La Vampire/2

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La Vampire (1865 dans le recueil Les Drames de la mort)
E. Dentu (p. 14-24).

II

SAINT-LOUIS-EN-L’ILE

La vampire existait, voilà le point de départ et la chose certaine : que ce fût un monstre fantastique comme certains le croyaient fermement, ou une audacieuse bande de malfaiteurs réunis sous cette raison sociale, comme les gens plus éclairés le pensaient, la vampire existait.

Depuis un mois il était bruit de plusieurs disparitions. Les victimes semblaient choisies avec soin parmi cette population flottante et riche qu’un intervalle de paix amenait à Paris. On parlait d’une vingtaine d’étrangers pour le moins, tous jeunes, tous ayant marqué leur passage à Paris par de grandes dépenses, et qui s’étaient éclipsés soudain sans laisser de traces.

Y en avait-il vingt en effet ? La police niait, La police eût affirmé volontiers que ces rumeurs n’avaient pas l’ombre de fondement et qu’elles étaient l’œuvre d’une opposition qui devenait de jour en jour plus hardie.

Mais l’opinion populaire s’affermit d’autant mieux que les dénégations de la police sont plus précises. Dans les faubourgs, ce n’était pas de vingt victimes que l’on parlait, on comptait les victimes par centaines.

À ce point qu’on affirmait l’existence d’un ténébreux charnier situé au bord du fleuve. On ne savait, il est vrai, où ce charnier pouvait être caché ; on objectait même des impossibilités matérielles, car il eût fallu supposer que le fleuve communiquait directement avec cette tombe, pour expliquer le phénomène de la pêche miraculeuse. Et comment admettre la présence d’un canal inconnu aux gens du quartier ?

Dans la saison d’été, la Seine abandonne ses rives et livre à tous regards le secret de ses berges.

C’était assurément là une objection frappante et qui venait à l’appui de l’outrageuse invraisemblance du fait en lui-même : une oubliette au dix-neuvième siècle !

Les sceptiques avaient beau jeu pour rire.

Paris ne se faisait point faute d’imiter les sceptiques il riait ; il répétait sur tous les tons ; c’est absurde, c’est impossible.

Mais il avait peur.

Quand les poltrons de village ont peur, la nuit, dans les chemins creux, ils chantent à tue-tête. Paris est ainsi : au milieu de ses plus grandes épouvantes, il rit souvent à gorge déployée.

Paris riait donc en tremblant ou tremblait en riant, car les objections et les raisonnements ne peuvent rien contre certaines évidences. La panique se faisait tout doucement. Les personnes sages ne croyaient peut-être pas encore, mais l’inquiétude contagieuse les prenait, et les railleurs eux-mêmes, en colportant leurs moqueries ! augmentaient la fièvre.

Deux faits restaient debout, d’ailleurs : la disparition de plusieurs étrangers et provinciaux, disparition qui commençait à produire son résultat d’agitation judiciaire, et cette autre circonstance que le lecteur jugera comme il voudra, mais qui impressionnait Paris plus vivement encore que la première : la pêche miraculeuse du quai de Béthune.

C’était, on peut le dire, une préoccupation générale. Ceux qui se bornaient à hocher la tête en avouant qu’il y avait là « quelque chose » pouvaient passer pour des modèles de prudence.

Est-il besoin d’ajouter que la politique fournissait sa note à ce concert ? Jamais circonstances ne furent plus propices pour mêler le mélodrame politique à l’imbroglio du crime privé. De grands événements se préparaient, de terribles périls, récemment évités, laissaient l’administration fatiguée et pantelante. L’Empire, qui se fondait à bas bruit dans la chambre à coucher du premier consul, donnait à la préfecture les coliques de l’enfantement.

Le citoyen préfet, qui ne devait jamais être un aigle et qui ne s’appelait pas encore le comte Dubois, tressaillait de la tête aux pieds à chaque bruit de porte fermée, croyant ouïr un écho de cette machine infernale dont il n’avait point su prévenir l’explosion. Les sombres inventeurs de cet engin, Saint-Rejant et Carbon, avaient porté leurs têtes sur l’échafaud ; mais, du fond de sa disgrâce, Fouché murmurait des paroles qui montaient jusqu’au chef de l’État.

Fouché disait : Saint-Rejant et Carbon ont laissé des fils. Avant eux, il y avait Ceracchi, Diana et Arena qui ont laissé des frères. Entre le premier consul et la couronne, il y a la France républicaine et la France royaliste. Pour sauter ce pas, il faudrait un bon cheval, et Dubois n’est qu’un âne !

Le mot était dur, mais le futur duc d’Otrante avait une langue de fer.

Celui qui devait être l’empereur l’écoutait bien plus qu’il n’en voulait avoir l’air.

Quant à Louis-Nicolas-Pierre-Joseph Dubois, ce n’était pas un âne, non, puisqu’il mangeait des truffes et du poulet, mais c’était un brave homme prodigieusement embarrassé.

Les cartes se brouillaient, en effet, de nouveau, et une conspiration bien autrement redoutable que celle de Saint-Rejant menaçait le premier consul.

Les trois ou quatre polices chargées d’éclairer Paris, affolées tout à coup par ce danger invisible que chacun sentait, mais dont nul ne pouvait saisir la trace palpable, s’entre-choquaient dans la nuit de leur ignorance, se nuisaient l’une à l’autre, se contrecarraient mutuellement, et surtout s’accusaient réciproquement avec un entrain égal.

Paris avait pour elles tant d’affection et en elles tant de confiance, qu’un matin, Paris s’éveilla disant et croyant que la vampire, cette friande de cadavres, était la police, et que les jeunes gens disparus payaient de leur vie certaines méprises de la police ou des polices frappant au hasard les prétendus constructeurs d’une machine infernale.

Ce jour-là Paris oublia de rire ; mais il s’en dédommagea le lendemain en apprenant que Louis-Nicolas-Pierre-Joseph Dubois avait fait cerner par deux cent cinquante agents l’enclos de la Madeleine, douze heures juste après la fin d’un conciliabule en plein air tenu par Georges Cadoudal et ses complices, derrière les murailles de l’église en construction.

Il semblait, en vérité, que Paris sût ce que le citoyen Dubois ignorait. Le citoyen Dubois passait au milieu de ces événements, gros de menaces, comme l’éternel mari de la comédie qui est le seul à ne point voir les gaietés de sa chambre nuptiale.

Il cherchait partout où il ne devait point trouver, il se démenait, il suait sang et eau et jetait, en fin de compte, sa langue au chien avec désespoir.

Ce fut dans ce conciliabule de l’église de la Madeleine que Georges Cadoudal proposa aux ex-généraux Pichegru et Moreau le plan hardi qui devait arrêter la carrière du futur empereur.

Le mot hardi est de Fouché, duc d’Otrante. Au mot hardi Fouché ajoute le mot facile.

Voici quel était ce plan, bien connu, presque célèbre.

Les trois conjurés avaient à Paris un contingent hétérogène, puisqu’il appartenait à tous les partis ennemis du premier consul, mais uni par une passion commune et composé d’hommes résolus.

Les mémoires contemporains portent ce noyau à deux mille combattants pour le moins : Vendéens, chouans de Bretagne, gardes nationaux de Lyon, babouvistes et anciens soldats de Condé.

Une élite de trois cents hommes, parmi ces partisans, avait été pourvue d’uniformes appartenant à la garde consulaire.

Le chef de l’État habitait le château de Saint-Cloud.

À la garde montante du matin, et à l’aide d’intelligences qui ne sont pas entièrement expliquées, les trois cents conjurés, revêtus de l’uniforme réglementaire, devaient prendre le service du château.

Il paraît prouvé qu’on avait le mot d’ordre.

À son réveil, le premier consul se serait donc trouvé au pouvoir de l’insurrection.

Le plan manqua, non point par l’action des polices qui l’ignorèrent jusqu’au dernier moment, mais par l’irrésolution de Moreau. Ce général était sujet à ces défaillances morales. Il eut frayeur ou remords. L’exécution du complot fut remise à quatre jours de là.

Jamais les complots remis ne s’exécutent.

On raconte qu’un Breton conjuré, M. de Querelles, pris de frayeur à la vue de ces hésitations, demanda et obtint une audience du premier consul lui-même et révéla tous les détails du plan.

Napoléon Bonaparte rassembla, dit-on, dans son cabinet, sa police militaire, sa police politique et sa police urbaine : M. Savary, depuis duc de Rovigo ; le grand juge Régnier et M. Dubois. Il leur raconta la très curieuse histoire de la conspiration ; il leur prouva que Moreau et Pichegru allaient et venaient depuis huit jours dans les rues de Paris comme de bons bourgeois, et que Georges Cadoudal, gros homme de mœurs joyeuses, fréquentaient assidûment les cafés de la rive gauche après son dîner.

L’histoire ne dit pas que son discours fût semé de compliments très chauds pour ses trois chargés d’affaires au département de la clairvoyance.

Le futur empereur ne remercia que Dieu — et son ancien ami J.-Victor Moreau, qu’il avait toujours regardé comme une bonne arme mal chargée et susceptible de faire long feu.

Moreau et Pichegru furent arrêtés. Georges Cadoudal, qui n’était pourtant pas de corpulence à passer par le trou d’une aiguille, resta libre.

Et Fouché se frotta les mains, disant : Vous verrez qu’il faudra que je m’en mêle !

Par le fait, les gens de police sont rares, et Fouché lui-même fut en défaut nombre de fois. Argus a beau posséder cinquante paires d’yeux, qu’importe s’il est myope ? L’histoire des bévues de la police serait curieuse, instructive, mais monotone et si longue, si longue, que le découragement viendrait à moitié route.

Nous avions, pour placer ici cette courte digression historique, plusieurs raisons qui toutes appartiennent à notre métier de conteur. D’abord il nous plaisait de bien poser le cadre où vont agir les personnages de notre drame ; ensuite il nous semblait utile d’expliquer, sinon d’excuser, l’inertie de la police urbaine en face de ces rumeurs qui faisaient, par la ville, une véritable concurrence aux cancans d’État.

La police avait autre chose à faire et ne pouvaient s’occuper de la vampire. La police s’agitait, cherchait, fouillait, ne trouvait rien et était sur les dents.

Le 28 février 1804, le jour même où Pichegru fut arrêté dans son lit, rue Chabannais, chez le courtier de commerce Leblanc, un homme passa rapidement sur le Marché-Neuf, devant un petit bâtiment qui était en construction, au rebord même du quai, et dont les échafaudages dominaient la Seine.

Les maçons qui pliaient bagages et les conducteurs des travaux connaissaient bien cet homme, car ils l’appelèrent, disant :

— Patron, ne venez-vous point voir si nous avons avancé la besogne aujourd’hui ?

L’homme les salua de la main et poursuivit sa route en remontant le cours de la rivière.

Maçons et surveillants se prirent à sourire en échangeant des regards d’intelligence, car il y avait une jeune fille qui allait à quelque cent pas en avant de l’homme, enveloppée dans une mante de laine noire et cachant son visage sous un voile.

— Voilà trois jours de suite, dit un tailleur de pierres, que le patron court le guilledou de ce côté-là.

— Il est vert encore, ajouta un autre, le patron !

Et un troisième :

— Écoutez donc ! on n’est pas de bois ! Le patron a un métier qui ne doit pas le régayer plus que de raison. Il faut bien un peu rire.

Un vieux maçon, qui remettait sa veste, blanche de plâtre, murmura :

— Voilà trente ans que je connais le patron ; il ne rit pas comme tout le monde.

L’homme allait cependant à grand pas, et se perdait déjà derrière les masures qui encombrent le Marché-Neuf, aux abords de la rue de la Cité.

Quant à la fillette voilée, elle avait complètement disparu.

L’homme était vieux, mais il avait une haute et noble taille, hardiment dégagée. Son costume, qui semblait le classer parmi les petits bourgeois, dispensés de tous frais de toilette, était grandement porté. Il avait, cet homme, des pieds à la tête, l’allure franche et libre que donne l’habitude de certains exercices du corps, réservés, d’ordinaire, à la classe la plus riche.

Du bâtiment en construction jusqu’au pont Notre-Dame, nombre de gens se découvrirent sur son passage ; c’était évidemment une notabilité du quartier. Il répondait aux saluts d’un geste bienveillant et cordial, mais il ne ralentissait point sa course.

Sa course semblait calculée, non point pour rejoindre la jeune fille, mais pour ne la jamais perdre de vue.

Celle-ci dont les jambes étaient moins longues, allait du plus vite qu’elle pouvait. Elle ne se savait point poursuivie ; du moins pas une seule fois elle ne tourna la tête pour regarder en arrière.

Elle regardait en avant, de tous ses yeux, de toute son âme. En avant, il y avait un jeune homme à tournure élégante et hautaine qui longeait en ce moment le quai de la Grève. Le suivait-elle ?

Plus notre homme que les maçons du Marché-Neuf appelaient le patron approchait de l’Hôtel-de-Ville, moins nombreux étaient les gens qui le saluaient d’un air de connaissance. Paris est ainsi et contient des célébrités de rayon qui ne dépassent pas tel numéro de telle rue. Une fois que l’homme eut atteint le quai des Ormes, personne ne le salua plus.

L’homme cependant, « le patron », qu’il courût ou non le guilledou, avait la vue bonne, car, malgré l’obscurité qui commençait à borner les lointains, il surveillait non seulement la fillette, mais encore le charmant cavalier que la fillette semblait suivre.

Celui-ci tourna le premier l’angle du Pont-Marie qu’il traversa pour entrer dans l’île Saint-Louis ; la fillette fit comme lui ; le patron prit la même route.

Le pas de la fillette se ralentissait sensiblement et devenait pénible. Rien n’échappait au patron, car sa poitrine rendit un gros soupir, tandis qu’il murmurait :

— Il nous la tuera ! Faut-il que tant de bonheur se soit changé ainsi en misère !

On ne voyait plus le jeune cavalier, qui avait dû tourner le coin des rues Saint-Louis-en-l’Île et des Deux-Ponts. La fillette marchait désormais avec un effort si visible que le patron fit un mouvement comme s’il eût voulu s’élancer pour la soutenir.

Mais il ne céda point à la tentation, et calcula seulement sa marche de façon à bien voir où elle dirigerait sa course après avoir quitté la rue des Deux-Ponts.

Elle tourna vers la gauche et franchit sans hésiter la porte de l’église Saint-Louis.

La brume tombait déjà dans cette rue étroite. À l’ombre de l’église et devant le portail, il y avait un riche équipage qui allumait ses lanternes d’argent.

La République dormait, prête à s’éveiller Empire. Elle avait fait trêve un peu au luxe extravagant du Directoire, mais elle ne proscrivait en aucune façon les allures seigneuriales. La voiture arrêtée à la porte de l’église Saint-Louis eût fait honneur à un prince. L’attelage était splendide, le coffre d’une élégance exquise, et les livrées brillaient irréprochables.

En ce temps, la rue Saint-Louis-en-l’Île ne se distinguait point par une animation exceptionnelle : elle desservait un quartier somnolent et presque désert ; elle ne venait d’aucun centre, elle ne menait à aucune artère. Vous eussiez dit, en la voyant, la rue principale d’un chef-lieu de canton situé à cent lieues de Paris.

À l’heure où nous sommes, Paris n’a point de quartiers déserts. Le commerce s’est emparé du Marais et de l’île Saint-Louis. Les uns disent qu’il déshonore ces magnifiques hôtels de la vieille ville, les autres qu’il les réhabilite.

À cet égard, le commerce n’a pas de parti pris. Il ne demande pas à réhabiliter, il ne craint pas de souiller. Il veut gagner de l’argent et se moque bien du reste.

Sous le Consulat, Paris ne comptait guère plus de cinq cent mille habitants. Toute cette portion orientale de la ville, abandonnée par la noblesse de robe et n’ayant point encore l’industrie, était une solitude.

À cause de cela, sans doute, le resplendissant équipage stationnant à la porte de l’église avait attiré un concours inusité de curieux : vous eussiez bien compté dans la rue une douzaine de commères et un nombre égal de bambins. Le concile en plein air était présidé par un portier.

Le portier, adonné comme ses pareils à une philosophie austère et détestant tout ce qui est beau parce qu’il était affreusement laid, prononçait un discours contre le luxe. Les gamins regardaient luire les lanternes et piaffer les chevaux ; les commères se disaient : Si le ciel était juste, nous éclabousserions aussi le pauvre monde !

— S’il vous plaît, demanda le patron des maçons du Marché-Neuf, à qui appartient cette voiture ?

Gamins ? commères et portier le toisèrent de la tête aux pieds.

— Celui-là n’est pas du quartier, dirent les gamins.

— Est-il chargé de faire la police ? demanda une commère.

— Comment vous nomme-t-on, l’ami ? interrogea le portier, nous n’avons pas de comptes à rendre à des étrangers.

Car les gens de Paris sont des étrangers pour ces farouches insulaires penitùs toto divisos orbe, séparés du reste de l’univers par les deux bras de la Seine.

À l’instant où le patron allait répondre, la porte de l’église s’ouvrit, et il recula de trois pas en laissant échapper un cri de surprise, comme si un spectre lui eût apparu.

C’était, en tous cas, un fantôme charmant : une femme toute jeune et toute belle, dont les cheveux blonds tombaient en boucles gracieuses autour d’un adorable visage.

Cette femme donnait le bras à un jeune homme de vingt-cinq à trente ans, qui n’était point celui que suivait naguère notre fillette, et que vous eussiez jugé Allemand à certains détails de son costume.

— Ramberg !… murmura le patron.

La délicieuse blonde était assise déjà sur les coussins de la voiture où le jeune Allemand prit place à côté d’elle.

Une voix sonore et douce commanda ;

— À l’hôtel !

Et la portière se referma.

Les beaux chevaux prirent aussitôt le trot de parade dans la direction du Pont-Marie.

— Je vous dis que c’est une ci-devant ! affirma le portier.

— Non pas ! riposta une commère, c’est une duchesse de Turquie ou d’ailleurs.

— Une espionne de Pitt et Cobourg peut-être !…

Les gamins, à qui on avait jeté des pièces blanches, couraient après l’équipage en criant avec ferveur :

— Vive la princesse !

Le patron resta un moment immobile. Son regard était baissé ; on lisait sur son front pâle le travail de sa pensée.

— Ramberg ! répéta-t-il. Qui est cette femme ? Et qui me donnera le mot de l’énigme ?… On croyait le baron de Ramberg parti depuis huit jours, et voilà plus de deux semaines que le comte Wenzel a disparu… La femme avec qui je le vis était brune, mais c’était le même regard…

Sans s’inquiéter davantage du petit rassemblement qui l’examinait désormais avec défiance, il monta tout pensif les marches de l’église et en franchit le seuil.

L’église semblait complètement déserte. Les derniers rayons du jour envoyaient à peine, à travers les vitres, de sombres et incertaines lueurs. La lampe perpétuelle laissait battre sa lueur toujours mourante au-devant du maître-autel. Pas un bruit n’indiquait dans la nef la présence d’un être humain.

Le patron était pourtant bien sûr d’avoir vu entrer la jeune fille, et si la jeune fille était entrée, ce devait être sur les traces de celui qu’elle suivait.

Le patron avait déjà parcouru l’un des bas-côtés, visitant de l’œil chaque chapelle, et la moitié de l’autre, lorsqu’une main le toucha au passage, sortant de l’ombre d’un pilier.

Il s’arrêta, mais ne parla point, parce que la créature humaine qui était là, tapie dans l’angle profond laissé derrière la chaire, mit un doigt sur ses lèvres et montra ensuite un confessionnal situé à quelques pas de là.

Le patron s’agenouilla sur la dalle et prit l’attitude de la prière.

L’instant d’après, la porte du confessionnal s’ouvrit, et un prêtre jeune encore, dont la tonsure laissait une place d’une blancheur éclatante au milieu d’une forêt de cheveux noirs, se dirigea vers l’autel de la Vierge et s’y prosterna.

Après une courte oraison, pendant laquelle il frappa trois fois sa poitrine, le prêtre baisa la pierre en dehors de la balustrade, et gagna la sacristie.

L’ombre sortit alors de son encoignure et dit :

— Maintenant, nous sommes seuls.

C’était un enfant, ou du moins il semblait tel, car sa tête ne venait pas tout à fait à l’épaule de son compagnon, mais sa voix avait un timbre viril, et le peu qu’on voyait de ses traits donnait un démenti à la petitesse de sa taille.

— Y a-t-il longtemps que tu es là, Patou ? demanda notre homme.

— Monsieur le gardien, répondit l’ombre, la clinique du docteur Loysel a fini à trois heures douze minutes, et il y a loin de Saint-Louis-en-l’Île à l’École de médecine.

— Qu’as-tu vu ? interrogea encore celui qu’on nommait ici M. le gardien, et là-bas « le patron ».

Au lieu de répondre, cette fois, le prétendu enfant secoua d’un mouvement brusque la chevelure hérissée qui se crépait sur sa forte tête, et murmura comme en se parlant à lui-même :

— Je serais bien venu plus tôt, mais le professeur Loysel faisait sa leçon sur l’Organon de Samuel Hahnemann. Voilà huit jours que dure cette parenthèse, où il n’est pas plus question de clinique que du déluge. Je n’avais jamais entendu parler de ce Samuel Hahnemann, mais on l’insulte tant et si bien à l’École, que je commence à le regarder comme un grand inventeur…

— Patou, mon ami, interrompit le gardien, vous autres de la Faculté, vous êtes tous des bavards. Il ne s’agit pas de ce Samuel, qui doit être un juif ou tout au moins un baragouineur allemand, puisqu’il a un nom en mann… Qu’as-tu vu ? Dis vite !

— Ah ! monsieur le gardien, répliqua Patou, de drôles de choses, parole d’honneur ! Les gens de police doivent s’amuser, c’est certain, car pour une fois que j’ai fait l’espion, je me suis diverti comme un ange !… La jolie femme, dites donc !

— Quelle femme ?

— La comtesse.

— Ah ! ah ! fit le gardien, c’est une comtesse !

— L’abbé Martel l’a appelée ainsi… Mais pensiez-vous que je voulais parler de votre Angèle, pauvre cher cœur, puisque vous me demandiez : Quelle femme ?

— N’as-tu point vu Angèle ?

— Si fait… bien pâle et avec des larmes dans ses beaux yeux.

— Et René ?

— René aussi… plus pâle qu’Angèle… mais le regard brûlant et fou…

— Et as-tu deviné ?

— Patience !… Au lit du malade, celui qui expose le mieux les symptômes ne découvre pas toujours le remède. Il y a les savants et les médecins : ceux qui professent et ceux qui guérissent… Je vais vous exposer les faits : je suis le savant… vous serez le médecin, si vous devinez le mot de la charade… ou des charades, car il y a là plus d’une maladie, j’en suis sûr.

Un bruit de clefs se fit entendre en ce moment du côté de la sacristie, et le bedeau commença une ronde, disant à haute voix : On va fermer les portes.

Hormis le gardien et Patou, il n’y avait personne dans l’église. Le gardien se dirigea vers l’entrée principale, mais Patou le retint et se mit à marcher en sens contraire.

En passant près du petit bénitier de la porte latérale, le gardien y trempa les doigts de sa main droite, et offrit de l’eau bénite à Patou, qui dit merci en riant.

Le gardien se signa gravement.

Patou dit :

— Je n’ai pas encore examiné cela. Hier je me moquais de Samuel Hahnemann, aujourd’hui j’attacherais volontiers son nom à mon chapeau ; quand j’aurai achevé mon cours de médecine, je compte étudier un peu la théologie, et peut-être que je mourrai capucin.

Il s’interrompit pour ajouter en montrant la porte :

— C’est par là que M. René est sorti, et après lui Mlle Angèle.

Le gardien était pensif.

Tu as peut-être raison de tout étudier, Patou, mon ami, dit-il avec une sorte de fatigue, moi je n’ai rien étudié, sinon la musique, l’escrime et les hommes…

— Excusez du peu ! fit l’apprenti médecin.

— Il est trop tard pour étudier le reste, acheva le gardien. Je suis du passé, tu es de l’avenir ; le passé croyait à ce qu’il ignorait ; vous croirez sans doute à ce que vous aurez appris ; je le souhaite, car il est bon de croire. Moi, je crois en Dieu qui m’a créé ; je crois en la république que j’aime et en ma conscience qui ne m’a jamais trompé.

Patou sauta sur le pavé de la rue Poultier, et fit un entrechat à quatre temps qu’on n’eût point espéré de ses courtes jambes.

— Vous, patron, dit-il en éclatant de rire, vous êtes naïf comme un enfant, solide comme un athlète et absurde comme une jolie femme. Vous confondez toutes les notions. J’ai un petit-neveu qui me disait l’autre jour : J’aime maman et les pommes d’api. C’est de votre… À propos ! — c’est cette belle comtesse blonde qui me fait songer à cela, — quel sujet à disséquer ! J’étudie en ce moment les maladies spéciales de la femme. J’aurais grand besoin de quelqu’un… j’entends quelqu’un de jeune et de bien conformé… un beau sujet… Auriez-vous cela dans votre caveau de bénédiction, M. Jean-Pierre ?