La Vampire/12

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La Vampire (1865 dans le recueil Les Drames de la mort)
E. Dentu (p. 102-111).

XII

LA CHAMBRE SANS FENÊTRE

— Dans l’armée du prince Charles, poursuivit Lila, nul ne sut comment était mort le général comte Marcian Gregoryi. Ma sœur et moi nous entrâmes au couvent de Varasdin.

Il était occupé par des religieuses cloîtrées de l’ordre de Saint-Vladimir, mais il n’y a ni murailles assez hautes ni verrous assez solides pour arrêter la volonté de ma sœur.

Pendant la courte et victorieuse campagne du Tyrol, Bonaparte courut des dangers que l’histoire ne racontera pas, sauf deux ou trois qui apparaissent comme des chapitres de roman au milieu de la grande épopée de sa vie.

La main de la comtesse Marcian Gregoryi était là.

Notre père mourut vers cette époque, et ma sœur devînt maîtresse de ses actions. Je ne savais pas lui résister. Elle me dominait, moi, pauvre jeune fille, de toute la hauteur de sa haine.

Nous possédions aux bords de la Save des domaines, grands comme une province ; tous nos biens furent vendus, mais, une chose inexplicable, ma sœur garda le champ stérile où était situé le tombeau de la vampire d’Uszel.

Ce champ désolé lui appartient encore.

Nous partîmes pour la France après le traité de Campo-Formio. Au milieu des triomphes qui accueillirent à Paris Bonaparte vainqueur, il y eut un regard ennemi qui le suivait comme une malédiction.

Un homme se dressa bientôt en face du jeune général tout rayonnant de gloire, un homme qui semblait avoir juré d’arrêter brusquement l’essor de sa fortune. C’était le directeur Rewbell, ce puritain arrogant qui récitait ses litanies genevoises avec un accent d’Alsace. Rewbell avait une Égérie pour le soutenir dans cette lutte inégale de la médiocrité contre le génie. Dans une villa située sur les hauteurs de Passy demeurait une jeune femme dont la réputation de beauté inouïe grandissait, malgré la silencieuse retraite où elle cachait sa vie. Chaque soir le puritain Rewbell la venait visiter.

Ma sœur, la brillante comtesse Gregoryi, s’était faite la maîtresse de l’avocat de Colmar pour assouvir sa haine.

Semblable à l’aigle qu’on voudrait enlacer dans une toile d’araignée, Bonaparte brisa d’un seul soubresaut les fils de ces petites intrigues, et l’Égypte épouvantée vit un matin l’armée française couvrir ses rivages.

La villa de Passy où Rewbell s’introduisait de nuit redevint solitaire. Un navire anglais nous conduisit à Alexandrie.

Tous ceux qui doivent éblouir ou dominer le monde ont une étoile, cela est certain. L’étoile de Bonaparte m’est apparue en Égypte, où il aurait dû mourir cent fois.

Ma sœur, infatigable, employait ses jours et ses nuits à dresser des pièges toujours inutiles. — Et lui allait son chemin historique, ne sachant même pas qu’il foulait aux pieds la mine creusée sur son passage.

Que dire ? Je devenais une femme, il grandissait à mes yeux semblable à un dieu. Ce n’était pas de l’amour : j’avais trop bien conscience de l’énorme intervalle qui s’élargissait entre nous ; et d’ailleurs il est des destinées : mon cœur vous attendait et ne devait battre que pour vous.

Non, ce n’était pas de l’amour. Il y avait en moi pour lui une admiration craintive et respectueuse. Je ne sais comment tous dire cela, René ; il se mêlait au culte qui me prosternait à ses genoux une secrète horreur. Je suis la fille d’une morte.

Je vois partout cette terrible chose qui a nom le vampirisme : ce don de vivre aux dépens du sang d’autrui. Et avec quoi sont faites toutes ces gloires, sinon avec du sang ?

Avec du sang, dit-on, les hermétiques créaient de l’or ; il leur en fallait des tonnes. La gloire, plus précieuse que l’or, en veut des torrents.

Et sur ce rouge océan un homme surnage, vampire sublime, qui a multiplié sa vie par cent mille morts.

Je désertai dans mon âme la cause de ma sœur. Peut-être y avait-il un charme secret à protéger d’en bas, moi si faible, la marche providentielle de ce géant. Je le protégeai, voilà le vrai : la Fable raconte en souriant ce que put pour le lion roi le plus humble des animaux.

Je le protégeai dans ces longues marches au travers des sables de l’Égypte. Je le protégeai pendant la traversée, et lorsqu’il livra cette autre bataille, au conseil des Cinq-Cents, bataille où le sang-froid sembla un instant l’abandonner, je le protégeai encore.

Il y eut là un moment, je vous le dis, où ses fameux grenadiers n’auraient pas su le défendre. Et malheur à qui se laisse défendre trop souvent par des soldats ailleurs que dans la plaine, où est la place des soldats !

Ma sœur se demandait si quelque démon protégeait la vie de cet homme. Sa conspiration s’obstinait, infatigable.

Le 10 octobre de l’année 1800, ma sœur mit un poignard dans la main de Giuseppe Ceracchi, jeune sculpteur déjà célèbre, dont elle avait enivré l’âme chevaleresque. Aréna, Demerville et Topino-Lebrun avaient juré que Bonaparte ne verrait pas la fin de la représentation des Horaces, qu’on donnait ce soir-là.

Un billet d’une écriture inconnue prévint le général Lannes.

J’ai pleuré sur la mort de Ceracchi. — Mais Bonaparte fut sauvé.

Trois mois après, le 24 décembre, au moment où le carrosse du premier consul tournait le coin de la rue Saint-Nicaise pour prendre la rue de Rohan qui devait le conduire à l’Opéra, un jeune garçon cria au cocher : « Au galop, si tu veux sauver ta vie ! »

Le cocher épouvanté fouetta ses chevaux, qui franchirent dans leur course rapide, un obstacle placé en travers de la voie.

L’obstacle était la machine infernale ! Faut-il vous dire qui était le jeune garçon ?

Depuis lors j’ai veillé.

Je vous donne ici le secret de ma vie, René, car je ne me défendrais pas contre ma sœur. D’un mot vous pouvez me perdre.

En combattant ma sœur, j’ai sans cesse sauvegardé ses jours. Je ne l’aime pas ; elle m’épouvante, mais elle reste sacrée pour moi et je me coucherais en travers du seuil de la chambre où elle dort pour garantir son sommeil.

Avant d’être arrêtés, Moreau et Pichegru ont reçu des avertissements : c’est moi qui les ai avertis.

Ils ont passé outre, ils se sont perdus.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Que voulez-vous de moi ? demanda René de Kervoz après un long silence.

— Le moyen de sauver le frère de votre mère, sans compromettre la sûreté du premier consul. Je veux avoir une entrevue avec Georges Cadoudal.

René resta muet.

— Vous n’avez pas confiance en moi, murmura Lila avec tristesse.

— J’aurais confiance en vous pour moi, répliqua le jeune Breton. Ce que vous avez fait jusqu’ici est bien fait, et dans votre histoire que j’ai écoutée sans en perdre une parole, j’ai vu l’énergie d’une âme droite et haute. Mais les secrets de mon oncle ne m’appartiennent pas.

Elle se leva souriante.

— Qu’il en soit donc selon votre volonté, dit-elle. J’ai donné déjà, ce soir, et c’est pour vous, uniquement pour vous, à cet homme, que je ne connais pas, une partie des heures précieuses qui devaient être à nous tout entières : à nous, j’entends à notre amour ; je vous ai expliqué tout ce que vous vouliez savoir ; il n’y a plus pour vous de mystère dans l’étrange aventure de la maison isolée ou vous entendîtes pour la première fois parler des Frères de la Vertu… Et notez bien qu’en faisant cela, je ne vous ai point livré ma sœur. Ma sœur est de celle qu’on n’attaque pas sans folie. Quiconque irait contre elle serait brisé. Elle aussi a son étoile !

Elle frappa dans ses mains doucement et poursuivit :

— La confiance viendra quand vous aurez vu jusqu’où va pour vous ma tendresse. En attendant, plus un mot sur ces matières qui nous ont volé toute une soirée de bonheur. Minuit va sonner. Donnez-moi votre main, René, et mettons en action tous deux le beau refrain des étudiants de l’Allemagne : Réjouissons-nous pendant que nous sommes jeunes…

Tandis qu’elle parlait, une draperie s’ouvrait lentement, laissant voir une autre pièce où des bougies rosées épandaient une suave lumière.

Au milieu de cette seconde chambre, une table était servie portant une élégante collation.

Au fond, on voyait une alcôve entr’ouverte où le lit était demi-caché derrière les ruisselantes draperies de la mousseline indienne.

Deux sièges seulement étaient placés auprès de la table. Il y avait partout des fleurs et le feu doux qui brûlait dans l’âtre exhalait d’odorantes vapeurs.

Quand René franchit le seuil de cette chambre, Lila lui sembla plus belle.

Mais il y avait en lui je ne sais quelle crainte vague qui glaçait la passion. Le récit bizarre qu’il venait d’entendre miroitait aux yeux de sa mémoire. Lila avait conduit ce récit avec un charme que nous n’avons pu rendre, et cependant René restait tourmenté par un doute qui avait sa source dans l’instinct plus encore que dans la raison.

Chose singulière, dans ce récit, ce qui l’avait frappé le plus fortement, c’était l’épisode nuageux de la vampire.

René eût répondu par un sourire de mépris à quiconque lui aurait demandé s’il croyait aux vampires femelles ou mâles.

Et pourtant son idée ne pouvait le détacher de cette image saisissante, malgré son absurdité : la morte chauve, couchée dans ce tombeau depuis des siècles, et qui se réveillait jeune, ardente, lascive, dès qu’une chevelure vivante, humide encore de sang chaud, couvrait l’horrible nudité de son crâne.

Il regardait l’ébène ondoyant de ces merveilleux cheveux noirs qui couronnaient le front de Lila, ce front étincelant de jeunesse et de charme, et il se disait :

— Celles à qui la mort arrachait leurs chevelures étaient ainsi !

Et il frémissait.

Mais le frisson pénétrait jusqu’à la moelle de ses os, quand il avait cette autre pensée qu’il essayait en vain de chasser :

— Et la morte était ainsi également quand elle avait arraché leurs chevelures !

La morte ! la vampire ! tantôt brune, tantôt blonde, selon que sa dernière victime avait eu des cheveux de jais ou d’or ?

Lila versa dans les verres le contenu d’un flacon de tokay, topaze liquide qui remplit de fauves étincelles le cristal de Bohême aux exquises broderies.

Ils trempèrent ensemble leurs lèvres dans ce nectar, puis Lila voulut faire l’échange des coupes et dit :

— C’est mon pays qui produit cette liqueur des princes et des reines. À l’endroit où la Save, toujours chrétienne, va se perdre dans le Danube qui va finir, musulman, à Semlin, près de Belgrade, les jeunes filles chantent la ballade de l’Ambre, tandis que chaque amant cueille une perle de tokay sur la lèvre de sa maîtresse, dans un souriant baiser.

Une larme d’or tremblait sur le corail de sa bouche. René la but et il lui sembla que cette goutte d’ambroisie était l’ivresse même et la volupté.

Ses tempes battaient, son cœur se serrait en un spasme fait d’angoisses et de délices.

Il regarda Lila, dont les grands yeux languissaient altérés de caresses.

Elle était belle comme ces rêves du paradis oriental dont la vapeur d’opium ouvre les portes. Autour d’elle s’épandait un rayonnement surnaturel. Ses longues paupières laissaient sourdre d’étincelantes prières.

René luttait encore. Il essaya de prononcer le nom d’Angèle dans son âme.

Mais ce vin était la passion, l’oubli, la folie. Il brillait comme une flamme dans les coupes diamantées, comme une flamme il brûlait.

— Encore une perle sur tes lèvres, murmura-t-il, et puisse la fièvre adorée de ce beau songe n’avoir jamais, jamais de réveil !

Lila remplit les coupes de nouveau. De nouveau leurs bouches se touchèrent. René, défaillant, chancela sur son siège ; Lila le retint d’une étreinte soudaine.

— Et tu n’as pas confiance en moi ! dit-elle.

René vit ses yeux tout pleins de belles larmes.

— Je t’aime ! balbutia-t-il, oh ! je t’aime !

Puis, exalté jusqu’au délire :

— Ne m’as-tu pas dit ce que tu veux ? Ta pensée n’est-elle pas céleste comme ta beauté ? Tu es l’ange placé ici-bas par la clémence de Dieu pour combattre le démon. Je veux te donner tout, jusqu’à ma conscience ! Georges Cadoudal est un héros, frappé d’aveuglement ; tu le sauveras à cause du sang de mes veines qui est en lui, mais tu l’empêcheras de tuer le destin de ce siècle. Je remets sa vie entre tes mains. Ensuite…

Et il parla, donnant le secret de la retraite qui permettait au conspirateur breton de rester caché en se montrant et d’errer dans Paris comme ces loups-garous des temps légendaires qui avaient une tanière magique.

Lila obéit ; elle écouta, et chaque parole prononcée se grava dans sa mémoire.

Les bougies rosées allaient s’éteignant. Une lampe de nuit pendue au plafond, éclaira seule, bientôt, la solitude de cette chambre, naguère si gaiement voluptueuse, et qui maintenant empruntait à ces tremblantes clartés un aspect presque funèbre.

Les rideaux de mousseline pendaient immobiles, protégeant l’alcôve fermée.

Dans l’alcôve, René de Kervoz dormait, — seul.

Depuis combien de temps ?

La table était desservie, le feu mourait dans l’âtre.

On entendait au dehors des bruits mêlés, lointains, comme le grand murmure d’une ville éveillée.

Et plus près, certes, c’était une illusion, car les oiseaux de nos jardins ne chantent pas la nuit, on entendait comme un concert de petits oiseaux babillards.

Il faisait nuit, nuit noire.

Mais, chose singulière, par la porte close placée vis-à-vis de l’alcôve, une lueur brillante passait entre le sol et les battants.

Vous eussiez dit le reflet d’un rayon de soleil.

C’était par cette porte que Lila et René étaient entrés dans la chambre de la collation.

Était-ce le jour au dehors ? Dans cette pièce bizarre il n’y avait nulle apparence de fenêtre.

Combien y avait-il de temps que René dormait ?

Ç’avait été, il faut l’expliquer, un long rêve plutôt qu’un sommeil, un rêve délicieux, enivré, adorable, — puis fiévreux, — puis triste, morne, plein d’épouvantes lugubres.

René pensait, vaguement, mais toujours.

Il entendait, il voyait, ou bien peut-être croyait-il entendre et voir.

Ainsi sont les rêves, qu’ils s’appellent heureux songes ou cauchemars horribles.

Qu’elle était belle, jeune, ardente, divine ! Quelles chères paroles échangées ! Et quels silences plus éloquents mille fois que les paroles !

C’était la première heure.

René se souvenait de l’avoir contemplée endormie, sa tête charmante baignée de cheveux noirs et appuyée sur son bras nu.

Puis il y avait eu un intervalle de vrai sommeil sans doute, dont il ne gardait ni sentiment ni mémoire.

Puis une sorte de réveil ; un baiser âcre et dur, une voix cassée qui disait  :

— Je n’ai jamais aimé que toi : tu ne mourras pas !

Ces paroles lui restaient dans l’esprit ; il les entendait sans cesse comme un obstiné refrain.

Quelle signification avaient-elles ?

Puis encore… Mais qui s’étonnerait de l’absurdité d’un rêve ?

Chacun sait bien d’ailleurs que les impressions reçues dans l’état de veille reviennent troubler le sommeil.

C’était cette hideuse histoire de la vampire d’Uszel, ce cadavre chauve qui vivait de jeunes chevelures.

Lila, la grâce incarnée, l’enchanteresse, Lila était le cadavre.

René la voyait changer dans son sommeil, changer rapidement et passer par toutes les dégradations successives qui séparent la vie exubérante de la mort, — de la mort affreuse, cachant sa ruine au fond d’une tombe.

Cette joue veloutée avait tourné au livide, puis les ossements avaient percé la chair rongée.

Mais pourquoi tenter l’impossible ? Ce que René avait vu, nulle plume n’oserait le dire.

Un fait seulement doit être noté, parce qu’il se rattachait à l’idée fixe de René.

Tandis que s’opérait, sous ses yeux, cette transformation redoutable, la chevelure noire, la splendide chevelure allait se détachant avec lenteur, comme un parchemin collé qui se racornirait au feu.

Il y eut d’abord une sorte de fissure faisant le tour du front et se relevant aux tempes. La peau desséchée grinçait, laissant à découvert un crâne affreux…

René voulait fuir, mais son corps était de plomb.

Il voulait crier ; sa gorge n’avait plus de voix.

Elle se leva, — Lila, — faut-il encore la nommer ainsi ? Ses jambes, sonores comme celles d’un squelette, se choquèrent et produisirent ce bruit qui fige le sang dans les veines.

La chevelure tenait encore au sommet du crâne.

Elle s’approcha du foyer. La chevelure y tomba et rendit une noire fumée.

René ne vit plus rien, sinon une forme inerte, couchée en travers du tapis qui était devant l’âtre.

Une voix qui sortait on ne sait d’où, de partout, de nulle part, dit dans un cri d’agonie :

— Yanusza au secours !

La vieille femme qui parlait latin parut. Elle vint jusqu’au lit, ricanant et murmurant des mots incompréhensibles.

En passant, elle poussa du pied la masse couchée qui sonna le sec.

La vieille femme se pencha au-dessus de René et lui tâta brutalement le cœur.

— Pourquoi n’a-t-elle pas tué celui-là ? dit-elle.

Au contact de ces doigts rudes et froids, René fit un effort désespéré pour recouvrer l’usage de ses muscles ; mais il resta paralysé.

La vieille femme ôta le couvert sans se presser.

Puis elle, étendit la nappe sur le parquet et fit glisser en grondant la masse qui craquait jusqu’au centre de la toile, dont elle noua les quatre bouts.

Cela forma un paquet, bruyant comme un sac qu’on remplirait de jouets d’ivoire.

Elle le jeta sur ses épaules et se retira, courbée sous le fardeau.

L’avant-dernier bruit que René entendit fut celui du pêne forçant la serrure ; le dernier, le grincement de deux solides verrous que l’on fermait au dehors.

Quand René s’éveilla enfin, car il s’éveilla, il avait la tête lourde et toutes les articulations endolories, comme il arrive parfois après un grand excès de table.

Le soir précédent, pourtant, il n’avait rien mangé ; tout au plus avait-il vidé deux fois ce fameux verre de Bohême contenant l’ambroisie hongroise : le vin de Tokay.

Sa première pensée fut pour Angèle, et il eut comme une grande joie qui imprégna tout son être en sentant qu’il l’aimait autant qu’autrefois.

Sa seconde pensée fut pour Lila, et il ressentit, pendant le quart d’une minute, ce voluptueux affaissement qui avait été le commencement de son sommeil.

Mais au travers de ces vagues délices, un frisson vint qui glaça la moelle de ses os :

Le souvenir de son rêve…

Etait-ce un rêve ?

Comment expliquer autrement que par un rêve la folie noire de ces confuses aventures ?

Et pourtant il était là, dans ce lit.

Où avait fui Lila ?

À la lueur vacillante de la lampe, il consulta sa montre qui était sur la table de nuit. Sa montre marquait onze heures.

Il la crut arrêtée. Il rapprocha de son oreille ; elle marchait…

Onze heures ! Il était bien sûr d’avoir entendu les douze coups de minuit, au moment où finissait le récit de Lila.

C’était donc onze heures du matin !

Mais alors, ces ténèbres qui l’environnaient ?…

Etait-il donc vraiment dans le sombre pays de l’impossible ?

Il sauta hors du lit. Ses habits étaient là, épars et jetés sur le plancher. Il ne se souvenait point de les avoir ôtés.

Comme il commençait sa toilette, son regard tomba sur la raie lumineuse qui passait sous la porte. Il eut froid, et ses yeux firent vitement le tour de la chambre, cherchant une fenêtre.

La chambre n’avait point de fenêtre.

Pour la première fois, l’idée de captivité naquit en lui.

Mais c’était si invraisemblable ! plein Paris !

Il eut honte de lui-même et sourit avec mépris en disant :

— C’est la suite du rêve !

Il s’habilla, ne voulant plus voir cette raie lumineuse qui mentait, ne voulant point entendre ces bruits du dehors, ne voulant ni comprendre, ni penser, ni raisonner.

Il y a des choses extravagantes auxquelles on ne peut pas croire.

Quand il fut habillé, il essaya, mais en vain, d’ouvrir la porte. Une sueur glacée baigna ses tempes.

Il appela. Dans cette chambre, la voix assourdie semblait frapper les parois et retomber étouffée.

Personne ne lui répondit.

Il monta sur la table et décrocha la lampe où l’huile allait manquer.

Il chercha une issue. — La chambre n’avait point d’issue.

Comme il revenait vers le foyer, un objet frappa sa vue : un lambeau de peau parcheminée à laquelle adhéraient cheveux noirs à demi brûlés.

Il s’affaissa lui-même sur le parquet, le cœur étreint par une terreur extravagante et pensant :

— La vampire !… Mon rêve serait-il une vérité ?

La lampe jeta une grande lueur et éclaira au-dessus de la cheminée un écusson, timbré de la couronne comtale, autour duquel courait la devise : In vita mors, in mors vita.

Puis la lampe s’éteignit.

René appuya ses deux mains contre son cœur révolté.

Ses oreilles tintaient ce mot :

— La vampire ! la vampire !

Et comme il cherchait des objections dans sa raison aux abois, se disant : « Aurait-elle osé me raconter, elle-même sa propre histoire ? » sa mémoire lui répondit :

— C’est la loi ! Elle a obéi à la loi de son infernale existence en me racontant sa propre histoire !

Il poussa un horrible cri, et, sautant sur ses pieds, il se rua contre la porte avec folie. La porte était solide comme un mur.

Pendant une heure il s’épuisa en vains efforts. Quand il tomba enfin, brisé, il lui sembla qu’une lèvre humide et glacée s’appuyait sur sa bouche, et il perdit le sentiment, comme le clocher de Saint-Louis-en-l’Ile carillonnait l’Angelus de midi.