La Vague rouge/chap.III,5.

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La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 490-515).
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3e partie


V


Deux sergents de ville promenaient leur ennui devant les ateliers Delaborde. Il régnait un grand silence. Le soleil achevait de sécher les herbes infortunées des fortifications ; une petite vieille ramassait des crottes de chien, qu’elle empilait dans une caissette d’emballage, et l’un des agents remarqua :

— C’est pour les gants.

Il faisait insupportablement triste. Un vent décrépit traînait de la poussière ou bien une automobile passait, puait et disparaissait dans un nuage sale. Et l’on voyait trois poules avec un coq, qui fouillaient le talus : quelquefois le coq, avec une férocité rapide, mêlait le souci de se reproduire au souci de la pitance. Tout de suite on recommençait à picorer.

Vers quatre heures, deux brocheuses vinrent considérer les sergents de ville. Puis, il y eut des typos, un minerviste. Ils se promenaient, ils fumaient de graves cigarettes et crachaient avec mesure.

— Tiens, v’là Duchaffaud, fit l’une des brocheuses.

C’était un homme borgne et spasmodique. Il arrivait d’un air soupçonneux. Quand il fut près des typos, il grommela :

— Si on voulait bien, ça ne serait pas long de nettoyer les flics.

Les typos acquiescèrent avec bonhomie. Et le minerviste remarqua :

— Faudrait des rognons !

— V’là Burgas qui s’amène.

Burgas Barbe Verte avait une face de tuberculeux, au nez transparent, une barbe déteinte, qui semblait un paquet d’herbes. Il toussa en abordant les autres :

— Ça va, ça vient ! ricana-t-il. Va falloir commander ma fosse.

Les sergents de ville commençaient à s’occuper des circonstances :

— Circulez ! fit, à tout hasard, le plus formaliste.

— T’as bien envoyé ça ! remarqua Burgas. Circulons ! Quand la circulation va, tout va.

Il se mit à circuler avec affectation. Il vint des hommes de la rue des Peupliers, d’autres du côté de Montsouris ; enfin, on vit un groupe que surmontait Alfred le Géant rouge : il y avait Berguin-sous-Presse, Vérieulx, Vacheron, Lamy, Bergeron, Laloing, Méchard Haute Épaule et d’autres que l’absence de vice, de faconde ou d’ancienneté, remisaient à l’ombre, et d’autres encore qui n’étaient pas de la boîte, qu’on avait ramassés en route ou au cabaret. L’alcool était dans les souffles. L’un essayait de pousser Jean Misère, un second la Carmagnole, un long sec voulait Je n’aime pas les sergots. Mais, comme ils débouchaient sur les fortifs, Alfred recommanda le silence :

— On chantera tout à l’heure ! S’agit d’abord de causer.

Il tapa sur l’épaule d’un personnage morne, qui avait le « cœur gras » et qui tenait la bouche ouverte pour respirer. C’était un type de la Fédération du Livre. Alfred l’avait décroché en passant ; il l’emmenait de force, pour parler à Delaborde. L’homme marchait mollement. Il avait envie de s’asseoir à l’ombre et de boire du vin blanc très frais. Mais, soumis à la fatalité, il allait pesamment vers les palabres, qui lui fatigueraient la poitrine et accroîtraient sa soif.

Quand la troupe déboucha devant les ateliers, les personnages épars convergèrent, avec des voyous et des filles à casques. Les sergents de ville connurent qu’il y aurait du chambard. Ils prirent un air redoutable.

— Circulez ! fit rudement le formaliste.

— Pardon, excuse, s’écria Berguin-sous-Presse ; vous ne savez peut-être pas qu’on nous attend. On est la délégation.

Quelques petites brocheuses se glissaient sournoisement le long de la façade ; des hommes cernaient les agents d’un air équivoque :

— D’abord, v’là le camarade qui est de la Fédération ! clamait Alfred. Vous allez voir… je vais sonner.

Il sonna rudement à la poterne de gauche. La voix de la cloche s’éleva, suivie du hurlement d’un chien ; un domestique en tablier bleu se montra :

— Bonjour, Ernesse ! C’est une délégation ! glapit Berguin-sous-Presse. Dites voir à M. Delaborde qu’elle demande à être reçue.

— Circulez ! réitérait le sergent de ville.

Il y avait de l’indécision dans sa voix. Son compagnon, homme naturellement timide, que sept ans de service n’avaient pu accoutumer aux bagarres, considérait la foule avec méfiance.

— Puisqu’on vous dit qu’on est délégués ! intervint Duchaffaud d’un air goguenard. Vous n’avez peut-être pas l’intention de recommencer les massacres de Raon-l’Étape ?

— On ne se laisserait pas faire ! ajouta sinistrement Burgas Barbe-Verte.

Son œil de cheval se fixait sur le sergent de ville. Depuis un mois, il « sentait la terre » et il aimait autant partir soudain que de faire le déménagement sur une charrette à bras. D’ailleurs, il ne lui aurait pas déplu d’emmener ses compagnons là-bas, surtout quelques individus solides, qui se croyaient sûrs d’une longue vie :

— On se f… de crever ! toussa-t-il.

L’indécision des agents s’aggrava. Une odeur d’humanité chaude, des faces mauvaises, des yeux troubles, les enveloppaient. Et il y avait des triques.

La porte se rouvrit :

— M. Delaborde recevra la délégation.

Tout de suite, Alfred et une douzaine d’hommes se précipitèrent.

— C’est pas un métingue, s’exclama le domestique.

— T’occupe pas, ma vieille, le patron ne sera pas fâché de nous revoir en troupe, rigola Duchaffaud en repoussant Ernest avec douceur.

Trois ou quatre petites brocheuses le cernaient aimablement. Et la grande Eulalie, qui venait d’arriver avec Georgette, affirmait :

— On est des petits moutons… on ne mangera personne.

La foule coulait. De joyeux chômeurs se glissaient avec les autres, pour faire bonne mesure ; sept ou huit voyous entrèrent avec leurs dames.

— J’veux pas ! clamait encore Ernest.

Les sergents se désintéressaient. Puisqu’on « recevait » la délégation, ils préféraient attendre.

Déjà Alfred, Berguin, l’homme de la Fédération, l’avant-garde, pénétraient dans le hall, devant la rotative silencieuse. Une lueur froide, tamisée aux rideaux violets, enveloppait les balustrades, les courroies de transmission, les presses plates, les établis, la machine à ébarber. Trois typos jaunes, perdus dans la solitude, un homme de peine et quelques brocheuses battirent en retraite :

— V’Là la foire aux cochons ! hennit Duchaffaud.

— La corde au cou ! hurla Barbe-Verte.

— De l’ordre et de la discipline ! ordonna sévèrement Alfred.

Il avait encore dans l’oreille les conseils de Rougemont. Mais il avait sablé quelques bonnes bouteilles.

— Le patron !

On vit Delaborde, dans la galerie de l’étage, devant le grand escalier. Il se penchait ; ses joues molles retombaient étrangement autour du nez vultueux. Puis il descendit, lent et mélancolique, avec un balancement du ventre :

— Vous êtes bien nombreux, remarqua-t-il. Qu’est-ce que vous voulez ?

L’homme de la Fédération, poussé par Alfred, parut devant le libraire. Une ressemblance se décelait entre ces deux personnages dissemblables. Tous deux avaient des artères rigides, le visage plein de veinules éclatées, des cœurs étouffants.

— Nous sommes venus pour voir, répondit l’homme, s’il y a moyen de s’entendre.

— J’ai dicté mes conditions aux secrétaires des syndicats ! Ça ne dépend plus de moi.

— Et de qui cela dépend-il ?

— De vous autres.

L’imprimeur levait à demi les bras, avec un grand air de lassitude.

— Il me semble que ça dépend surtout de vous. Qu’est-ce que vos travailleurs demandent ? Que vous leur ôtiez une heure de travail et que vous vous engagiez à ne plus prendre des sarrazins ni des Jaunes…

— Qui nous dégoûtent ! appuya Duchaffaud.

— Je n’accorderai ni une heure, ni même une demi-heure ! répondit Delaborde en levant deux doigts comme s’il faisait un serment. Et je ne prendrai aucun engagement en ce qui concerne les Jaunes : comme je n’embauche personne à prix réduit, la demande est ridicule.

— Sérions les questions. D’abord, pourquoi n’accorderiez-vous pas une réduction d’une heure ? Votre librairie est peut-être la plus prospère de Paris.

— Vous n’en savez rien, ni moi non plus. Mais quand elle serait cent fois plus prospère, je refuserais. Ce serait une trahison.

— Envers qui ?

— Envers l’industrie du livre tout entière.

— Est-ce que les ouvriers ne sont pas les créateurs de cette industrie ?

— Pas plus que les chevaux ne sont les créateurs du camionnage !

Burgas Barbe-Verte poussa un cri de fauve :

— Il nous traite de chevaux !

Les faces s’exacerbèrent ; l’odeur de l’alcool augmenta avec l’agitation des souffles ; les chômeurs étrangers s’abandonnèrent à des mimiques excessives, et un jeune seigneur à rouflaquettes insinua que l’heure était venue de saigner le cochon.

— Les ouvriers ne sont pas des chevaux, répondit amèrement le délégué. Les ouvriers sont la clef de voûte de la civilisation. Qu’ils s’arrêtent une semaine de travailler et la baraque tout entière s’écroule !

— Sur leur tête ! ricana Delaborde. Personne ne tient la destinée du monde, pas plus l’ouvrier que le patron. Mais ne perdons pas notre temps à dire des bêtises. J’ai tenu à vous recevoir pour montrer ma bonne volonté. Je ne veux aucun mal à mes hommes ; ils le savent bien. C’est même pour cela que je ne les ai pas encore remplacés : les demandes d’embauche affluent ; il n’y a qu’un geste à faire ! J’aime mieux être indulgent pour des travailleurs à qui je garde de l’affection et dont je plains les femmes et les enfants. Je leur pardonne volontiers de s’être laissé séduire par un bavard. Qu’ils rentrent, et demain j’aurai tout oublié.

— Et ils n’auront rien obtenu !

— Ils ne doivent rien obtenir. Ce serait ridicule. La situation de l’imprimerie et de la librairie s’y oppose. En exigeant trop, ils travaillent contre eux-mêmes ; ils poussent le patron à se porter dans la grande banlieue et en province. Mes hommes ne sont pas malheureux !

— Pas malheureux ! cria Duchaffaud. Misère ! On turbine neuf heures pour une croûte de pain, on se f… la tuberculose pour vivre et vous trouvez qu’on n’est pas malheureux !

— Des phrases ! Mes ateliers sont sains, bien aérés, pleins de lumière. Aucun de vous ne supporte de grandes fatigues. Vous le savez bien, au fond. Ceux qui ont la tuberculose ne l’ont pas attrapée ici. La plupart sont allés la prendre chez le mastroquet.

— Pas vrai ! rauqua Burgas… je ne bois que du vin.

Il se campa devant l’éditeur, et, crispant ses poings maigres, par trois fois il se frappa la poitrine :

— J’ai à vous dire que la mort est là-dedans ! C’est pas du truqué, c’est pas du chiqué, c’est la mort… Celui que vous voyez ici, Pierre Burgas, mangera le pissenlit par les racines avant la fin de l’hiver. Et y aura pas de Fallières pour lui signer sa grâce. Alors, pas d’erreur ! Je suis sorti de ma mère frais et bien portant. J’ai été un gosse solide, j’ai été un conscrit râblé, qui vous bouffait ses soixante kilomètres et qui grimpait les côtes au pas gymnastique. Et tu sais, le nez sec, le soufflet qui ne ronflait pas. Tant qu’à l’hygiène, j’ai mon Raspail, je vous prie de croire qu’il s’y connaît. Et pourtant me voici avec des truffes plein les poumons et des trous gros comme le poing. Vous n’allez pas me dire que c’est venu tout seul ? Si vous ne le savez pas, c’est moi qui vous renseigne. C’est le travail qui m’a f..tu ça ! C’est la fatigue, c’est les longues heures, c’est de turbiner depuis le jour de l’an jusqu’à la Saint-Sylvestre. Encore, si j’avais eu de la galette… j’aurais chauffé ma boîte dans le Midi, en Algérie, en Égypte. J’en connais qui l’ont fait. Ils ont craché leur mal, ils ont rafistolé les trous… y se portent comme père et mère. Mais quoi ! un pauvre ouverrier ! J’ai pas pu. Fallait bouffer.… la femme, le gosse !… J’ai continué à prendre la semence de cimetière. Et c’est pas la faute des bourgeois, c’est pas la faute des exploiteurs ? C’est pas ta faute aussi, m’sieu l’éditeur, toi qui gagnes pas seulement des mille mais des cent mille, toi qui peux te payer autant pour ta seule gueule que tous les travailleurs et travailleuses réunis. Non ! tu comprends, quand on va dévisser son billard, on ne se laisse plus chanter des phrases… on dit la vérité et la vérité c’est qu’avec les cochons qui vivent de notre peau, pour gagner sa vie faut se tuer. Si on avait du cœur, on leur tomberait une bonne fois sur le cuir et on s’en débarrasserait tout de suite, comme on se débarrasse des loups et des crocodiles…

Une verve lugubre animait le typographe… Sa colère s’exaspérait devant la face molle de Delaborde ; en infusant l’idée de vengeance dans l’idée de mort, Burgas se rendait la mort moins redoutable. Sa voix rauque, la toux, les joues creuses, la bouche terrible, agissaient étrangement sur la foule. La haine se leva, les individus cessèrent de s’appartenir, et, tout à coup, Duchaffaud prit l’éditeur au collet :

— Les huit heures, ou on t’assomme !

Au geste, au cri, l’animalité roula comme un torrent, les poings montèrent ; les femmes tendirent leurs griffes.

— Tape, Duchaffaud !

Delaborde jeta un long regard sur la foule. Il vit Alfred, il vit Vérieulx, Berguin-sous-Presse, Vacheron, Simonet, Dugas, Méchard, Châtelain, Lachambre, il vit la grande Eulalie, Georgette Meulière, la petite Suzanne, Euphrosine Bidard, et il lui semblait impossible qu’ils fussent devenus ennemis. Il les interpella :

— Voyons, camarades, vous savez pourtant que je vous ai toujours bien traités, que j’ai été un ami pour ceux qui ont été malheureux ou malades ! Vous le savez bien, voyons !

Il tremblait, son gros cœur battait lourdement, il n’avait pas de souffle.

— Cassez-y la gueule ! cria un chômeur étranger.

Duchaffaud continuait à secouer l’éditeur ; mais étonné de son propre acte, il y allait mollement :

— Je vas t’aider ! cria un seigneur à rouflaquettes.


François Rougemont venait d’entrer dans le hall. Il regarda la foule, Duchaffaud, le libraire livide et, quoiqu’il réprouvât cette violence, il lui plaisait de voir humilier Delaborde. Le pauvre homme ventru et cardiaque était le rival, celui qui barre la route du monde, celui que, pendant les millénaires, le sauvage, le barbare, le guerrier des civilisations primitives, le châtelain féodal, le condottiere, le paysan de Sicile exterminèrent sans miséricorde. Aux cris de la foule, s’ajoutait subtilement la silhouette de Christine. Et Rougemont se dissimulait, sachant que, reconnu, il ramènerait les grévistes à l’ordre.

Deux étrangers se jetèrent brusquement sur Delaborde. Le premier lui décocha une gifle, le second lui cracha au visage :

— Porc plein de soupe… buveur de sang… assassin du peuple !

La joue de l’éditeur blêmit, puis devint violâtre. On y voyait distinctement la marque de quatre doigts ; le crachat lui coulait sur une paupière ; palpitant, hors d’haleine, écrasé de stupeur, de honte et d’épouvante, il essayait de battre en retraite. La foule haletait de la volupté des outrages. Delaborde devint la bête aux abois, l’ennemi captif, le maître déchu ; un goût de plaintes et de sang exaspéra les crânes ; une femme cria :

— Faut l’assommer !

C’était cette margeuse que Deslandes avait surprise, un matin, à « fabriquer » un accident. Elle tournait vers Delaborde un visage de papier sale, des yeux de meurtrière, pleins d’une haine sèche ; deux bulles d’écume sourdaient aux commissures de ses lèvres :

— Un salaud que je dis ! Puis, un sournois… De ces gens qui ont l’air d’être bonhomme et c’est les pires. Ça donne deux sous pour pouvoir voler dix francs, ça fait risette pour vous frapper en dessous, et puis encore ça accuse le pauvre monde… Tapez-y dessus, allez… Y n’aura que ce qu’y mérite ! Tiens !

Elle donna son coup de griffe. Un trait sanglant raya le front du libraire ; la margeuse, ses pattes jaunes relevées près des tempes, dans une attitude de vieille chatte, feulait et crachait de rage.

Cette scène « déclencha » Rougemont. Honteux de son attitude, il se montra devant la foule et se prépara à l’attaquer. Il n’en eut pas le temps. Une femme venait de paraître, avec la démarche ailée des victoires. Elle poussa un grand cri et les hommes de l’atelier, levant la tête, reconnurent la chevelure en torche et le visage étincelant de Christine. Déjà, elle rejoignait Delaborde :

— Ah ! lâches… Ah ! lâches !…

Elle avait rejeté la margeuse ; elle fixait sur les hommes le feu dilaté de ses yeux, elle disait :

— Quelle honte ! Comment, vous, Alfred, vous que je croyais aussi loyal et aussi courageux que fort, vous avez souffert cette infamie ? Et vous, Berguin, dont il a secouru tant de fois la famille ! Et vous, vous, misérable Vérieulx, qu’il garde depuis quinze ans et qui ne faites plus seulement le travail d’un enfant ! Et vous Duchaffaud, dont il a payé les dettes ! Et vous, Burgas, qu’il a embauché par compassion… Ah ! ce que je ne voudrais pas être à votre place ! Ce que je me mépriserais !

Alfred, tout pâle, incapable de répondre une parole, avait baissé la tête ; Berguin ricanait stupidement ; Duchaffaud sifflottait d’un air embêté ; Vérieulx se cachait ; mais Burgas répondit avec insolence :

— De quoi ! Je vais claquer… par sa faute et celle des autres ! Peut-être que je dois le remercier !

— Faut la crever ! hurlait la margeuse. C’est une sale garce… c’est de la paillasse à patrons !

Une voix tonnante tomba sur la foule :

— Vous avez tort, camarades !

On vit François Rougemont dans la travée de gauche. Il était livide ; il regardait avec envie le pauvre vieux visage giflé et griffé où coulait encore de la salive. L’outrage devenait une victoire. Et lui, François Rougemont, pris dans le piège des circonstances, allait compléter sa propre défaite :

— Vous avez tort, reprenait-il d’un ton rauque. Cette violence est non seulement inutile à votre cause, elle est nuisible. C’est par une résistance consciente, par une volonté réfléchie que vous devez vaincre, non par des actes qui sont la négation même de l’idée syndicaliste. Vous ne devez recourir aux voies de fait que pour répondre aux actions brutales de la police ou des Jaunes…

Il allait au hasard, laissant les phrases se nouer selon des associations automatiques, plein d’un dégoût incommensurable. Et pourtant sa parole gardait cet accent de franchise par quoi elle dominait les multitudes. Elle éveillait le repentir dans le cœur d’Alfred, elle brassait les âmes falotes de Berguin, de Duchaffaud, de Vérieulx, de Chastelin, de Lachambre, de Lalaing, de Méchard, elle touchait même Burgas qui, secouant lentement sa tête de mort, croisait les bras sur sa poitrine ; elle séduisait les femmes et agissait jusque sur les voyous.

François ne voyait que Delaborde et Christine. Elle avait pris l’éditeur par le bras, elle le soutenait, filialement. Lui, blême encore et tremblant des jambes, sortait de sa stupeur ; il enveloppait la tête brillante d’un regard adorant, il était dans un demi-rêve où s’enchevêtraient la crainte et le bonheur. Quand il comprit que les chômeurs s’apaisaient, il fit un grand souffle et s’essuya la joue avec son mouchoir ; puis, une colère brusque le saisit :

— Vous pouvez vous vanter d’être d’ignobles brutes, bégaya-t-il d’une voix bizarre, une voix de ventriloque, qui semblait monter du sol. Je vous ai reçus, plein de confiance, tout seul… malade… sans avoir pris l’ombre d’une précaution. Quels cochons ! et quels lâches ! Et vous voulez qu’on améliore votre sort ?… Votre sort est beaucoup trop beau pour vos sales âmes… vos âmes de gorilles.

Christine l’entraînait. Il se laissait faire. Il balbutiait, il titubait, il secouait son bras libre. Quand il fut au haut du grand escalier, abaissant sa face vultueuse vers la foule, il déclara :

— Je jure… je jure sur mon honneur, qu’aucun de ceux qui sont ici présents ne reprendra le travail dans ma maison ! Aucun, vous entendez bien, aucun, aucun !

Et sur le seuil de son bureau, retrouvant sa voix de clairon :

— Fichez le camp tout de suite… ou je vais vous faire expulser par la police.

— Pas avant d’avoir chambardé ta sale boîte ! hurla Méchard Haute-Épaule.

— Non, camarades, fit gravement François, vous ne commettrez pas de nouvelles violences ! C’est assez d’avoir compromis une grève qui était belle, qui était juste, qui était sûre ! Les travailleurs du livre, plus peut-être que les autres, doivent l’exemple de la raison et de la discipline consciente. Vous l’avez oublié, et c’est déjà trop. Ne l’oubliez pas une seconde fois, vous auriez contre vous l’opinion publique… vous vous le reprocheriez plus tard. Retirons-nous, camarades !

Une tristesse amère paraissait sur son visage ; sa voix était si pathétique qu’elle mettait des larmes aux yeux des femmes. Tous subissaient l’illusion d’une sympathie, d’un extraordinaire amour pour leur cause. Alfred ne put s’empêcher de dire :

— C’est vrai, on a mal agi… fallait causer et voir venir !

— C’est la faute à Burgas !

— C’est votre faute à tous ! Et j’en suis désespéré.


La foule s’écoulait. Son alcool était devenu fade et lourd ; le soleil d’été surchauffait des crânes sans courage ; l’âme qui avait soulevé les colères se fondait et s’éparpillait. Burgas Barbe-Verte filait tout seul, avec l’idée de la fosse prochaine. Le délégué se hâtait vers la guinguette, contracté par la vision du vin blanc ; Alfred, Berguin, Duchaffaud, Lachambre, Vérieulx, Lalaing, Méchard Haute-Épaule roulaient des corps veules et suants d’ennui. Partout s’échappaient des groupes aux faces vides, aux gestes mous, des hommes et des femmes pour qui la vie devenait une solitude épouvantable dès qu’elle les livrait à eux-mêmes.


François Rougemont fuyait le long des talus pelés. C’était la fuite du vaincu. Il avait pour soi-même un mépris brusque et une compassion profonde. Son âme optimiste concevait le désordre, la menace permanente, les pièges innombrables, que le pessimiste découvre au fond des circonstances. Il revoyait sans cesse, comme un étrange symbole, la femme laide et sale qui griffait Delaborde, et la fille de lumière qui surgissait pour le délivrer. Qu’il enviait le vieil homme ! Douceur de voir Christine braver les grévistes et d’être sauvé par elle !…

— C’est bien fait ! murmura-t-il. Cette grève était mauvaise. Elle ne devait pas aboutir. Tu n’as pas écouté ta conscience : elle s’y serait opposée. François, François, tu avais charge d’âmes, tu ne devais pas risquer sans motif le pain quotidien de ces pauvres gens, tu as obéi à une colère mesquine… et pire, à une rancune personnelle. Ah ! je ne suis pas fier de toi !

Sa droiture le fouettait, naïve et si douloureuse ! Car s’il avait parfois cédé à des crises d’orgueil ou de fureur, s’il avait déchaîné sans motif la passion populaire, c’était obscurément, au grand hasard des propagandes, dans le feu de la bataille et de la vocation. Ici, il le sentait trop, l’individu avait oublié la foule.

— Tu as été un pauvre homme, François Rougemont ! Et il faudrait se réjouir de ta défaite, si ces malheureux ne devaient pas en pâtir !

De nouveau, il revit Christine et tous ses gestes. Faible image et si puissante ! Un atome de forme et de couleur mêlé à l’univers des formes et des couleurs ! La connaît-il seulement ? Par toutes ses idées, elle le contredit et le heurte ; elle ne rêve que la lutte individuelle, le triage, le commandement. C’est l’ennemie. Il devrait la haïr, et en somme ne la hait-il point ? Serait-il heureux ou triste de sa mort ?… Il grince des dents, il sent bouillonner la férocité latente, une force rude se lève… Mais l’herbe brillante de la chevelure, un sourire qu’elle a eu auprès du petit Antoine, la robe du soir où il a « parlé »… et l’univers se ferme, les hommes sont dans une brume : il chavire d’amour.

— J’étais guéri ! soupire-t-il, ou j’allais l’être… Elle est venue me reprendre…

Une barrière est là, la grande barrière d’Orléans… Rougemont songe à l’autre grève, celle des forges d’Arcueil. Le meneur reparaît. Il regarde les lourds tramways de Montrouge, les trains d’Arpajon et de Bourg-la-Reine, surtout les cheminées qui fument terriblement sur la banlieue. L’activité des hommes est là, noire et puante, la fatigue, la misère ; le site réel va rejoindre tant de sites où le cœur de François a battu. La chimère du bonheur se lève, et le hasardeux devoir ; l’image de Christine n’est plus triomphante :

— Il faut que cette grève-ci réussisse ! fait ardemment le propagandiste, en franchissant la barrière. Je la surveillerai jusqu’au bout.

Le soleil commençait à jaunir au fond des banlieues, mais la chaussée demeurait chaude comme un four de boulanger, la poussière et la fumée se tassaient dans les poumons des bêtes et des hommes. Dans le train, Rougemont ne sentait pas la sueur rouler dans sa nuque ; l’action le tenait comme un rêve… Les forges d’Arcueil parurent, les trois tours de Moloch ; une seule fumait, qui badigeonnait de roux le ciel sale. Sur la route et dans un champ d’escarbilles, on voyait piétiner les grévistes. Il y en avait un essaim, près d’un hangar, puis des traînées, des pelotons, des monômes, avec des escouades de curieux, des hordes de gamins et de femmes. Maints sergents de ville défendaient l’accès des forges.

On vit un homme monter sur un tas de coke. D’un élan les tentacules de la grève se resserrèrent ; il n’y eut plus qu’une seule masse, autour de laquelle rôdaient les badauds. L’orateur, qui était Barraut dit Hareng, l’homme aux bras de phoque et aux épaules en bosse, déchargeait ses paroles avec un bruit de cailloux :

— Boilà ! Il paut la correction pysique… la pessée. Arquepincez-moi trois ou quatre meneurs jaunes au demi-cercle, déculottez-les et paites marcher la machine à coups de pied et la lanière de cuir. Je bous réponds que les autres caneront. La boilà, l’action directe !

Ces paroles réjouirent les âmes ; il y eut une bonne arrosée de rires.

— Faut y ajouter un bain dans la moutarde de fesses, ricana Lamotte, dont les cheveux de cuivre rouge s’allumaient au soleil couchant.

Valbroucq, l’Homme-Pilon, leva ses bras énormes. C’était une magnifique brute blonde, à la toison de bélier, qui soulevait un cheval :

— Je parie que je vous enlève deux renards à moi tout seul… un sous chaque bras. Et ça ne serait pas long.

Un nommé Fichet, d’allégresse, grimpa sur les épaules de Valbroucq.

— Blaguons pas ! tonna une voix.

Auguste Semail gravissait le tas de coke. Il s’y calait difficilement, sur ses pieds plats, féroce et presque tragique :

— Camarades, dit-il, Barraut a raison, faisons une rafle parmi les meneurs jaunes. Ensuite, on verra à faire un exemple. Les Jaunes n’en mènent déjà pas large… Et assez de discours ! Voulez-vous qu’on aille les cueillir à la sortie ?

Se tournant vers un grand homme glabre, qui venait de la C.  G.  T., il demanda :

— C’est pas votre avis, camarade Bourrat ?

— Vous êtes maître de vos moyens ! répondit le camarade.

— C’est pas mon avis, à moi ! glapit un travailleur au pelage blanc et à la physionomie de blaireau. Les coups, ça fait de la rancune. Est-ce que nous sommes venus à vous, Barjac et moi, puis eux autres, parce qu’on nous a tapé dessus ? J’aurais claqué plutôt. Non, c’est les idées… On a fini par voir que vous aviez le bon bout. Alors, on est venu. C’est de bon cœur. Tant qu’à taper sur les autres, non… et puis non ! Faut leur parler, que je dis !

— Faut leur flanquer la frousse !

— Oui, oui, la frousse !

L’assemblée ne se prononçait pas. On était à l’une de ces heures où la grève est bon enfant. Les marmites bouillaient à la maison, la rôderie était agréable, une atmosphère de veulerie et d’espérance enveloppait les travailleurs. S’il ne leur déplaisait pas d’entendre quelques vitupérations, ils n’avaient aucune envie d’en venir aux mains avec les sergents de ville ni avec les Jaunes.

— Ceux-là ne feront pas de bêtises ! songea François Rougemont.

Et il se hissa sur le tas de coke.

Un murmure aimable le salua ; tous reconnaissaient en lui le vrai père de la grève :

— Le camarade Hanotteau a raison, fit-il avec rondeur. Ce n’est pas le moment des bourres ! Il s’agit d’éteindre cette cheminée là-haut, et non pas de risquer le passage à tabac et la boîte à puces. C’est l’histoire de débaucher encore sept ou huit hommes. Je suis sûr qu’il y a plus d’un indécis parmi ceux qui travaillent.

— Vous pouvez le dire ! affirma Hanotteau.

— Alors, allons les attendre… je leur parlerai, Hanotteau leur parlera, et Barjac, et pourquoi pas Barraut et Semail ? Jacques Lamotte les fera rigoler. On leur payera un bon verre ; moi, j’y vais de ma pièce de vingt francs. On leur montrera où est la vérité et le mieux-être : si on réussit, les exploiteurs trinqueront double ! Ils seraient trop heureux de voir les ouvriers se taper entre eux. Est-ce dit ? Voyons, Semail, voyons, Barraut. Vos preuves ne sont plus à faire. Un bon mouvement, mettez pour quelques jours votre idée dans votre poche avec un mouchoir dessus. Si nous échouons, vous la ressortirez !

La foule eut un bon rire ; tous les visages acquiescèrent. Barraut voulait bien et Semail, les sourcils bas, ricanait sans amertume.

— Allons-y ! s’écria le propagandiste. Mais gardons-nous de prendre contact avec les flics !

— Sept par sept ! cria Semail qui aimait la discipline.

On voyait des têtes de cabires hilares, des cyclopes graves, des banlieusards blêmes sous la limaille ; quelques-uns rejetaient en arrière un chapeau aux ailes longues, d’autres renfonçaient la casquette ou la soulevaient sur une oreille, la plupart avaient des chapeaux de paille fumés. Il s’échappait d’eux une odeur de vin, d’apéritifs, de sueur, de métal, avec des bouffées d’oignon et de fleur indéfinissable des agglomérations humaines. À travers les cendres, les tessons, les gravats, et sur la route blafarde, ils formèrent une manière de procession. Rougemont s’était mis à leur tête avec celui de la C. G. T., Semail, Barraut Hareng, Jacques Lamotte, Barjac, Hanotteau le Lapin-Blanc, l’Homme-Pilon et Fichet.

— Attention aux flics !

Quatre sergents de ville déambulaient sur la route. L’un d’eux avançait une tête de chien de ferme :

— Allez, leur dit gaiement François, nous n’avons pas l’intention de mettre le feu aux forges. Nous sommes du monde paisible… on ne plumera pas une poule.

L’agent promena sur la foule ses gros yeux jaunes et ne vit que des faces joyeuses :

— C’est bon ! Seulement, n’approchez pas des établissements, et méfiez-vous du chambard !

La grève se glissa entre deux maisons d’aventure, aux toits inachevés et aux vitres rafistolées de papier, longea de petits platanes qui devaient ombrager les générations montantes, et parut devant la façade principale des forges. Là, elle contempla les sergents de ville. C’étaient des agents de banlieue, de structure légère ou basse, car la police de Paris absorbe les hommes de haute taille et déverse les athlètes aux brigades centrales. Les travailleurs du fer et du feu, aux bras renflés, aux rudes pectoraux, dédaignèrent ces flics chétifs : l’Homme-Pilon faisait manœuvrer ses biceps ; un puddleur crépu ricanait en se tapant les épaules. Mais cette force était bénévole.

— Attention ! s’exclama Hareng.

Une sirène éleva sa voix stridente ; les sergents de ville tournèrent tous ensemble la tête. Bientôt des silhouettes fumeuses surgirent aux portes des forges.

— Voilà ce qu’on va faire, dit Hanotteau d’un air malin. Le gros de la bande demeure ici pour occuper les sergents de ville ; pendant ce temps, on ira une vingtaine prêcher ces autres… Quand la conversation marchera bon train, tout le monde pourra rappliquer.

Rougemont, Hanotteau, Barjac, Jacques Lamotte, Labranche, le délégué de la C. G. T. et quelques compagnons connus pour leur langue agile et leur bonne humeur filèrent par la tangente, en ordre dispersé. Les agents, hypnotisés par la masse, ignorèrent cette manœuvre. Ils s’alignèrent pour maintenir la route libre aux Jaunes, qui s’avançaient, soupçonneux. Un grand sec, en salopette, tenait la tête. Les autres suivaient, le long des grilles, avec des airs sournois ou combatifs. Quelques-uns bombaient le torse. Il y en avait une trentaine. Leurs gros souliers raclaient la poussière, parfois un visage houilleux se tournait vers les grévistes. À mesure, l’escorte de police devenait moins nombreuse. Quand les Jaunes eurent longé un terrain vague, ils se trouvèrent sur la route, avec quatre sergents de ville. Alors, au détour d’un chantier, surgit la délégation gréviste. Hanotteau la précédait avec des gestes débonnaires. Jacques Lamotte clignait de l’œil en manière de bon accueil. Barjac lança un « bonjour camarades » ! Labranche, l’Homme-aux-Tannes, dit le Merlan truffé, agitait un mouchoir presque blanc ; et Rougemont articulait d’une voix claire :

— Nous venons pour causer, mes amis… nos intentions sont conciliantes.

Mais les Jaunes s’étaient arrêtés, pleins de méfiance ; les quatre sergents de ville s’avançaient coude à coude. Jambloux, ouvrier rétrograde, qui allait à la messe, homme aux muscles secs, au visage de Finnois, bramait d’une voix caverneuse :

— C’est un piège ! Les autres vont nous tomber sur le casaquin.

— Camarades ! croyez-moi, nous sommes ici sans arrière-pensée… cordialement, préoccupés seulement de votre intérêt et du nôtre ! répliqua Rougemont.

— Vu qu’on vous trompe ! appuya Barjac.

— V’là les autres qui rappliquent, affirma Jambloux, la main tendue.

Les Jaunes ne s’attardèrent pas à vérifier son affirmation. Blottis derrière les agents, ils prirent une attitude hargneuse :

— Place ! fit un homme court, au torse de sanglier. On n’a rien à se dire.

— Vous êtes ici pour nous protéger, dit Jambloux aux agents, et n’ayez crainte, on a des poings !

— Place ! réitéra l’un des sergents de ville.

— Ce sont des idiots ! s’exaspéra le Merlan-Truffé. C’est venu esclave au monde et ça crèvera esclave.

Il avait cessé d’agiter son mouchoir parlementaire, il y fourra son nez, d’un air de mépris.

Les sergents de ville arrivaient de pied ferme et les cœurs s’emplirent de haine.

— Couennes !… Lavements de cochons !… Mangeurs de mouscaille ! hurlait Jacques Lamotte, d’autant plus furieux qu’il était venu avec l’intention de les faire rigoler.

Dans sa rage, il avait ramassé une pierre. Un des sergents de ville, petit homme au poil de taupe, les mains rouges comme des écrevisses, se jeta sur Lamotte et le saisit à la gorge.

— De quoi ! J’ai rien fait… T’as pas le droit de m’arrêter.

— On va voir si j’ai le droit !

L’homme du fer, plus solide, allait se dégager, lorsqu’un deuxième agent intervint, tandis qu’un autre faisait entendre le signal d’appel. Ça se gâtait. Le Merlan Truffé voulait délivrer Lamotte ; Jambloux et un peloton de Jaunes offraient leur aide à la police ; l’hostilité montait toute chaude ; et François Rougemont, surpris par l’incohérence des événements, se sentait lui-même pris d’une obscure colère. Il la contenait :

— Ce n’est pas raisonnable ! Personne ne veut de bagarre. Il n’y a qu’à lâcher notre camarade, et nous nous retirerons en bon ordre.

Mais les policiers s’acharnant sur Lamotte, l’Homme-aux-Tannes déclara d’une voix ferme :

— Qu’on me f… au bloc, mais je ne laisserai pas arrêter salement mon camarade !

Les renforts arrivaient. Sur la route, une vingtaine de sergents accouraient au pas gymnastique ; pêle-mêle, par champs et par chemins, on voyait trotter les grévistes.

— Un… deux… trois… cinq… comptait l’Homme-aux-Tannes.

À chaque chiffre, des compagnons s’avançaient d’un air farouche.

— Six… sept… huit… neuf… dix ! Vous ne relâchez pas ? Non ? C’est pesé !

Et il s’élança à corps perdu :

— À moi, si vous n’êtes pas des lâches !

Jambloux et huit hommes se dressaient devant les syndicalistes. On entendit claquer une gifle, les triques se hérissèrent. La bagarre ronflait, lorsque survint la masse des sergents de ville. Ils chargèrent d’un seul élan. Les Jaunes s’écartaient ; les rouges s’éparpillèrent ; six poignes secouaient frénétiquement Jacques Lamotte.

Labranche ne cédait pas. Il hélait les grévistes d’une voix rauque, il dansait d’une façon bizarre et macabre :

— Y ne l’auront pas ! J’y laisserai ma peau… Allons, les frères, y a encore du poil aux dents, on va pas se laisser embêter par ces foutriquets de flics. Ah ! te v’là vieux Catiche… Amène-toi, tu en renverserais dix à toi tout seul !

L’Homme Pilon survenait avec l’avant-garde des grévistes, essoufflés et furieux. Une atmosphère de désordre, de crainte et de révolte gauchissait les mouvements. L’âme de la foule, encore éparpillée, se concentrait aux cris de Labranche et de Jacques Lamotte.

— Catiche ! Catiche ! aboyait presque le Merlan Truffé, si c’est pas aujourd’hui que tu te montres, tu ne te montreras jamais !

L’Homme Pilon devint un peu pâle, puis, enflant son souffle, cambrant ses reins, il tâta, par un geste familier, ses pectoraux :

— J’y vas ! fit-il.

Il y allait. D’un bras, avec une vigueur lente et presque douce, il écartait deux sergents de ville. De l’autre bras, il étreignait Jacques Lamotte. Et soudain, l’unité exista : les grévistes firent bloc, délivrèrent leurs compagnons et se retirèrent en ordre compact. À travers champs, avec les clameurs de gloire, ils atteignirent le Rendez-vous des Carriers, un cabaret du temps de Louis-Philippe. Un grand terrain à bâtir y attenait où, après avoir commandé des litres innombrables, les travailleurs s’entassèrent.

— Les sergents de ville rappliquent !

Ce cri coupa le dégorgement des bouteilles.

— C’est rien ! affirma Auguste Semail. Le terrain appartient au cabaretier. Nous sommes chez nous ! Si les flics entrent, on a le droit de les assommer.

— On est trois cents, ils ne sont pas trente ! renchérit Labranche.

— Camarades, intervint Rougemont, ne tombons pas dans un piège. Une bagarre sérieuse ferait le jeu des patrons !

L’événement, plus encore qu’au boulevard Bessières, l’avait nargué. Chagrin, il regardait venir le groupe sombre des sergents de ville. On entendait le martèlement de leurs grosses semelles, et petits, souvent chétifs, ils n’avaient que le prestige de la loi. Ce prestige était tenace. Maint prolétaire aux gros biceps les considérait avec tremblement ; les exaltés mêmes ne les auraient pas attendus en rase campagne : mais contre la convention de l’autorité, on dressait la convention du territoire inviolable.

Les agents furent proches. Encore deux pas, ils touchaient à la clôture pourrie. Alors Barraut, passant sa barbe d’escarbilles dans l’entrebâillement des planches, déclama :

— Prenez garde à ce que vous allez faire ! Nous sommes ici chez nous, sur un terrain privé : si vous y pénétriez, vous violeriez un domicile ! Vous voilà prévenus.

Une voix rogue riposta :

— Il faut rendre l’homme arrêté !

— Viens le prendre, eh ! mufle ! cria Labranche au milieu de la foule.

Quelques sergents de ville secouaient la clôture ; un litre décrivit une parabole au-dessus des têtes et s’abattit sur la route ; au bruit du verre cassé, les âmes s’échauffèrent ; dix autres litres partirent ; un agent, la figure ensanglantée, sortit son revolver avec un cri de rage et tira. Il y eut une longue plainte lugubre : le contremaître Clémont éleva ses deux bras, fit trois pas en arrière et s’affala. Puis, ayant poussé une deuxième plainte, il demeura immobile.

— Ah ! les cochons ! Ils l’ont tué ! cria Barjac.

— Assassins ! À mort ! À mort, les flics !… À mort, les crapules !

Les litres, par douzaines, se fracassaient sur la route. Au cri de Clémont, l’officier de paix, redoutant « une affaire », rappelait ses hommes et battait en retraite, tandis que l’agitation croissait parmi les grévistes : sans la faible clôture, une terrible bagarre éclatait. Mais il y avait la clôture. Elle retarda l’élan, elle filtra les hommes ; les premiers groupes, disséminés, privés du contact qui crée le courage des foules, se bornaient à lancer des pierres et des injures. Cependant, les sergents de ville avaient pris position à deux cents mètres du terrain. Dans le crépuscule, ils formaient une masse noire, plus compacte et plus redoutable à mesure que décroissait la lumière.

— Chargeons ! clamait Auguste Semail.

Une détresse tombait. La mort, après avoir exalté les âmes, pesait sur elles ; une curiosité funèbre rappelait les grévistes auprès du visage livide et du corps aplati de Clémont. Et la révolte prit un caractère mélancolique ; les hommes souhaitèrent remettre au lendemain les violences, avec l’espoir confus que les syndicats et la C. G. T. enverraient des renforts. L’arrivée d’un médecin contribua à l’accalmie. Tous voulaient le voir, penché sur Clémont, auscultant la poitrine, et quand il se releva, il y eut un long murmure triste. Alors, quatre athlètes soulevèrent le cadavre ; une phrase se répandit, qui reçut l’assentiment des âmes :

— Nous allons le reconduire tous ensemble !

Les quatre porteurs passèrent par le cabaret, où on façonna une sorte de civière, puis un cortège se forma dans la lumière pourpre. La foule, lugubre et lente, marcha dans la direction des forges, tandis que les sergents de ville, massés sur la route transversale, demeuraient impassibles. Ce fut d’abord le recueillement. On n’entendait que le clapotis des semelles, le frisson des étoffes, quelques voix éparses et craintives ; une langueur immense tombait des nuées ; l’ombre pleuvait si lentement que le crépuscule semblait ne jamais devoir finir ; les porteurs acheminaient le cadavre vers l’occident, où un brasier rouge s’ouvrait, allumé pour de fabuleuses obsèques.

Rougemont se souvenait d’un crépuscule d’avril, dans cette même banlieue, et surtout du soir où il avait lancé la foule à la conquête des cadavres. Alors sa vie était libre comme le vent sur la mer. L’espace et le temps s’étendaient sans limite ; il ne sentait que sa jeunesse, sa force et l’espoir des grands jours populaires ; l’amour était une heure éperdue, un voyage d’exaltation dont on revenait avec plus de courage… Ah !… et maintenant !… Connaîtrait-il encore cette ardeur d’aventure par quoi il mêlait une âme des premiers âges du monde à ses aspirations de vieux civilisé ?

Résigné, il marchait avec la foule vers ce brasier rouge où l’on pouvait rêver les funérailles d’Hercule ou d’Ajax Télamon. La mort avait fait surgir la fatalité inexorable. François ne retiendrait plus les grévistes ; il laisserait agir leur instinct, anxieux seulement de rythmer les épisodes. Le sang avait coulé ; qu’importe s’il coulait encore ! La haine suivrait, et la haine est bonne : elle fait les légendes tenaces, elle donne aux hommes l’amer réconfort et crée les disciplines sombres, qui sont les mieux obéies.

On arrivait devant les forges. Les porteurs s’arrêtèrent ; il y eut un vaste silence, puis une clameur forcenée. Et le chant de guerre parut s’élever jusqu’aux nues :


Hideux dans leur apothéose,
Les Rois de la mine et du rail
Ont-ils jamais fait autre chose
Que dévaliser le Travail ?


Une multitude était mystérieusement accourue ; elle déversait sur les chemins, sur les champs, sur les terres de cendre et d’escarbilles, des silhouettes baroques, des profils souffreteux, appelés par cette voix qui répand les nouvelles tragiques. Tous voulaient voir la face blanche du mort. Ceux des carrières, ceux des usines et des fabriques, ceux qui endurent la faim au fond des masures, ceux qui couchent dans les meules, ceux qui rôdent sinistrement sur les routes crépusculaires, ceux qui mènent les chariots à travers les villages, s’émouvaient à l’hymne de révolte. Leurs cœurs de parias souhaitaient des choses terribles.

Les torches jetèrent une lueur rousse, la lueur qui éclairait jadis les Jacques faméliques, une immense imprécation enveloppa les forges. Le vent des révolutions passa sur la foule.