La Valeur de la Science/Chapitre IX. L’avenir de la physique mathématique

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Flammarion (p. 200-211).

CHAPITRE IX


L’Avenir de la Physique mathématique.

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Les principes et l’expérience. — Au milieu de tant de ruines, que reste-t-il debout ? Le principe de moindre action est intact jusqu’ici, et Larmor paraît croire qu’il survivra longtemps aux autres ; il est en effet plus vague et plus général encore.

En présence de cette débâcle générale des principes, quelle attitude va prendre la Physique Mathématique ? Et d’abord, avant de trop s’émouvoir il convient de se demander si tout cela est bien vrai. Toutes ces dérogations aux principes, on ne les rencontre que dans les infiniment petits ; il faut le microscope pour voir le mouvement brownien ; les électrons sont bien légers ; le radium est bien rare et on en a jamais que quelques milligrammes à la fois ; et alors on peut se demander si, à côté de l’infiniment petit qu’on a vu, il n’y avait pas un autre infiniment petit qu’on ne voyait pas et qui faisait contrepoids au premier.

Il y a donc là une question préjudicielle, et à ce qu’il semble l’expérience seule peut la résoudre. Nous n’aurons donc qu’à passer la main aux expérimentateurs, et en attendant qu’ils aient tranché définitivement le débat, à ne pas nous préoccuper de ces inquiétants problèmes, et à continuer tranquillement notre œuvre comme si les principes étaient encore incontestés. Certes, nous avons beaucoup à faire sans sortir du domaine où on peut les appliquer en toute sûreté ; nous avons de quoi employer notre activité pendant cette période de doutes.


Le rôle de l’analyste. — Et pourtant ces doutes, est-il bien vrai que nous ne puissions rien faire pour en débarrasser la science ? Il faut bien le dire ce n’est pas seulement la physique expérimentale qui les a fait naître, la physique mathématique y a bien contribué pour sa part. Ce sont les expérimentateurs qui ont vu le radium dégager de l’énergie, mais ce sont les théoriciens qui ont mis en évidence toutes les difficultés soulevées par la propagation de la lumière à travers un milieu en mouvement ; sans eux il est probable qu’on ne s’en serait pas avisé. Eh bien, alors, s’ils ont fait de leur mieux pour nous mettre dans l’embarras, il convient aussi qu’ils nous aident à en sortir.

Il faut qu’ils soumettent à la critique toutes ces vues nouvelles que je viens d’esquisser devant vous et qu’ils n’abandonnent les principes qu’après avoir fait un effort loyal pour les sauver. Que peuvent-ils faire dans ce sens ? C’est ce que je vais chercher à expliquer.

Il s’agit avant tout d’obtenir une théorie plus satisfaisante de l’électrodynamique des corps en mouvement ? C’est là surtout, je l’ai suffisamment montré plus haut, que les difficultés s’accumulent ; on a beau entasser les hypothèses, on ne peut satisfaire à tous les principes à la fois ; on n’a pu réussir jusqu’ici à sauvegarder les uns qu’à la condition de sacrifier les autres ; mais tout espoir d’obtenir de meilleurs résultats n’est pas encore perdu. Prenons donc la théorie de Lorentz, retournons-la dans tous les sens ; modifions-la peu à peu, et tout s’arrangera peut-être.

Ainsi au lieu de supposer que les corps en mouvement subissent une contraction dans le sens du mouvement et que cette contraction est la même quelle que soit la nature de ces corps et les forces auxquelles ils sont d’ailleurs soumis, ne pourrait-on pas faire une hypothèse plus simple et plus naturelle ? On pourrait imaginer, par exemple, que c’est l’éther qui se modifie quand il se trouve en mouvement relatif par rapport au milieu matériel qui le pénètre, que, quand il est ainsi modifié, il ne transmet plus les perturbations avec la même vitesse dans tous les sens. Il transmettrait plus rapidement celles qui se propageraient parallèlement au mouvement du milieu, soit dans le même sens, soit dans le sens contraire, et moins rapidement celles qui se propageraient perpendiculairement. Les surfaces d’ondes ne seraient plus des sphères, mais des ellipsoïdes et on pourrait se passer de cette extraordinaire contraction de tous les corps.

Je ne cite cela qu’à titre d’exemple, car les modifications que l’on pourrait essayer seraient évidemment susceptibles de varier à l’infini.


L’aberration et l’astronomie. — Il est possible aussi que l’astronomie nous fournisse un jour des données sur ce point ; c’est elle, en somme, qui a soulevé la question en nous faisant connaître le phénomène de l’aberration de la lumière. Si on fait brutalement la théorie de l’aberration on arrive à un résultat bien curieux. Les positions apparentes des étoiles diffèrent de leurs positions réelles, à cause du mouvement de la Terre, et comme ce mouvement est variable, ces positions apparentes varient. La position réelle nous ne pouvons la connaître, mais nous pouvons observer les variations de la position apparente. Les observations de l’aberration nous montrent donc non le mouvement de la Terre, mais les variations de ce mouvement, elles ne peuvent par conséquent nous renseigner sur le mouvement absolu de la Terre.

C’est du moins ce qui est vrai en première approximation, mais il n’en serait plus de même si on pouvait apprécier les millièmes de seconde. On verrait alors que l’amplitude de l’oscillation dépend non seulement de la variation du mouvement, variation qui est bien connue, puisque c’est le mouvement de notre globe sur son orbite elliptique, mais de la valeur moyenne de ce mouvement de sorte que la constante de l’aberration ne serait pas tout à fait la même pour toutes les Étoiles, et que les différences nous feraient connaître le mouvement absolu de la Terre dans l’espace.

Ce serait là, sous une autre forme, la ruine du principe de relativité. Nous sommes loin, il est vrai, d’apprécier le millième de seconde, mais après tout, disent quelques personnes, la vitesse absolue totale de la Terre est peut-être beaucoup plus grande que sa vitesse relative par rapport au Soleil ; si elle était par exemple de 300 kilomètres par seconde au lieu de 30, cela suffirait pour que le phénomène devînt observable.

Je crois qu’en raisonnant ainsi on admet une théorie trop simpliste de l’aberration ; Michelson nous a montré, je vous l’ai dit, que les procédés physiques sont impuissants à mettre en évidence le mouvement absolu ; je suis persuadé qu’il en sera de même des procédés astronomiques quelque loin que l’on pousse la précision.

Quoiqu’il en soit, les données que l’Astronomie nous fournira dans ce sens seront un jour précieuses pour le physicien. En attendant, je crois que les théoriciens, se rappelant l’expérience de Michelson, peuvent escompter un résultat négatif, et qu’ils feraient œuvre utile en construisant une théorie de l’aberration qui en rendrait compte d’avance.


Les électrons et les spectres. — Cette dynamique des électrons peut être abordée par bien des côtés, mais parmi les chemins qui y conduisent, il y en a un qui a été quelque peu négligé, et c’est pourtant un de ceux qui nous promettent le plus de surprises. Ce sont les mouvements des électrons qui produisent les raies des spectres d’émission ; ce qui le prouve, c’est le phénomène de Zeeman ; dans un corps incandescent, ce qui vibre est sensible à l’aimant, donc électrisé. C’est là un premier point très important, mais on n’est pas entré plus avant ; pourquoi les raies du spectre sont-elles distribuées d’après une loi régulière ? Ces lois ont été étudiées par les expérimentateurs dans leurs moindres détails ; elles sont très précises et relativement simples. La première étude de ces distributions fait songer aux harmoniques que l’on rencontre en acoustique ; mais la différence est grande ; non seulement les nombres de vibrations ne sont pas les multiples successifs d’un même nombre ; mais nous ne retrouvons même rien d’analogue aux racines de ces équations transcendantes auxquelles nous conduisent tant de problèmes de Physique Mathématique : celui des vibrations d’un corps élastique de forme quelconque, celui des oscillations hertziennes dans un excitateur de forme quelconque, le problème de Fourier pour le refroidissement d’un corps solide.

Les lois sont plus simples, mais elles sont de toute autre nature et pour ne citer qu’une de ces différences, pour les harmoniques d’ordre élevé le nombre des vibrations tend vers une limite finie ; au lieu de croître indéfiniment.

De cela on n’a pas encore rendu compte, et je crois que c’est là un des plus importants secrets de la nature. Un physicien japonais M. Nagaoka a récemment proposé une explication ; les atomes seraient, d’après lui, formés d’un gros électron positif entouré d’un anneau formé d’un très grand nombre d’électrons négatifs très petits. Telle la planète Saturne avec son anneau. C’est là une tentative fort intéressante, mais pas encore tout à fait satisfaisante ; cette tentative il faudrait la renouveler. Nous pénétrerons pour ainsi dire dans l’intimité de la matière. Et au point de vue particulier qui nous occupe aujourd’hui, quand nous saurons pourquoi les vibrations des corps incandescents diffèrent ainsi des vibrations élastiques ordinaires, pourquoi les électrons ne se comportent pas comme la matière qui nous est familière, nous comprendrons mieux la dynamique des électrons et il nous sera peut-être plus facile de la concilier avec les principes.


Les conventions devant l’expérience. — Supposons maintenant que tous ces efforts échouent, et, tout compte fait, je ne le crois pas ; que faudra-t-il faire ? Faudra-t-il chercher à raccommoder les principes ébréchés, en donnant ce que nous autres Français nous appelons un coup de pouce ? Cela est évidemment toujours possible et je ne retire rien de ce que j’ai dit plus haut. N’avez-vous pas écrit, pourriez-vous me dire si vous vouliez me chercher querelle, n’avez-vous pas écrit que les principes, quoique d’origine expérimentale, sont maintenant hors des atteintes de l’expérience parce qu’ils sont devenus des conventions ? Et maintenant vous venez nous dire que les conquêtes les plus récentes de l’expérience mettent ces principes en danger.

Eh bien, j’avais raison autrefois et je n’ai pas tort aujourd’hui. J’avais raison autrefois et ce qui se passe maintenant en est une preuve nouvelle. Prenons par exemple l’expérience calorimétrique de Curie sur le radium. Est-il possible de la concilier avec le principe de la conservation de l’énergie ? On l’a tenté de bien des manières ; mais il y en a une entre autres que je voudrais vous faire remarquer ; ce n’est pas l’explication qui tend aujourd’hui à prévaloir, mais c’est une de celles qui ont été proposées. On a supposé que le radium n’était qu’un intermédiaire, qu’il ne faisait qu’emmagasiner des radiations de nature inconnue qui sillonnaient l’espace dans tous les sens, en traversant tous les corps, sauf le radium, sans être altérées par ce passage et sans exercer sur eux aucune action. Le radium seul leur prendrait un peu de leur énergie et il nous la rendrait ensuite sous diverses formes.

Quelle explication avantageuse et combien elle est commode ! D’abord elle est invérifiable et par là même irréfutable. Ensuite elle peut servir pour rendre compte de n’importe quelle dérogation au principe de Mayer ; elle répond d’avance non seulement à l’objection de Curie, mais à toutes les objections que les expérimentateurs futurs pourraient accumuler. Cette énergie nouvelle et inconnue pourra servir à tout.

C’est bien ce que j’avais dit, et avec cela on nous montre bien que notre principe est hors des atteintes de l’expérience.

Et après, qu’avons-nous gagné à ce coup de pouce ? Le principe est intact, mais à quoi désormais peut-il servir ? Il nous permettait de prévoir que dans telle ou telle circonstance nous pouvions compter sur telle quantité totale d’énergie ; il nous limitait ; mais maintenant qu’on met à notre disposition cette provision indéfinie d’énergie nouvelle, nous ne sommes plus limités par rien ; et, comme je l’ai écrit dans Science et Hypothèse, si un principe cesse d’être fécond, l’expérience, sans le contredire directement, l’aura cependant condamné.


La physique mathématique future. — Ce n’est donc pas cela qu’il faudrait faire ; nous devrions rebâtir à neuf. Si l’on était acculé à cette nécessité, nous pourrions d’ailleurs nous en consoler. Il ne faudrait pas en conclure que la science ne peut faire qu’un travail de Pénélope, qu’elle ne peut élever que des constructions éphémères qu’elle est bientôt forcée de démolir de fond en comble de ses propres mains.

Comme je vous l’ai dit, nous avons déjà passé par une crise semblable. Je vous ai montré que, dans la seconde physique mathématique, celle des principes, on retrouve les traces de la première, celle des forces centrales ; il en sera encore de même si nous devons en connaître une troisième. Tel l’animal qui mue, qui brise sa carapace trop étroite et s’en fait une plus jeune ; sous son enveloppe nouvelle, on reconnaîtra aisément les traits essentiels de l’organisme qui ont subsisté.

Dans quel sens allons-nous nous étendre, nous ne pouvons le prévoir ; peut-être est-ce la théorie cinétique des gaz qui va prendre du développement et servir de modèle aux autres. Alors les faits qui d’abord nous apparaissaient comme simples ne seraient plus que les résultantes d’un très grand nombre de faits élémentaires que les lois seules du hasard feraient concourir à un même but. La loi physique alors prendrait un aspect entièrement nouveau ; ce ne serait plus seulement une équation différentielle, elle prendrait le caractère d’une loi statistique.

Peut-être aussi devrons-nous construire toute une mécanique nouvelle que nous ne faisons qu’entrevoir, où, l’inertie croissant avec la vitesse, la vitesse de la lumière deviendrait une limite infranchissable. La mécanique vulgaire, plus simple, resterait une première approximation puisqu’elle serait vraie pour les vitesses qui ne seraient pas très grandes, de sorte qu’on retrouverait encore l’ancienne dynamique sous la nouvelle. Nous n’aurions pas à regretter d’avoir cru aux principes, et même, comme les vitesses trop grandes pour les anciennes formules ne seraient jamais qu’exceptionnelles, le plus sûr dans la pratique serait encore de faire comme si on continuait à y croire. Ils sont si utiles qu’il faudrait leur conserver une place. Vouloir les exclure tout à fait, ce serait se priver d’une arme précieuse. Je me hâte de dire, pour terminer, que nous n’en sommes pas là et que rien ne prouve encore qu’ils ne sortiront pas de la lutte victorieux et intacts[1].

  1. Ces considérations sur la Physique Mathématique sont empruntées à la Conférence faite à Saint-Louis.