentit le cœur plein d’un ardent héroïsme.