La Vampire/13

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La Vampire (1865 dans le recueil Les Drames de la mort)
E. Dentu (p. 111-117).

XIII

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL

Deux jours après, c’est-à-dire le 3 mars de cette même année 1804, tout Paris restait en grand émoi par rapport à la conspiration Moreau-Pichegru-Cadoudal, qui avait été, disait-on, si près, de réussir. Le secrétaire général de la préfecture de police reçut avis, vers la tombée de la nuit, qu’un homme insistait pour parler en secret à M. Dubois.

Moreau et Pichegru étaient sous les verrous, mais Georges Cadoudal demeurait libre, et toutes les mesures prises pour découvrir sa retraite avaient échoué.

Le citoyen Dubois, qui devait être comte d’empire, tenait la préfecture de police depuis le 18 brumaire ; il avait fait de son mieux dans les affaires du Théâtre-Français et du Carrousel, néanmoins le premier consul avait de lui une idée assez médiocre et ne le regardait point comme un sorcier, au contraire.

Il y avait, en ce temps-là, plus de polices encore que nous ne l’avons dit, et la police, de M. le préfet était très sévèrement contrôlée : d’abord par la police générale du grand juge Régnier, ensuite par la police du château menée par Bourrienne, et la police militaire, à qui l’on donnait pour chef Anne-Jean-Marie-René Savary, duc de Rovigo, enfin par la contre-police de Fouché, qui, rentré dans la vie privée et habitant tour à tour son château de Pont-Carré ou son hôtel de la rue du Bac, avait toujours l’œil à toutes les serrures.

M. Dubois était persuadé que de l’issue de l’affaire Cadoudal dépendaient son influence ultérieure et sa fortune.

C’était alors un homme de quarante-huit ans, bien tourné, bien couvert, assez beau de visage, mais dont la physionomie vulgaire ne promettait pas beaucoup plus que le personnage n’était capable de tenir.

L’avis dont nous avons parlé lui fut transmis au moment où il mettait ses gants pour sortir et ne l’empêcha point d’aller à ses petites affaires.

Il avait pour secrétaire général un vieux brave homme moisi dans les bureaux et qu’il avait choisi moins fort que lui pour son agrément propre. Le citoyen Berthellemot, fruit trop mûr de la réaction directoriale, avait des prétentions considérables, de très belles traditions bureaucratiques, un culte profond pour la routine et quelque teinture d’érudition.

Il désirait la place du citoyen préfet, qui souhaitait la charge du citoyen grand juge.

C’était un homme grand et sec, d’une propreté remarquable, d’un formalisme fatigant, bavard à l’excès, vétilleux et orgueilleux comme tous les inutiles. Il avait passé la cinquantaine, à son amer regret.

M. Berthellemot était seul dans son vaste bureau, donnant sur la rue du Harlay-du-Palais, quand l’inspecteur divisionnaire Despaux vint lui annoncer la venue d’un étranger qui insistait pour parler à M. le préfet de police.

— Quel homme est-ce ? demanda le secrétaire général.

— Un grand gaillard demi-chauve, à cheveux grisonnants, l’air grave et résolu de ceux dont la jeunesse ne s’est point passée à garder leurs mains dans leurs poches. J’ai vaguement l’idée d’avoir rencontré cette figure-là quelque part dans le quartier du Palais ou aux environs de la cathédrale.

— Monsieur Despaux, dit le secrétaire général sévèrement, un employé de la police ne doit pas avoir de vagues idées. Il sait ou ne sait pas.

— Alors, monsieur, je ne sais pas.

Le secrétaire général le regarda de travers, mais Despaux était beaucoup plus fort que son chef, et soutint cette œillade sans broncher.

M. de Talleyrand disait qu’il faut aller jusqu’en Angleterre pour trouver des chefs plus forts que leurs commis.

C’était une bien mauvaise langue.

— Vous plaît-il de le recevoir ? demanda M. Despaux.

Le secrétaire général hésita.

— Attendez, monsieur l’inspecteur, attendez ! répliqua-t-il. Comme vous y allez ! on voit bien qu’aucune responsabilité ne pèse sur vous. Moi, je vois plus loin que le bout de mon nez, monsieur !

Despaux s’inclina froidement. Berthellemot continua.

— Nous traversons une méchante passe, savez-vous cela ? Les septembriseurs s’agitent dans l’ombre, et la faction babouviste a le diable au corps, tout simplement.

— Ce sont les anciens amis de M. le préfet, dit Despaux tranquillement, et de M. le secrétaire général.

— Vous vous trompez, monsieur ! prononça solennellement Berthellemot j’ai toujours partagé les sentiments du premier consul… et nous songeons à épurer nos bureaux, M. le préfet et moi.

Despaux se prit à sourire.

— Si M. le préfet voulait m’accorder un congé, dit-il, temporaire ou définitif, j’ai une invitation du secrétaire de M. Fouché qui fait de belles parties de pêche, là-bas, à Pont-Carré… Je vous enverrais une bourriche de truites, monsieur Berthellemot.

Le secrétaire général fronça le sourcil et chiffonna une lettre qu’il tenait à la main. Il était tout à fait en colère.

— Petite parole, monsieur l’inspecteur ! gronda-t-il entre ses dents serrées, je possède les bonnes grâces du premier consul… je viens d’arrêter l’homme le plus dangereux de ce siècle… quand je dis moi, je parle de M. le préfet.

— Cadoudal ? l’interrompit Despaux, toujours souriant.

— Pichegru !… Je suis parvenu à étouffer le bruit scandaleux qui se faisait autour des mesures prétendues liberticides que Napoléon Bonaparte prend pour le salut de l’État… J’y suis parvenu monsieur !… quand je dis moi… vous entendez… Et certes, nous avons eu raison de démolir autrefois la Bastille… Mais la Conciergerie est debout, monsieur l’inspecteur !… Et si un homme comme vous, qui sait beaucoup trop de choses, méditait une honteuse désertion… car je vous le dis, monsieur, si vous l’ignorez, le premier consul se défie de son ministre de la police… et il a ses raisons pour cela !

— Pas possible ! fit Despaux. Ce bon citoyen Fouché !…

— Le mot citoyen est rayé de la langue officielle, je vous prie de vous en souvenir, monsieur Despaux ! Et je ne serais pas éloigné, mon cher inspecteur, si je suis content de vous… et en souvenir des relations toujours excellentes que nous avons eues ensemble, je ne serais pas éloigné de songer sérieusement à votre avancement… Quand je dis moi, il est bien entendu qu’il s’agit de mon chef, M. le préfet.

L’inspecteur divisionnaire se tut et sourit.

— Monsieur le secrétaire général veut-il bien recevoir notre homme qui attend ? demanda-t-il.

— Ah ! ah ! il attend… je l’avais oublié… Je pense que je ne suis pas au service du premier venu, monsieur Despaux… Si je vous chargeais spécialement de l’interroger ?

— Il refuserait de me répondre.

— Il l’a annoncé ?

— Très nettement.

— Votre avis personnel, monsieur Despaux, est-il que je le doive recevoir, en l’absence de M. le préfet !

— Monsieur le secrétaire général, répliqua l’inspecteur, je ne me permets guère de donner des conseils à mes chefs, mais dans les circonstances où nous sommes…

— Ce sont de diaboliques circonstances, monsieur.

— Il se pourrait que les révélations de cet inconnu…

— Alors il va me faire des révélations ?

— Tout porte à le croire… et si elles ont trait au complot… Vous savez que nous ne sommes pas plus avancés que le premier jour.

— Monsieur, l’interrompit Berthellemot, ma ligne de conduite, et quand je dis ma ligne, c’est celle de M. le préfet… notre ligne de conduite est toujours réglée d’avance, indépendamment de l’opinion de celui-ci ou de celui-là. De grands événements se préparent, de très grands événements. J’en sais plus long que je ne vous en veux dire, croyez-le bien… La France a besoin d’un maître : je n’ai jamais varié sur ce point. Qui vivra verra. Aussitôt que vous m’avez parlé de cet homme, j’ai nourri l’intention formelle de le recevoir. S’il a de mauvais desseins contre ma personne, mon devoir est de risquer ma vie… et quand je dis ma vie… Mais n’importe, pour le service de Sa Majesté…

— Sa Majesté ! répéta Despaux sans trop d’étonnement.

— Ai-je dit Sa Majesté ?… C’est la preuve du respect profond que je porte au premier consul… Soyez prudent, monsieur l’inspecteur… peut-être le hasard vous a-t-il permis aujourd’hui d’élever vos regards beaucoup au-dessus de votre sphère… Veuillez placer deux agents en observation… et faites entrer l’homme qui vient me parler de Georges Cadoudal.

Le secrétaire général repoussa son siège et se mit sur ses pieds. D’un geste solennel il congédia Despaux, qui voulait protester contre ses dernières paroles.

L’instant d’après, on entendit de lourdes bottes marcher dans une chambre voisine. C’étaient les deux agents qui prenaient leur poste d’observation.

Puis l’huissier de service introduisit le mystérieux inconnu par la porte du fond.

M. Berthellemot était debout. Il toisa le nouvel arrivant de la tête aux pieds avec ce regard prétendu profond des comédiens qui jouent M. de Sartines ou M. de la Reynie, aux théâtres de mélodrames.

Notez que ce regard seul suffirait pour mettre immédiatement le plus vulgaire coquin sur ses gardes.

J’affirme sur l’honneur que M. de la Reynie, qui était un homme de grand mérite, ni même ce bon M. de Sartines, qui n’en avait pas beaucoup plus que M. Berthellemot, ne firent jamais usage de ce regard compromettant.

Ce regard a pourtant grand succès au théâtre. Un comédien qui se respecte n’en choisit jamais d’autre quand il a occasion de se déguiser en lieutenant de police.

Ce regard ne sembla produire aucune impression quelconque sur le singulier personnage qui entrait et qui se retourna paisiblement pour remercier l’huissier de sa complaisance.

M. Berthellemot croisa ses bras sur sa poitrine.

L’inconnu le salua avec une politesse pleine de bonhomie.

— Approchez, dit M. Berthellemot.

L’inconnu obéit.

La description de M. l’inspecteur divisionnaire Despaux avait du bon. L’homme était « un gaillard ». Du moins, il avait dû l’être. C’était maintenant un ancien gaillard, et selon toute apparence, à voir les rides de son front et la couleur de son poil, ce ne pouvait plus être qu’un gaillard démissionnaire.

Il était vêtu de noir, très proprement et très pauvrement, Il nous souvient d’avoir employé des expressions identiques pour peindre le costume du « papa Sévérin, » la première fois que nous le rencontrâmes, sur son banc de bois, aux Tuileries.

Il était grand, il semblait fort ; ses traits vigoureusement accentués, mais calmes et bons, portaient la trace de plus d’un ravage, soit qu’il eût lutté contre des passions désordonnés, soit qu’il eût seulement livré l’éternelle bataille de l’homme contre son malheur.

Quand il eut fait les deux tiers du chemin qui séparait la porte de la table de travail, il salua décemment et dit :

— C’est à M. le préfet que je souhaitais avoir l’honneur de parler.

— Impossible, répondit Berthellemot solennellement. D’ailleurs M. le préfet et moi, c’est tout un.

— Alors, dit le bonhomme, faute de merles… Je vous remercie tout de même de m’avoir accordé audience.

Berthellemot s’assit et fourra sa main sous son frac ; puis croisant ses jambes l’une sur l’autre, il prit un couteau à papier qu’il examina avec beaucoup d’attention.

— Mon brave, répliqua-t-il en affectant un air de distraction j’espère que vous vous en rendrez digne.

L’étranger mit sa main, une main robuste et très blanche, sur le dossier d’une chaise.

Comme un certain étonnement vint se peindre dans la prunelle du secrétaire général, l’inconnu dit avec simplicité :

— J’ai couru aujourd’hui beaucoup dans Paris, monsieur l’employé, et je n’ai pas les moyens de courir en voiture.

Il s’assit.

Mais ne croyez pas qu’il y eût dans ce fait la moindre effronterie. L’inconnu, tout en s’asseyant, garda son air décent et courtois.

M. Berthellemot se demanda si c’était un homme d’importance, mal habillé, ou tout simplement un pauvre hère péchant par l’ignorance du respect profond qui lui était dû, à lui, M. Berthellemot, alter ego de M. Dubois.

Il était lynx par profession, mais myope de nature, il eut beau aiguiser le propre regard de M. de Sartines qu’il avait retrouvé dans les cartons, il ne put résoudre cette alternative.

— Mon ami, dit-il, pour cette fois, je tolère une familiarité qui n’est pas dans mes habitudes à l’égard des agents.

— Je ne suis pas un agent, monsieur l’employé, répondit l’étranger, et je vous remercie de votre complaisance. Je vous reconnais bien, maintenant que je vous regarde. Au temps où il y avait des clubs, vous parliez haut et bien d’égalité, de fraternité, etc. Cela vous a réussi et je vous en félicite. Pendant que vous prêchiez, moi, je pratiquais, ce qui rapporte moins. Depuis que vous avez fermé les clubs où vous n’aviez plus rien à faire, je garde mes anciennes habitudes, bien plus anciennes que les clubs ; je continue de parler franc à mes inférieurs, à mes égaux et à mes supérieurs aussi.

L’humilité n’est pas généralement le défaut des tribuns parvenus. À cette époque du consulat, on ne voyait dans Paris que petits Brutus, devenus enragés patriciens : comme s’il était vrai de dire que la haine de l’aristocratie est souvent tout uniment le désir immodéré de tuer l’aristocrate pour se fourrer dans sa peau.

M. Berthellemot appartenait énergiquement à cette catégorie de bourgeois conquérants qui poussent à la roue des révolutions pour se faire une honnête aisance, et qui enrayent tout net, dès qu’ils ont quelque chose à perdre, adorant alors avec une franchise au-dessus de tout éloge ce qu’ils ont conspué, conspuant ce qu’ils ont adoré.

Vous en connaissez tant comme cela, je dis tant et tant, qu’il est inutile d’insister.

— L’ami, fit-il avec dédain, je vous connais, moi aussi. Le bonheur constant qui accompagne mes mesures, habiles autant que salutaires, mécontente les ennemis du premier consul…

— Je suis dévoué au premier consul, l’interrompit l’étranger sans façon. Personnellement dévoué.

— Petite parole ! Vous avez le verbe haut, l’ami ! Prenez garde ! je vous préviens qu’un homme comme moi n’est jamais au dépourvu, Je n’aurais qu’un mot à dire pour châtier sévèrement votre insolence !

Il frappa trois petits coups sur son bureau avec le couteau à papier qu’il tenait à la main.

Un coup de théâtre sur lequel il comptait évidemment beaucoup se produisit aussitôt. La porte latérale ouvrit ses deux battants tout grands, et deux hommes de mauvaise mine parurent debout sur le seuil.

L’étranger se mit à sourire en les regardant :

— Tiens ! Laurent ! dit-il doucement, et Charlevoy ! Mes pauvres garçons, il n’y avait plus que moi dans tout le quartier pour ne pas y croire ! vous en êtes donc ?

Une expression d’embarras se répandit sur les traits des deux agents. Nous mentirions si nous prétendions qu’ils ressemblaient à des princes déguisés.

— Vous connaissez cet homme ? demanda le secrétaire général.

— Quant à cela, oui, répliqua Laurent, comme tout le monde le connaît, monsieur Berthellemot.

— Qui est-il ?

— Si M. le secrétaire général le lui avait demandé, murmura Charlevoy, il le saurait déjà, car celui-là ne se cache pas.

— Qui est-il ? répéta M. Berthellemot en frappant du pied.

De la main, l’étranger imposa silence aux deux agents, et se tournant vers le magistrat, il répondit avec une modestie si haute, qu’elle était presque de la majesté :

— Monsieur l’employé, je ne suis pas grand’chose ; je suis Jean-Pierre Sévérin, successeur de mon père, gardien juré au caveau des montres et confrontations du tribunal de Paris.