La Valeur de la Science/Chapitre VIII. La crise actuelle de la physique mathématique

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Flammarion (p. 180-199).

CHAPITRE VIII


La Crise actuelle de la Physique mathématique.

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La crise nouvelle. — Allons-nous entrer maintenant dans une troisième phase ? Sommes-nous à la veille d’une seconde crise ? Ces principes sur lesquels nous avons tout bâti vont-ils s’écrouler à leur tour ? Depuis quelque temps, on peut se le demander.

En m’entendant parler ainsi, vous pensez sans doute au radium, ce grand révolutionnaire des temps présents, et en effet je vais y revenir tout à l’heure ; mais il y a autre chose ; ce n’est pas seulement la conservation de l’énergie qui est en cause ; tous les autres principes sont également en danger, comme nous allons le voir en les passant successivement en revue.


Le principe de Carnot. — Commençons par le principe de Carnot. C’est le seul qui ne se présente pas comme une conséquence immédiate de l’hypothèse des forces centrales ; bien mieux, il semble sinon contredire directement cette hypothèse, du moins ne pas se concilier avec elle sans un certain effort. Si les phénomènes physiques étaient dus exclusivement aux mouvements d’atomes dont les attractions mutuelles ne dépendraient que de la distance, il semble que tous ces phénomènes devraient être réversibles ; si toutes les vitesses initiales étaient renversées, ces atomes toujours soumis aux mêmes forces devraient parcourir leurs trajectoires en sens contraire, de même que la terre décrirait dans le sens rétrograde cette même orbite elliptique qu’elle décrit dans le sens direct, si les conditions initiales de son mouvement avaient été renversées. À ce compte, si un phénomène physique est possible, le phénomène inverse doit l’être également et on doit pouvoir remonter le cours du temps. Or, il n’en est pas ainsi dans la Nature, et c’est précisément ce que le principe de Carnot nous enseigne, la chaleur peut passer du corps chaud sur le corps froid, et il est impossible ensuite de lui faire reprendre le chemin inverse et de rétablir des différences de température qui se sont effacées. Le mouvement peut être intégralement dissipé et transformé en chaleur par le frottement ; la transformation contraire ne pourra jamais se faire que d’une manière partielle.

On s’est efforcé de concilier cette apparente contradiction. Si le monde tend vers l’uniformité, ce n’est pas parce que ses parties ultimes, d’abord dissemblables, tendent à devenir de moins en moins différentes, c’est parce que, se déplaçant au hasard, elles finissent par se mélanger. Pour un œil qui distinguerait tous les éléments, la variété resterait toujours aussi grande ; chaque grain de cette poussière conserve son originalité et ne se modèle pas sur ses voisins ; mais comme le mélange devient de plus en plus intime, nos sens grossiers n’aperçoivent plus que l’uniformité. Voilà pourquoi, par exemple, les températures tendent à se niveler sans qu’il soit possible de revenir en arrière.

Qu’une goutte de vin tombe dans un verre d’eau ; quelle que soit la loi du mouvement interne du liquide, nous le verrons bientôt se colorer d’une teinte rosée uniforme et à partir de ce moment on aura beau agiter le vase, le vin et l’eau ne paraîtront plus pouvoir se séparer. Ainsi voici quel serait le type du phénomène physique irréversible : cacher un grain d’orge dans un tas de blé, c’est facile ; l’y retrouver ensuite et l’en faire sortir, c’est pratiquement impossible. Tout cela, Maxwell et Boltzmann l’ont expliqué, mais celui qui l’a vu le plus nettement, dans un livre trop peu lu parce qu’il est un peu difficile à lire, c’est Gibbs, dans ses principes de Mécanique Statistique.

Pour ceux qui se placent à ce point de vue, le principe de Carnot n’est qu’un principe imparfait, une sorte de concession à l’infirmité de nos sens ; c’est parce que nos yeux sont trop grossiers que nous ne distinguons pas les éléments du mélange ; c’est parce que nos mains sont trop grossières que nous ne savons pas les forcer à se séparer ; le démon imaginaire de Maxwell, qui peut trier les molécules une à une, saurait bien contraindre le monde à revenir en arrière. Y peut-il revenir de lui-même, cela n’est pas impossible, cela n’est qu’infiniment peu probable ; il y a des chances pour que nous attendions longtemps le concours des circonstances qui permettraient une rétrogradation ; mais, tôt ou tard, elles se réaliseront, après des années dont il faudrait des millions de chiffres pour écrire le nombre. Ces réserves, cependant, restaient tous théoriques, elles n’étaient pas bien inquiétantes, et le principe de Carnot conservait toute sa valeur pratique. Mais voici que la scène change. Le biologiste, armé de son microscope, a remarqué il y a longtemps dans ses préparations des mouvements désordonnés des petites particules en suspension ; c’est le mouvement brownien. Il a cru d’abord que c’était un phénomène vital, mais il a vu bientôt que les corps inanimés ne dansaient pas avec moins d’ardeur que les autres ; il a alors passé la main aux physiciens. Malheureusement, les physiciens se sont longtemps désintéressés de cette question ; on concentre de la lumière pour éclairer la préparation microscopique, pensaient-ils ; la lumière ne va pas sans chaleur, de là des inégalités de température, et dans le liquide des courants intérieurs qui produisent les mouvements dont on nous parle.

M. Gouy eut l’idée d’y regarder de plus près et il vit, ou crut voir, que cette explication est insoutenable, que les mouvements deviennent d’autant plus vifs que les particules sont plus petites, mais qu’ils ne sont pas influencés par le mode d’éclairage. Si alors ces mouvements ne cessent pas, ou plutôt renaissent sans cesse, sans rien emprunter à une source extérieure d’énergie ; que devons-nous croire ? Nous ne devons pas, sans doute, renoncer pour cela à la conservation de l’énergie, mais nous voyons sous nos yeux tantôt le mouvement se transformer en chaleur par le frottement, tantôt la chaleur se changer inversement en mouvement, et cela sans que rien ne se perde, puisque le mouvement dure toujours. C’est le contraire du principe de Carnot. S’il en est ainsi, pour voir le monde revenir en arrière, nous n’avons plus besoin de l’œil infiniment subtil du démon de Maxwell, notre microscope nous suffit. Les corps trop gros, ceux qui ont, par exemple, un dixième de millimètre, sont heurtés de tous les côtés par les atomes en mouvement, mais ils ne bougent pas parce que ces chocs sont très nombreux et que la loi du hasard veut qu’ils se compensent ; mais les particules plus petites reçoivent trop peu de chocs pour que cette compensation se fasse à coup sûr et sont incessamment ballottées. Et voilà déjà l’un de nos principes en péril.


Le principe de relativité. — Venons au principe de relativité ; celui-là non seulement est confirmé par l’expérience quotidienne, non seulement il est une conséquence nécessaire de l’hypothèse des forces centrales, mais il s’impose à notre bon sens d’une façon irrésistible ; et pourtant lui aussi est battu en brèche. Supposons deux corps électrisés ; bien qu’ils nous semblent en repos, ils sont l’un et l’autre entraînés par le mouvement de la Terre ; une charge électrique en mouvement, Rowland nous l’a appris, équivaut à un courant ; ces deux corps chargés équivaudront donc à deux courants parallèles et de même sens et ces deux courants devront s’attirer. En mesurant cette attraction, nous mesurerons la vitesse de la Terre ; non pas sa vitesse par rapport au Soleil ou aux Étoiles fixes, mais sa vitesse absolue.

Je sais bien ce qu’on va dire, ce n’est pas sa vitesse absolue que l’on mesure, c’est sa vitesse par rapport à l’éther. Que cela est peu satisfaisant ! Ne voit-on pas que du principe ainsi compris on ne pourra plus rien tirer ? Il ne pourrait plus rien nous apprendre justement parce qu’il ne craindrait plus aucun démenti. Si nous parvenons à mesurer quelque chose, nous serons toujours libres de dire que ce n’est pas la vitesse absolue, et si ce n’est pas la vitesse par rapport à l’éther, cela pourra toujours être la vitesse par rapport à quelque nouveau fluide inconnu dont nous remplirions l’espace.

Aussi bien l’expérience s’est chargée de ruiner cette interprétation du principe de relativité ; toutes les tentatives pour mesurer la vitesse de la Terre par rapport à l’éther ont abouti à des résultats négatifs. Cette fois la physique expérimentale a été plus fidèle aux principes que la Physique Mathématique ; les théoriciens en auraient fait bon marché afin de mettre en concordance leurs autres vues générales ; mais l’expérience s’est obstinée à le confirmer. On a varié les moyens, enfin Michelson a poussé la précision jusqu’à ses dernières limites ; rien n’y a fait. C’est précisément pour expliquer cette obstination que les mathématiciens sont forcés aujourd’hui de déployer toute leur ingéniosité.

Leur tâche n’était pas facile, et si Lorentz s’en est tiré, ce n’est qu’en accumulant les hypothèses.

L’idée la plus ingénieuse a été celle du temps local. Imaginons deux observateurs qui veulent régler leurs montres par des signaux optiques ; ils échangent des signaux, mais comme ils savent que la transmission de la lumière n’est pas instantanée, ils prennent soin de les croiser. Quand la station B aperçoit le signal de la station A, son horloge ne doit pas marquer la même heure que celle de la station A au moment de l’émission du signal, mais cette heure augmentée d’une constante représentant la durée de la transmission. Supposons, par exemple, que la station A envoie son signal quand son horloge marque l’heure zéro, et que la station B l’aperçoive quand son horloge marque l’heure t. Les horloges sont réglées si le retard égal à t représente la durée de la transmission, et pour le vérifier la station B expédie à son tour un signal quand son horloge marque zéro, la station A doit alors l’apercevoir quand son horloge marque t. Les montres sont alors réglées.

Et en effet elles marquent la même heure au même instant physique, mais à une condition, c’est que les deux stations soient fixes. Dans le cas contraire, la durée de la transmission ne sera pas la même dans les deux sens, puisque la station A par exemple marche au devant de la perturbation optique émanée de B, tandis que la station B fuit devant la perturbation émanée de A. Les montres réglées de la sorte ne marqueront donc pas le temps vrai, elles marqueront ce qu’on peut appeler le temps local, de sorte que l’une d’elles retardera sur l’autre. Peu importe, puisque nous n’avons aucun moyen de nous en apercevoir. Tous les phénomènes qui se produiront en A par exemple seront en retard, mais tous le seront également, et l’observateur ne s’en apercevra pas puisque sa montre retarde ; ainsi, comme le veut le principe de relativité, il n’aura aucun moyen de savoir s’il est en repos ou en mouvement absolu.

Cela malheureusement ne suffit pas, et il faut des hypothèses complémentaires ; il faut admettre que les corps en mouvement subissent une contraction uniforme dans le sens du mouvement. L’un des diamètres de la Terre par exemple est raccourci de par suite du mouvement de notre planète, tandis que l’autre diamètre conserve sa longueur normale. Ainsi se trouvent compensées les dernières petites différences. Et puis il y a encore l’hypothèse sur les forces. Les forces, quelle que soit leur origine, la pesanteur comme l’élasticité, seraient réduites dans une certaine proportion, dans un monde animé d’une translation uniforme, ou plutôt c’est ce qui arriverait pour les composantes perpendiculaires à la translation : les composantes parallèles ne changeraient pas. Reprenons alors notre exemple de deux corps électrisés ; ces corps se repoussent, mais en même temps, si tout est entraîné dans une translation uniforme, ils équivalent à deux courants parallèles et de même sens qui s’attirent.

Cette attraction électrodynamique se retranche donc de la répulsion électrostatique et la répulsion totale est plus faible que si les deux corps étaient en repos. Mais comme, pour mesurer cette répulsion, nous devons l’équilibrer par une autre force, et que toutes ces autres forces sont réduites dans la même proportion, nous ne nous apercevons de rien. Tout semble ainsi arrangé, mais tous les doutes sont-ils dissipés ? Qu’arriverait-il si on pouvait communiquer par des signaux qui ne seraient plus lumineux et dont la vitesse de propagation différerait de celle de la lumière ? Si, après avoir réglé les montres par le procédé optique, on voulait vérifier le réglage à l’aide de ces nouveaux signaux, on constaterait des divergences qui mettraient en évidence la translation commune des deux stations. Et de pareils signaux sont-ils inconcevables, si l’on admet avec Laplace que la gravitation universelle se transmet un million de fois plus vite que la lumière ?

Ainsi le principe de relativité a été dans ces derniers temps vaillamment défendu, mais l’énergie même de la défense prouve combien l’attaque était sérieuse.


Le principe de Newton. — Parlons maintenant du principe de Newton, sur l’égalité de l’action et de la réaction. Celui-ci est intimement lié au précédent et il semble bien que la chute de l’un entraînerait celle de l’autre. Aussi ne devons-nous pas nous étonner de retrouver ici les mêmes difficultés.

J’ai déjà montré plus haut que les nouvelles théories faisaient bon marché de ce principe.

Les phénomènes électriques, d’après la théorie de Lorentz, sont dus aux déplacements de petites particules chargées appelées électrons et plongées dans le milieu que nous nommons éther. Les mouvements de ces électrons produisent des perturbations dans l’éther avoisinant ; ces perturbations se propagent dans tous les sens avec la vitesse de la lumière, et à leur tour d’autres électrons, primitivement en repos, se trouvent ébranlés quand la perturbation atteint les parties de l’éther qui les touchent. Les électrons agissent donc les uns sur les autres, mais cette action n’est pas directe, elle se fait par l’intermédiaire de l’éther. Dans ces conditions peut-il y avoir compensation entre l’action et la réaction, du moins pour un observateur qui ne tiendrait compte que des mouvements de la matière, c’est-à-dire des électrons, et qui ignorerait ceux de l’éther qu’il ne peut pas voir ? Évidemment non. Quand même la compensation serait exacte elle ne saurait être simultanée. La perturbation se propage avec une vitesse finie ; elle n’atteint donc le second électron que quand le premier est depuis longtemps rentré dans le repos. Ce second électron subira donc, avec un retard, l’action du premier, mais certainement à ce moment il ne réagira pas sur lui puisqu’autour de ce premier électron rien ne bouge plus.

L’analyse des faits va nous permettre de préciser davantage. Imaginons, par exemple, un excitateur de Hertz comme ceux que l’on emploie en télégraphie sans fil ? il envoie de l’énergie dans tous les sens ; mais nous pouvons le munir d’un miroir parabolique, comme l’a fait Hertz avec ses plus petits excitateurs, afin de renvoyer toute l’énergie produite dans une seule direction. Qu’arrive-t-il alors, d’après la théorie ? c’est que l’appareil va reculer, comme s’il était un canon et si l’énergie qu’il a projetée était un boulet, et cela est contraire au principe de Newton, puisque notre projectile ici n’a pas de masse, ce n’est pas de la matière, c’est de l’énergie. Il en est encore de même d’ailleurs avec un phare pourvu d’un réflecteur puisque la lumière n’est autre chose qu’une perturbation du champ électromagnétique. Ce phare devra reculer comme si la lumière qu’il envoie était un projectile. Quelle est la force qui doit produire ce recul ? c’est ce qu’on a appelé la pression Maxwell-Bartholdi ; elle est très petite et on a eu bien du mal à la mettre en évidence avec les radiomètres les plus sensibles ; mais il suffit qu’elle existe.

Si toute l’énergie issue de notre excitateur va tomber sur un récepteur, celui-ci se comportera comme s’il avait reçu un choc mécanique, qui représentera en un sens la compensation du recul de l’excitateur ; la réaction sera égale à l’action, mais elle ne sera pas simultanée, le récepteur avancera, mais pas au moment où l’excitateur reculera. Si l’énergie se propage indéfiniment sans rencontrer de récepteur, la compensation ne se fera jamais.

Dira-t-on que l’espace qui sépare l’excitateur du récepteur et que la perturbation doit parcourir pour aller de l’un à l’autre n’est pas vide, qu’il est rempli, non seulement d’éther, mais d’air, ou même, dans les espaces interplanétaires, de quelque fluide subtil, mais encore pondérable ; que cette matière subit le choc comme le récepteur au moment où l’énergie l’atteint et recule à son tour quand la perturbation la quitte ? Cela sauverait le principe de Newton, mais cela n’est pas vrai ; si l’énergie en se propageant restait toujours attachée à quelque substratum matériel, la matière en mouvement entraînerait la lumière avec elle et Fizeau a démontré qu’il n’en est rien, au moins pour l’air. C’est ce que Michelson et Morley ont confirmé depuis. On peut supposer aussi que les mouvements de la matière proprement dite sont exactement compensés par ceux de l’éther, mais cela nous amènerait aux mêmes réflexions que tout à l’heure. Le principe ainsi entendu pourra tout expliquer, puisque, quels que soient les mouvements visibles, on aura toujours la faculté d’imaginer des mouvements hypothétiques qui les compensent. Mais s’il peut tout expliquer, c’est qu’il ne nous permet de rien prévoir, il ne nous permet pas de choisir entre les différentes hypothèses possibles, puisqu’il explique tout d’avance. Il devient donc inutile.

Et puis les suppositions qu’il faudrait faire sur les mouvements de l’éther ne sont pas très satisfaisantes. Si les charges électriques doublent, il serait naturel d’imaginer que les vitesses des divers atomes d’éther doublent aussi, et, pour la compensation, il faut que la vitesse moyenne de l’éther quadruple.

C’est pourquoi j’ai longtemps pensé que ces conséquences de la théorie, contraires au principe de Newton, finiraient un jour par être abandonnées et pourtant les expériences récentes sur les mouvements des électrons issus du radium semblent plutôt les confirmer.


Le principe de Lavoisier. — J’arrive au principe de Lavoisier sur la conservation des masses. Certes, c’en est un auquel on ne saurait toucher sans ébranler la mécanique. Et maintenant certaines personnes pensent qu’il ne nous paraît vrai que parce qu’on ne considère en mécanique que des vitesses modérées, mais qu’il cesserait de l’être pour des corps animés de vitesses comparables à celle de la lumière. Or, ces vitesses, on croit maintenant les avoir réalisées ; les rayons cathodiques et ceux du radium seraient formés de particules très petites ou d’électrons qui se déplaceraient avec des vitesses, plus petites sans doute que celle de la lumière, mais qui en seraient le dixième ou le tiers.

Ces rayons peuvent être déviés soit par un champ électrique, soit par un champ magnétique, et on peut, en comparant ces déviations, mesurer à la fois la vitesse des électrons et leur masse (ou plutôt le rapport de leur masse à leur charge). Mais quand on a vu que ces vitesses se rapprochaient de celle de la lumière, on s’est avisé qu’une correction était nécessaire. Ces molécules, étant électrisées, ne peuvent se déplacer sans ébranler l’éther ; pour les mettre en mouvement, il faut triompher d’une double inertie, de celle de la molécule elle-même et de celle de l’éther. La masse totale ou apparente que l’on mesure se compose donc de deux parties : la masse réelle ou mécanique de la molécule, et la masse électro-dynamique représentant l’inertie de l’éther.

Les calculs d’Abraham et les expériences de Kauffman ont alors montré que la masse mécanique proprement dite est nulle et que la masse des électrons, ou au moins des électrons négatifs, est d’origine exclusivement électro-dynamique. Voilà qui nous force à changer la définition de la masse ; nous ne pouvons plus distinguer la masse mécanique et la masse électro-dynamique, parce qu’alors la première s’évanouirait ; il n’y a pas d’autre masse que l’inertie électro-dynamique ; mais dans ce cas la masse ne peut plus être constante, elle augmente avec la vitesse ; et même, elle dépend de la direction, et un corps animé d’une vitesse notable n’opposera pas la même inertie aux forces qui tendent à le dévier de sa route, et à celles qui tendent à accélérer ou à retarder sa marche.

Il y a bien encore une ressource : les éléments ultimes des corps sont des électrons, les uns chargés négativement, les autres chargés positivement. Les électrons négatifs n’ont pas de masse, c’est entendu ; mais les électrons positifs, d’après le peu qu’on en sait, semblent beaucoup plus gros. Peut-être ont-ils, outre leur masse électro-dynamique, une vraie masse mécanique. La véritable masse d’un corps, ce serait alors la somme des masses mécaniques de ses électrons positifs, les électrons négatifs ne compteraient pas ; la masse ainsi définie pourrait encore être constante.

Hélas ! cette ressource aussi nous échappe. Rappelons-nous ce que nous avons dit au sujet du principe de relativité et des efforts faits pour la sauver. Et ce n’est pas seulement un principe qu’il s’agit de sauver, ce sont les résultats indubitables des expériences de Michelson. Eh bien, ainsi que nous l’avons vu plus haut, pour rendre compte de ces résultats, Lorentz a été obligé de supposer que toutes les forces, quelle que soit leur origine, étaient réduites dans la même proportion dans un milieu animé d’une translation uniforme ; ce n’est pas assez, il ne suffit pas que cela ait lieu pour les forces réelles, il faut encore qu’il en soit de même pour les forces d’inertie ; il faut donc, dit-il, que les masses de toutes les particules soient influencées par une translation au même degré que les masses électro-magnétiques des électrons.

Ainsi les masses mécaniques doivent varier d’après les mêmes lois que les masses électro-dynamiques ; elles ne peuvent donc pas être constantes

Ai-je besoin de faire observer que la chute du principe de Lavoisier entraîne celle du principe de Newton. Ce dernier signifie que le centre de gravité d’un système isolé se meut en ligne droite ; mais s’il n’y a plus de masse constante, il n’y a plus de centre de gravité, on ne sait même plus ce que c’est. C’est pourquoi j’ai dit plus haut que les expériences sur les rayons cathodiques avaient paru justifier les doutes de Lorentz au sujet du principe de Newton.

De tous ces résultats, s’ils se confirmaient, sortirait une mécanique entièrement nouvelle qui serait surtout caractérisée par ce fait qu’aucune vitesse ne pourrait dépasser celle de la lumière[1] pas plus qu’aucune température ne peut tomber au-dessous du zéro absolu. Pour un observateur, entraîné lui-même dans une translation dont il ne se doute pas, aucune vitesse apparente ne pourrait non plus dépasser celle de la lumière ; et ce serait là une contradiction, si l’on ne se rappelait que cet observateur ne se servirait pas des mêmes horloges qu’un observateur fixe, mais bien d’horloges marquant le « temps local ».

Nous voici alors en face d’une question que je me borne à poser. S’il n’y a plus de masse, que devient la loi de Newton ?

La masse a deux aspects, c’est à la fois un coefficient d’inertie et une masse attirante entrant comme facteur dans l’attraction newtonienne. Si le coefficient d’inertie n’est pas constant, la masse attirante pourra-t-elle l’être ? Voilà la question.


Le principe de Mayer. — Du moins le principe de la conservation de l’énergie nous restait encore et celui-là paraissait plus solide. Vous rappellerai-je comment il fut à son tour jeté en discrédit ? L’événement a fait plus de bruit que les précédents et il est dans toutes les mémoires. Dès les premiers travaux de Becquerel et surtout quand les Curie eurent découvert le radium, on vit que tout corps radio-actif était une source inépuisable de radiation. Son activité semblait subsister sans altération à travers les mois et les années. C’était déjà là une entorse aux principes ; ces radiations, c’était en effet de l’énergie, et de ce même morceau de radium, il en sortait et il en sortait toujours. Mais ces quantités d’énergie étaient trop faibles pour être mesurées ; du moins on le croyait et on ne s’en inquiétait pas trop.

La scène changea lorsque Curie s’avisa de mettre le radium dans un calorimètre ; alors on vit que la quantité de chaleur incessamment créée était très notable.

Les explications proposées furent nombreuses ; mais en pareille matière on ne peut pas dire qu’abondance de biens ne nuit pas ; tant que l’une d’elles n’aura pas triomphé des autres, nous ne pourrons pas être sûrs qu’aucune d’entre elles soit bonne. Depuis quelque temps toutefois, une de ces explications semble prendre le dessus et on peut raisonnablement espérer que nous tenons la clef du mystère.

Sir W. Ramsay a cherché à montrer que le radium se transforme, qu’il renferme une provision d’énergie énorme, mais non inépuisable. La transformation du radium produirait alors un million de fois plus de chaleur que toutes les transformations connues ; le radium s’épuiserait en 1250 ans ; c’est bien court, mais vous voyez que nous sommes du moins certain d’être fixés sur ce point d’ici quelques centaines d’années. En attendant nos doutes subsistent.

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  1. Car les corps opposeraient une inertie croissante aux causes qui tendraient à accélérer leur mouvement ; et cette inertie deviendrait infinie quand on approcherait de la vitesse de la lumière.