La Vague rouge/chap.III,4.

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La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 474-489).
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3e partie


IV


Le train les emporte. Ils ont abandonné leurs uniformes dans une chambre garnie procurée par Torcol ; ils sont neuf. Armand Bossange a joint au groupe le petit Meulière qui suit son ami à Bruxelles comme il le suivrait au Sahara ou dans les Indes. Par les portières fuit ce sol de France qu’ils ne doivent plus revoir pendant les jours de leur jeunesse : ces villages où se symbolisent les humbles circonstances de la vie humaine, ces villes où les clochers et les beffrois mêlent une vieille histoire à la jeunesse morose des usines, ces rivières qui semblent une même rivière, éternellement en route de la montagne à l’océan, ces emblavures, ces forêts, ces houblonnières, ces étangs, ces herbages… C’est une terre aussi inconnue pour les déserteurs que l’Afrique ou l’Océanie, et pourtant c’est la terre où leur courte palpitation rejoint une longue destinée, où l’on parle leur langue, où l’on a leurs habitudes, où l’hérédité a accumulé des instincts parallèles. Ils le sentent, même le meunier au cerveau de brume, même Méchain plein de haine ou Fagot pour qui l’argent deviendra la suprême patrie, et leur cœur se ratatine.

Mais la crainte chasse le regret : ils sont les fugitifs ; le sol où court la roulotte fumante est redoutable, leur imagination fabrique des pièges sans nombre. Et s’ils comptent les gares, si Méchain feuillette l’indicateur, si Fagot tire sa montre, si le meunier pose des questions imbéciles et tremblantes, si le petit Meulière grelotte en se serrant contre son camarade, si le mécanicien siffle le même air avec une persistance intolérable, si Armand jette de longs regards sur les paysages de Picardie et de Flandre, c’est qu’ils ont hâte d’entendre un cri ou de voir un poteau qui annoncera la délivrance. Alors, leurs cœurs seront délivrés de cette attente qui coupe, qui pèse et qui ronge.


Seul le fossoyeur ignore l’angoisse. La certitude est en lui. Il sait qu’il atteindra sans encombre la frontière ; il la touche déjà, et la lettre seule l’occupe qui « épatera » le ministre de la guerre et fera couler l’encre d’imprimerie. Dans la poche intérieure de son veston, il tate les cinq enveloppes qui seront jetées à la poste de Bruxelles. Il est fier, il est puissant, il est historique. L’acte qui les réunit dans ce dur compartiment de troisième classe lui apparaît égal à la prise de la Bastille. Les phrases d’Armand sont gravées sur l’airain de sa mémoire ; leur réalité est aussi sûre, et plus belle que ces paysages qui tournent à l’horizon. Les Temps nouveaux clignent là-bas, avec le soleil couchant, avec les premières étoiles, avec ces lueurs qui dansent sur les villages ou rougissent aux cratères d’usines. Jacques Bouchut voudrait étreindre des hommes inconnus et leur annoncer que la délivrance est prochaine : les patries sont mortes, l’antique misère est abolie.

— Nous y sommes ! fait soudain la voix mystérieuse d’Antoine Fagot.

Les entrailles ont tressailli. Méchain est livide, le fossoyeur a les joues ardentes. Des larmes coulent aux paupières nues de Torcol. L’ébéniste, sinistre, regarde Troublon, donner des coups de poing sur son genou ; le meunier s’étonne de ne pas voir des choses extraordinaires ; le petit Meulière lève un regard fataliste vers le compagnon auquel il a remis sa volonté, et Armand songe qu’il entraîne ces jeunes hommes vers un avenir hasardeux, loin des choses, des êtres et des circonstances qui les liaient d’une chaîne subtile et si forte. La certitude se dérobe. Il cherche au fond de lui les phrases dont les combinaisons forment sa foi et entretiennent son exaltation. La voix rauque du fossoyeur le fait sursauter :

— Camarades, c’est fini de l’esclavage. Nous voilà libres !

Heureux Bouchut ! Il suit sa voie comme le torrent dans la montagne ; il emporte les blocs, les herbes, les branches, les sables du passé vers le fleuve. Son cri est contagieux. Armand a retrouvé les mots et les phrases ; il dit ce qu’il faut dire, il remet dans son âme et dans celles de ses compagnons l’illusion de la victoire et l’ivresse de l’héroïsme…

Des fournaises, des cratères, des tours de flamme, des phares de pourpre et de soufre jaillissent d’un sol furieux et lourd. Ce sont les cités de la houille, les cités du fer et du vitriol, les hauts fourneaux dévorants. La route est noire, la demeure est noire, l’homme est noir. Le charbon teint les peaux et la salive, la limaille incruste les faces brûlées et les mains recuites, les acides mangent les cils, rongent les narines. Et l’alcool coule à pleine chair. C’est la forêt d’industrie, plus carnivore que les lions, plus empestée que les marécages.

Par ce soir d’été, elle est surnaturelle. L’éclat qu’elle projette éteint les étoiles, le grouillement de la vie est dominé par le grouillement de la matière, l’esprit qui se croit vainqueur est vaincu par les énergies homicides.

Mais les neuf ne voient guère ces sites de la fièvre. Ils parlent.

Le verbe chauffe et amalgame leurs âmes neuves : il n’y a plus de péril, il n’y a plus que l’inconnu, et tous se flattent de le vaincre :

— On trouve du travail partout, s’exclame le fossoyeur. Toi, l’ébéniste, il ne te manquera pas de meubles à fignoler ; toi, le mécanicien, sois tranquille, il y a de la mécanique par ici, plus qu’en France… et tant qu’à avaler des petits verres, mon vieux Torcol, ils ne doivent laisser leur part à personne dans ce patelin. Moi, je suis bien tranquille, je trouverai toujours des clients !

Le paysage avait changé. C’était encore une terre encombrée d’hommes, la terre pullulante du Brabant, mais la chair fraîche des plantes couvrait les plaines, le vent fleurait l’herbe et la feuille. Puis, la lueur d’une grande cité monta parmi les constellations, le train poussa sa clameur aiguë, le pouls des pistons se ralentit et les neuf se virent dans une gare fuligineuse, pareille à une gare de Lyon, de Marseille ou de Lille. Mais l’accent et la syntaxe des porteurs signalaient un autre peuple :

— Monsieur, veuyes-tu que je porte ta malle ?

— Est-ce qu’il faut appeleye une vigilante ?

Ils se tassaient, avec une sourde méfiance. Parce qu’ils n’étaient plus emportés vers l’étendue, ils sentaient mieux le vague et la menace. Ces commissionnaires qui se ruaient sur les bagages, c’était la lutte avec une race indéfinissable. Ils refusaient leurs valises, et, par ce seul geste, encouraient le dédain ou la moquerie. Le gîte semblait lointain ; ils redoutaient d’exposer leur maigre budget à l’astuce des aubergistes. Ce fut Torcol, le moins énergique de la bande, qui dut prendre la première résolution. Il appela un vieux porteur à blouse bise et lui remit sa mallette en disant :

— Vous allez nous conduire dans un petit hôtel pas cher…

Le vieux le dévisagea de ses yeux noyés dans la couenne. C’était une face d’ivrogne, honnête et bénigne, dont la bouche, encombrée d’une chique de tabac, chevauchait à gauche.

— Pas cher, y a l’hôtel du Vert Chasseur, mais c’est toujours plein. Saye-vous, y sera mieux d’alleye au Petit Miroir, beaucoup comme vous êtes…

— Allons au Petit Miroir.

Le vieux enleva la mallette et dit avec bonhomie :

— Je peuye bien encore porteye deux ou trois valises, ça ne coûtera pas un cens de plus.

Du moment que ça n’augmentait pas la dépense, l’ébéniste tendit son baluchon.

— Passons devant une boîte aux lettres, fit Bouchut.

— Y en a une contre la station, remarqua le commissionnaire.

Le fossoyeur sortit les enveloppes de sa poche et les considéra avec tendresse. Il les glissa dans la boîte, méticuleusement, et cet acte simple prit une signification profonde. C’était du mystère pour le meunier, le geste décisif de la conspiration pour Antoine Fagot, de la vengeance pour Méchain, un défi aux bourgeois pour le mécanicien, une chose sinistre pour Torcol. Armand sentait fondre son cœur, et le petit Meulière tremblait.

— La corde est coupée ! s’écria Bouchut. Vive le genre humain !

L’hôtel du Petit Miroir dressa sa façade vert pâle. Une chambrière conduisit les jeunes hommes devant la patronne, femme au visage de cheval blanc qui offrit, à prix modeste, une chambre à un lit et quatre chambres à deux lits.


Au deuxième étage, Troublon et Torcol se détachèrent et furent dirigés à travers des corridors. Au troisième étage, le fossoyeur et le mécanicien se virent assigner une chambre près de l’escalier, tandis que Bossange et le petit Meulière étaient emmenés au fond d’un couloir étroit. Au quatrième, Méchain eut une manière de mansarde ; Fagot et le meunier partagèrent une chambre longue, qui finissait en boyau. À mesure qu’on les séparait, ils perdaient leur âme collective. Le froid de l’hôtel tombait sur eux, et comme le Petit Miroir n’avait pas encore la lumière électrique, ils se trouvaient enveloppés de pénombre, entre des murs mornes, devant la pâleur équivoque des lits.

Torcol et Troublon occupaient une pièce assez vaste où deux couches s’allongeaient côte à côte. Il n’y avait qu’une seule bougie. Elle élevait sa lueur misérable vers un Cinquantenaire et un Ouvrier de l’expansion belge. Une tristesse incommensurable tomba sur Torcol. Il revit le zinc où fonctionnait son père aux bras nus, la caisse où sa mère montrait un visage violet et une perruque orange. C’étaient de bonnes créatures, aux veines saillantes, aux chairs tapées, dont les eczémas, les rhumatismes, les furoncles, l’asthme et les névralgies ne diminuaient ni l’humeur cordiale ni le naïf optimisme. Leurs cœurs usés dès l’adolescence palpitaient d’amour pour le fils aux paupières bouillies. Ils l’avaient « fortifié » avec des viandes rouges, du vin généreux et même de la vieille eau-de-vie d’Armagnac. Si Pierre commençait à perdre son poil à dix-huit ans, s’il connaissait déjà l’attaque des rhumatismes, si ses yeux produisaient de l’eau pendant le jour et de la cire pendant la nuit, son enfance n’en avait pas moins été chaude de bien-être et de tendresse. Il s’en souvenait, avec la terreur de l’avenir, devant l’Ouvrier de l’expansion belge à la barbe fleurie.

Son âme s’envolait vers la boutique fumeuse, vers l’odeur des pipes, du vin, de l’absinthe et de l’anis, vers la trogne hilare du cabaretier, vers le visage cyanosé de la mère. Et l’acte héroïque devenait un crime… Pierre Torcol avait trahi ceux qui peinaient pour lui depuis sa naissance et qui peineraient pour lui jusqu’à l’heure de la mort. Ah ! qu’ils le chérissaient ! Comme tous leurs actes aboutissaient à leur garçon, à quelles souffrances ils auraient consenti pour le garder auprès d’eux !

Il voyait leur saisissement, le silence affreux du père, il entendait le sanglot de la mère. Abattu sur une chaise, la tête ensevelie dans ses mains, il se mit à pleurer.

— Bah ! bah ! bougonnait Troublon. Faut pas pleurer, vieux… Y a la nature, vois-tu, y a la nature !

Orphelin, il ne se connaissait d’autre protecteur qu’un oncle sourd, inepte et malveillant, qui collectionnait des jeux de cartes et ajoutait continuellement des « trucs » aux serrures ou aux verrous de ses portes. Cet oncle l’avait fourré dans une droguerie dont le jeune homme haïssait les produits puants, visqueux, acides ou caustiques. C’est là pourtant qu’il avait connu, par une brochure, la doctrine naturienne, et maints beaux songes restaient enduits d’une odeur de vernis ou de térébenthine.

Lucien regrettait confusément des lectures, des promenades par les soirs d’été, de clairs visages de filles. Mais l’avenir surtout le préoccupait. Aucun des neuf, en somme, n’ayant mordu à ses doctrines, il se méfiait de cette ville inconnue. La crainte du pain quotidien s’entremêlait piteusement à la vision de drogueries bruxelloises. Où fuir, où trouver la terre et les compagnons qui le libéreraient de la défroque civilisée, où mener la vie heureuse des orangs-outangs ?

— Qu’est-ce que tu regrettes ? cria-t-il dans l’oreille de Torcol. Des blagues ! Des cochonneries ! Tu es le serf des meubles, des vêtements et des habitations. Dans les îles malaises, avec la moelle de deux sagoutiers, un homme vit une année entière !

Mais Torcol ne l’écoutait point. Ses larmes coulaient inépuisables. Chacun de ses nerfs s’élançait vers le cabaret natal, vers le zinc argentin où se tenaient le père aux bras nus et la mère aux joues violettes.


Une imagerie rudimentaire mais indélébile formait la mémoire du meunier. Il revoyait solidement le village, la grande rue dévalant vers le Loing, avec les bicoques mangées par le vent et la pluie, la maison du maire, qui commençait par une bâtisse du temps de Louis XIII et finissait par un cube construit sous Charles X ; l’auberge du Cheval blanc ; le charcutier, qui vendait aussi du beurre et de la volaille ; le boucher, qui débitait deux jours par semaine… À l’orient, l’église se cachait entre une abbaye désaffectée, une étrange muraille de granit percée de portes ogivales, et les arbres de la place Saint-Éleuthère.

Alphonse Marchot se voyait au matin, tout poudré de farine, la peau de Pierrot, les cheveux d’un marquis, jacassant avec la grosse Anne et la longue Rose, ou, par les nuits chaudes, dans les ténèbres serties d’étoiles, interpellant les filles aux paroles mystérieuses et aux rires brusques. Parfois, l’éclair du café d’Orléans les prenait en écharpe, les visages avaient un éclat inattendu, ou bien une chevelure s’emplissait d’une onde lumineuse qu’elle dégorgeait à travers la pénombre :

« Ah ! songeait le déserteur… reverrai-je-t-y jamais la grande Rose ?.. »

Et les images coulant avec leur force magique, son cœur s’appesantissait de détresse, il poussait des soupirs lugubres, qui irritaient Fagot.

Car l’ébéniste faisait des calculs. Il savait que la caisse devait encore contenir près de trois cents francs : il se proposait d’en demander le partage. Lui, avec trente-trois francs, vivrait deux semaines, tandis qu’en faisant bourse commune, au bout de quatre ou cinq jours, on verrait le fond du sac. Cette perspective l’atterrait. Quoiqu’il n’eût versé que vingt francs et que, par suite, il eût son voyage gratuit, il en venait à considérer la caisse comme un fonds commun. Son droit, d’abord vague, devenait indiscutable. Il voulait sa part.

La fuite, l’avenir, la passion du complot, tout disparaissait devant cette préoccupation, et il ne put se retenir d’en parler :

— Vois-tu, Marchot, pour se tirer d’affaire, le mieux serait encore de prendre chacun son neuvième de la caisse… Je le demanderai et tu diras comme moi.

Le meunier, tournant vers lui une face ahurie, ne répondit point.

— Tu refuses ? dit hargneusement l’ébéniste. Est-ce que t’es un avare ?

— Ah ! ça m’est égal ! gémit Alphonse. Qu’on m’enterre, si on veut.

Et il demeurait là, pris dans un piège incompréhensible, un piège social où l’avaient entraîné le mirage des paroles, des théories fantasmagoriques qu’il n’avait jamais comprises, qu’il ne comprendrait jamais, et qui pourtant détournaient le cours de son existence liée à tant de choses solides, précises, séculaires.

Dans sa chambre solitaire, Méchain ricanait. À cause de son nez, il n’avait voulu d’aucun compagnon. Il examinait avec rage son mouchoir encombré de mucus et se demandait si les gens de Bruxelles le dévisageraient comme ceux de Paris, d’Orléans ou de Montarguy. Car il s’imaginait invariablement qu’on le dévisageait ou bien qu’on se détournait de lui avec répugnance :

— Ah ! nom de Dieu de nom de Dieu ! gronda-t-il en jetant son mouchoir par terre. Qu’est-ce que j’ai fait pour avoir un nez comme ça ?

Il songea à son capitaine. C’était le symbole actuel de ses rancunes. Il s’en était fait une légende sinistre ; il regrettait amèrement de ne lui avoir pas joué un sale tour avant de quitter la caserne :

« Il faut que je lui écrive une lettre d’injures », songea-t-il. Il est marié, donc je lui dirai que sa femme le cocufie dans les grandes largeurs. Et je trouverai bien des détails. Ah ! le cochon, je veux qu’il bisque ! »

Tout en se déshabillant, il développait ce projet ; il cherchait des épithètes, inventait des circonstances, et surtout voyait la « gueule du galonné ». Une idée nouvelle fulgura. Il fallait aussi écrire au ministre de la guerre, peut-être à l’Humanité ou à l’Aurore, que les neuf avaient fui les mauvais traitements du capitaine. Ainsi il serait déplacé, peut-être ; en tout cas, il piquerait de sales rages, et payerait cher les punitions qu’il avait infligées au fils du cocher de fiacre.

— Chouette ! Chouette ! s’exclamait Méchain. Ah ! vieux salaud, ça va être ton tour… On va t’en f… de la Patrie, du Drapeau et de l’Honneur !

Il en oubliait son nez, son mucus, l’avenir, il dansait en chemise devant le lit, dans une jubilation de haine, dans une convulsion de vengeance.


Paul Roubelet, ressentant les atteintes de la soif, s’était fait monter un litre de bière. Il avait demandé du faro, curieux de savourer cette boisson, dont il connaissait l’existence par des blagues de café-concert. Quoique le Petit Miroir eût pour règle de ne monter que des bières en bouteilles, on déféra au désir du mécanicien :

— C’est rigolo, s’exclama-t-il, c’est de la bière avec du sucre et du vinaigre… Tout de même, ça se laisse boire. T’en veux, fossoyeur ?

Bouchut refusa :

— J’ai pas soif.

Son exaltation s’était concentrée. Il avait pour son acte une estime profonde et attendrie : pendant toute son existence, il ne cesserait de travailler à la destruction des patries. Les phrases qui chantaient en lui étaient des réalités plus vastes, plus subtiles, plus durables que les réalités quotidiennes. Cependant, il connaissait une mélancolie : il revoyait son vieux père, bêchant là-bas, dans le Loiret, la terre des morts, il se souvenait de la maison et du cimetière ; des scènes tendres se liaient à des fosses et à des cercueils… Mais des événements étaient proches qui changeraient la face des nations ; l’armée chancellerait au milieu des huées ; les frontières s’évanouiraient devant les invasions fraternelles ; une félicité extraordinaire naîtrait de la disparition des rois, des généraux, des hommes politiques et des millionnaires. Jacques revivrait avec son père dans la maison rajeunie : il n’y aurait plus de fatigue, le travail deviendrait une jouissance, les fossoyeurs seraient abolis, chaque famille enterrant elle-même ses morts, avec le concours des amis et des voisins.

— On a été des hommes, Roubelet ! s’enorgueillit-il. On a eu des c… Et retiens bien ce que je te dis : ça portera l’exemple. On ne sera pas les seuls. Les désertions en masse vont commencer. C’est glorieux d’avoir été les premiers.

Roubelet ne partageait pas cet enthousiasme. Pour lui, le vrai système demeurait l’entente des soldats allemands et français. On collerait de la dynamite au derrière d’une douzaine de généraux et de trois ou quatre cents colonels, commandants et capitaines. Après, ça marcherait tout seul :

— Tant qu’à notre désertion, bien sûr, c’est pas une mauvaise chose. Ça fera de la chauffe. Y aura du bouzin. Seulement quoi ! dans quinze jours, on n’en parlera plus. Et y en a neuf qui se la caleront avec des pavés de bois !

— Si ! Si ! On en parlera, protesta le fossoyeur avec colère… Peut-être pas dans les journaux, mais à la caserne. C’est nous qui avons semé la graine… elle lèvera, elle donnera une sacrée moisson… tes généraux et tes colonels sont plus près d’être passés à tabac qu’ils ne le pensent.

— Je ne suis pas contraire ! riposta le mécanicien avec un claquement de la langue, pour mieux se rendre compte de la saveur du faro. C’est pas moi non plus qui chialerai, vu que je suis un mécanicien et puis un bon… de ceux pour qui y a toujours de l’embauche !… Mais crois-tu qu’eux autres y vont s’amuser ? Va pour l’ébénisse, y a du bon, je crois qu’il sait fignoler le meuble… et ça ne se trouve pas dans la crotte de lapin. Mais le meunier, où veux-tu qu’il courre pour trouver un moulin ? Chez « Manne qui pisse » ? Et le droguiste ? Et les employés ?… Et le fils du cocher de fiacre, qu’est bien jeune pour le cheval ? Mon vieux, ils ne vont pas suer des pièces de cent sous !… Et toi-même, là… crois-tu que tu n’auras qu’à te présenter au cimetière avec une pelle pour qu’on te confie les macchabées ?

— T’inquiète pas pour moi, fit rudement Bouchut. J’ai des os qui ne craqueraient pas sous un autobus, et des bras qui n’ont pas peur. Je ne resterai pas pour compte et j’aiderai sûrement les autres. Ah ! si on voulait rester ensemble, partager le bon et le mauvais, s’organiser pour défendre la cause, c’est pour le coup que les Neuf deviendraient célèbres dans l’Histoire !

Ses yeux flamboyaient de dévouement ; tout son être se donnait au sacrifice, à la fraternité et aux faibles.

— Faut d’abord exterminer le bourgeois ! remarqua Roubelet avec nonchalance. Alors, l’homme sera bon tout naturellement… chacun pourra « soigner sa gueule » sans faire tort à personne. Actuellement, laisse faire les syndicats, ne fourre pas dans le même sac des ébénisses, des meuniers, des cochers, des employés, des mécaniciens et des fossoyeurs ; il n’en sortirait que du vitriol ou de la mort-aux-rats !

— Alors, s’écria le fossoyeur en tremblant d’indignation, tu lâcherais les amis ?

— Je ne lâche personne, camarade. J’ai promis d’aller jusqu’à Bruxelles, et m’y voilà. Eux autres aussi, et ils y sont. Personne n’a promis qu’on serait une grande famille. La Grande Famille, justement, on l’a lâchée ! Si on peut se donner un petit coup d’épaule, je ne suis pas contre… et d’y aller de ma pièce de quarante sous pour un camarade dans le malheur, si tu crois que j’y refuserais, tu ne m’as pas regardé… Voilà le faro fini, je crois que je m’y ferai. Dors bien, ma vieille, et crois-moi, soigne ta gueule !

Bouchut ne répondit point. De nouveau, il suivait les lettres. Il voyait l’ébahissement du ministre de la guerre, la jubilation des antimilitaristes, un grand article dans la Guerre sociale, signé par Hervé lui-même, et sa cervelle bouillante chassait les doutes comme des scories.


Lorsqu’il fut seul avec le petit Meulière, Armand se sentit les omoplates gelées. La tristesse était dans sa poitrine comme un poids mou, qui palpitait avec le cœur. Il agrippa les épaules de Gustave, le regarda en face et murmura :

— Nous ne nous quitterons jamais !

— Oh ! non… jamais, jamais ! répondit convulsivement le petit Meulière.

Puis, ils détournèrent leurs yeux, dont les cils se remplissaient d’eau, et considérèrent leur chambre. Elle était basse mais spacieuse. Des chasseurs rouges, montés sur des chevaux cacao, poursuivaient un cerf gomme gutte, tout au long du papier de tenture. On voyait un jeune roi Léopold et une jeune reine Marie-Henriette qui achevaient de pourrir dans le brouillard de verres décrépits. Sur la cheminée, Jean-Jacques Rousseau promenait un Émile trépané, tandis que le Vicaire savoyard élevait, à tour de bras, un cadran de laiton qui marquait minuit et neuf minutes. Par la fenêtre entr’ouverte s’estompaient la flèche de l’hôtel de ville et les deux tours carrées des Saints-Michel et Gudule.

Armand murmura :

— C’est une date solennelle. Nous nous en souviendrons jusqu’à notre dernière heure, Gustave, comme les peuples se souviennent de leurs victoires ou de leurs cataclysmes. Il faut que ce souvenir soit beau !

Il fit quelques pas, furtivement, devant le jeune Léopold et la jeune Marie-Henriette. Il ne pouvait plus retenir ses larmes ; il répéta :

— Il faut que ce souvenir soit beau !

Ses pensées, débouchant au hasard, tourbillonnaient comme une foule prise de panique ; il continuait à marcher le long de la muraille, aussi étranger à lui-même que les tours de Sainte-Gudule.

Le petit Meulière laissait tomber sa tête blonde ; il était humble, soumis, recru de fatigue et de chagrin. La vue de ce pauvre être, dont il avait bouleversé le destin, rendit la parole à Bossange :

— Ne nous dissimulons pas notre tristesse, balbutia-t-il. Nous sommes des exilés… Nous nous sommes sacrifiés à notre cause et nous devons nous attendre à de lourdes épreuves. Mais nous avons fièrement agi, nous avons eu ce grand courage de ne pas reculer devant les conséquences de nos idées. C’est commencer magnifiquement notre vie d’hommes. Vois-tu, nous en serons tout de même récompensés. Le monde nous paraîtra plus splendide, l’humanité plus haute, nous verrons plus brillant et plus héroïque, notre amitié sera plus profonde, notre courage plus soutenu, nos espérances plus généreuses. Et quant à ceux que nous regrettons, nous les verrons bien plus tôt que tu ne crois !

Le petit Meulière pleurait. Mais il absorbait chaque parole. Tout son pauvre être tendit vers l’obéissance. Ah ! il ne demandait qu’à se laisser conduire, commander, hypnotiser. Comme il avait obéi hier, il obéirait demain ; il subirait la misère, monterait sur la barricade, marcherait au mur d’exécution. Entre les mains de son ami, au sein du mystère des choses, il était comme un jeune chien plein de confiance, et, quoiqu’il regrettât amèrement ces jours mous qu’on passait auprès de la mère et de Georgette, aucune révolte, aucun reproche ne s’élevaient dans son cœur. Chaque fois qu’Armand se rapprochait, il avait un mouvement frileux des épaules qui exprimait l’abandon et cherchait le refuge.

— Courage, allons, courage ! s’écria Bossange d’une voix coupée de sanglots.

Il passa la main sur les cheveux de Gustave, se laissa tomber dans un fauteuil, les mains aux tempes, et le cœur lui creva. Que les Terrains-Vagues étaient doux !… que tendres ces terres pelées, ces jardins de fortune allongés sur la butte, la fumée des usines, le mystère des chantiers, l’odeur des acides, des charbons, des soufres, des herbes pâles, des fleurs malades, des arbres écorchés ! Ah ! l’église Sainte-Anne, quand la lune filtrait à travers les campaniles, les tours de l’usine Caillebotte sonnant dans la nuit, les fortifications où montent les nuages d’automne, certains matins où le soleil donnait une lueur si fraîche qu’elle semblait recommencer le monde ; certains jours où l’on se trempait dans un brouillard tiède, cachés derrière les clôtures, avec d’extraordinaires palpitations, comme si l’on allait voir le désert, la sylve brésilienne, le Mississipi, la Cordillière des Andes ; certaines pluies qui chuchotaient contre les vitres, qui disaient l’eau féconde, la vie primitive, qui donnaient une saveur si pénétrante à la lecture, ou qui faisaient de la chambre une arche flottant sur le ciel, un refuge où l’on attendait des sortilèges…

La famille apparut. La mère aux cheveux gras, toujours prêts à lâcher leurs peignes et leurs épingles, aux pantoufles béantes et aux mains sales… Qu’il l’aimait maintenant, que son incurie, ses propos désarticulés, sa fainéantise bénévole semblaient chérissables ! Comme il voudrait entendre la voix de fouet, les propos au vitriol de Marcel, revoir sa face blême, violente, sardonique, ses yeux agressifs !… Surtout, il songeait au père. Tout à coup, il le comprenait : c’était la race, l’amour lié à l’humanité profonde, un dévouement qui voyait au delà du temps, au delà de la mort. Ah ! le visage usé par la désillusion, les yeux creusés par la déchéance, la volonté tenace de remettre ses fils dans leur milieu héréditaire, tant d’humiliations, de morsures, de souffrance muette !… Quel coup il allait recevoir ! Il ne dirait rien. Il s’assoirait au bout de la table de sapin, dans l’angle de la fenêtre, avec des joues de plomb, des lèvres mortes, et de si pauvres paupières ! Puis, il resterait là, à souffrir sans arrêt, sans limites, à user encore son cœur las, à empoisonner tout le sang de ses veines…

Alors, les sanglots se multiplièrent dans la poitrine d’Armand ; le goût de la vie l’écœurait, il était ainsi qu’un assassin et aussi un déchet, une pourriture jetée au hasard, une carcasse obscure, dérisoire et sinistre.