La Vampire/24

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La Vampire (1865 dans le recueil Les Drames de la mort)
E. Dentu (p. 206-211).

XXIV

LA RUE SAINT-HYACINTHE-SAINT-MICHEL

Le boulevard de Sébastopol (rive gauche), passant avec majesté entre le Panthéon et la grille du Luxembourg, aplanit maintenant cette croupe occidentale de la montagne Sainte-Geneviève. Tout est ouvert et tout est clair dans ce vieux quartier des écoles, subitement rajeuni. Sa bizarre physionomie d’autrefois, si pittoresque et si curieuse, a disparu pour faire place à des aspects plus larges. Paris, la capitale prédestinée, ne perd jamais une beauté que pour acquérir une splendeur.

Etait-ce beau, cependant ! C’était étrange, Cela racontait à la vue de vives et singulières histoires. À ceux-là mêmes qui admirent franchement le Paris nouveau, il est permis de regretter l’aspect original et bavard du vieux Paris.

Que d’anecdotes inscrites aux noires murailles de ces pignons ! et comme ces antiques masures disaient bien leurs dramatiques histoires !

En faisant quelques pas hors du jeune boulevard, vous pouvez encore rencontrer de ces trous horribles et charmants où le moyen âge radote à la barbe de nos civilisations ; les larges percées ont même facilement l’abord de ces mystérieuses cavernes. Derrière le collège de France, tout confit en moderne philosophie, vous n’avez qu’à suivre cette voie qui semble un égout à ciel ouvert : voici des maisons, à droite et à gauche, qui ont vu les capettes de Montaigu, couchées sur le fouarre ; voici des débris de cloîtres où la Ligue a comploté ; voici des chapelles, changées en magasins, au portail desquelles Claude Frollo dut faire le signe de croix, en courant la prétantaine, tandis que son frère Jehan, bête charmante, malfaisante et précoce, lui jouait quelque méchante farce du haut de ce balcon vermoulu, qui avait déjà mauvaise mine au temps où les royales vampires humaient le sang des capitaines à la tour de Nesle.

C’est le mélodrame qui le dit ; le mélodrame, vampire aussi, buvant dans son gobelet d’étain la gloire des rois et l’honneur des reines.

En 1804, au lieu où le boulevard s’évase en une vaste place irrégulière, regardant à la fois le Panthéon, le Luxembourg et le dos trapu de l’Odéon, c’était la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, plus irrégulière que la place, étroite, montueuse, tournante, et d’où l’on ne voyait rien du tout.

La maison où Georges Cadoudal avait établi sa retraite fut célèbre en ce temps et citée comme un modèle de tanière à l’usage des conspirateurs.

J’en ai le plan sous les yeux en écrivant ces lignes.

Elle avait appartenu quelques années auparavant à Gensonné, le Girondin, qui fit, dit-on, pratiquer un passage à travers l’immeuble voisin pour gagner la maison sortant sur la rue Saint-Jacques par la troisième porte cochère en redescendant vers les quais.

On n’ajoute point que ce passage ait été percé en vue d’éviter, à l’occasion, quelque danger politique.

Un autre passage existait, courant en sens inverse et reliant la maison Fallex (tel était le nom du propriétaire) à la cour d’une fabrique de mottes existant à l’angle rentrant de la place Saint-Michel, rue de la Harpe.

Ce deuxième passage, dont l’origine est inconnue et devait remonter à une époque beaucoup plus reculée, ne traversait pas moins de treize numéros ; sur ce nombre, il était en communication avec cinq maisons ayant sortie sur la rue Saint-Hyacinthe, et une s’ouvrant sur la place Saint-Michel.

De telle sorte que la retraite de Georges Cadoudal possédait neuf issues, situées, pour quelques-unes, à de très grandes distances des autres.

Il avait coutume de dire de lui-même : Je suis un lion logé dans la tanière d’un renard.

Lors du procès, il fut prouvé que la plupart des voisins ignoraient ces communications.

Georges Cadoudal n’usait guère que des deux issues extrêmes, encore n’était-ce que rarement. D’habitude, au dire des gens du quartier, qui le connaissaient parfaitement sous son nom de Morinière, il sortait et rentrait par la porte même de sa maison.

La police n’eut donc pas même l’excuse des facilités exceptionnelles que la disposition de sa retraite donnait à Georges Cadoudal.

Le 9 mars 1804, à sept heures du matin, un cabriolet de place s’arrêta devant la porte du chef chouan, rue Saint-Hyacinthe, et attendit.

Tout le long de la rue, selon les mesures prises la veille dans le cabinet du préfet de police, les agents stationnaient. Il y en avait aussi aux fenêtres des maisons. Le cordon de surveillance s’étendait à droite et à gauche jusque dans les rues Saint-Jacques et de la Harpe.

On n’avait fait aucune démarche auprès du concierge de la maison, qui, sur l’invitation du cocher du cabriolet de place, monta au premier étage de la maison, frappa à la porte de Georges et cria, comme c’était apparemment l’habitude :

— La voiture de monsieur attend.

Georges était tout habillé et très abondamment armé, bien qu’aucune de ses armes ne fût apparente.

Il avait la main dans la main d’une femme toute jeune et adorablement belle, qui s’asseyait sur le canapé de son salon.

C’était une blonde dont les yeux d’un bleu obscur semblaient noirs au jour faux qui entrait par les fenêtres trop basses.

— C’est bien ! dit Georges au concierge, qui redescendit l’escalier.

— Je crois, dit la blonde charmante, dont les beaux yeux nageaient dans une sorte d’extase, qu’il est permis de tuer par tous les moyens possibles l’homme qui fait obstacle à Dieu… Mais que je vous aime bien mieux, mon vaillant chevalier breton, dédaignant l’assassinat vulgaire et jetant le gant à la face du tyran !

— Je ne dédaigne pas l’assassinat, répondit Georges, je le déteste.

Il était debout, développant sa haute taille, trop chargée d’embonpoint, mais robuste et majestueuse.

Malgré son poids, qui devait être considérable, il avait, en Bretagne, une réputation d’extraordinaire agilité.

Sa figure était ouverte et ronde. Il portait les cheveux courts, et, chose véritablement étrange, conforme du reste à la chevaleresque témérité de son caractère, il portait à son chapeau une agrafe bronzée réunissant la croix et le cœur, qui étaient le signe distinctif et bien connu de la chouannerie.

La comtesse Marcian Gregoryi fit le geste de porter la main de Georges à ses lèvres, mais celui-ci la retira.

— Pas de folie ! dit-il brusquement. Dès que le jour est levé, je suis le général Georges et je ne ris plus.

— Vous êtes, répliqua la blonde enchanteresse, le dernier chevalier. Je ne saurai jamais vous exprimer comme je vous admire et comme je vous aime.

— Vous m’exprimerez cela une autre fois, belle dame, repartit Georges Cadoudal en riant ; il y a temps pour tout. Aujourd’hui, si vos renseignements sont exacts et si vos hommes ont de la barbe au menton, je vais forcer le futur empereur des Français à croiser l’épée avec un simple paysan du Morbihan… ou à faire le coup de pistolet, car je suis bon prince et je lui laisserai le choix des armes. Mais, sur ma foi en Dieu, le pistolet ne lui réussira pas mieux que l’épée, et le pauvre diable mourra premier consul.

fi jeta sous son bras deux épées recouvertes d’un étui de chagrin et poursuivit :

— Redites-moi bien, je vous prie, l’adresse exacte et l’itinéraire.

— Allez-vous tout droit ? demanda la comtesse.

— Non, je suis obligé de prendre le capitaine L… au carrefour de Buci. C’est mon second.

— Un républicain !…

— Ainsi va le monde. Nous nous battrons tous deux, le capitaine et moi, le lendemain de la victoire.

— Eh bien ! reprit la comtesse en battant l’une contre l’autre ses belles petites mains, voilà ce que j’aime en vous, Georges ! Vous jouez avec la pensée du sabre comme nos jeunes Magyars, toujours riants en face de la mort… Du carrefour Buci, vous prendrez la rue Dauphine, les quais, la Grève, la rue, le faubourg Saint-Antoine, toujours tout droit et vous ne tournerez qu’au coin du chemin de la Muette, à deux cents pas de la barrière du Trône. Là, vous verrez une maison isolée, une ancienne fabrique, entourée de marais… Vous frapperez à la porte principale et vous direz à celui qui viendra vous ouvrir : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je suis un frère de la Vertu.

— Peste ! fit Georges, vos Welches n’y vont pas par quatre chemins ! Et faudra-t-il leur chanter un bout de tyrolienne ?

— Il faudra ajouter, répondit la blonde en souriant comme si cette insouciante gaieté l’eût ravie : Je viens par la volonté de la rose-croix du troisième royaume, souveraine du cercle de Bude, Gran et Comorn ; je demande le Dr Andréa Ceracchi.

— Et après ?

Après, vous serez introduit dans le sanctuaire… et nos frères vous mettront à même de rencontrer aujourd’hui même, en un lieu propice, votre ennemi, le général Bonaparte.

— Un maître homme ! grommela Georges, et qui aurait fait un joli chouan, s’il avait voulu !

Il serra gaillardement la main de la comtesse et se dirigea vers la porte.

Sur le seuil, il s’arrêta pour ajouter :

— Il y a un petit endroit, là-bas, à mi-côte, de l’autre côté du bourg de Brech, que j’aurais voulu revoir. Chacun a quelque souvenir qui revient aux heures de péril, et m’est avis que la danse sera rude aujourd’hui… Elle me dit : Sois à Dieu et au roi, et je fis un serment, la bouche sur ses lèvres… J’avais seize ans… J’ai bien tenu ce que j’avais promis… Le capitaine répète souvent : Georges, si tu étais né dans la rue Saint-Honoré, tu crierais : Vive la république !… Mais, bah ! ceux de Paris radotent comme ceux de Bretagne. Le fin mot, qui le connaît ?…

Ma belle dame, s’interrompit-il, n’oubliez pas de prendre le couloir sur votre gauche : vous sortirez par la place Saint-Michel. Et si quelqu’un vous parle du citoyen Morinière, vous répondrez :

— Je n’ai jamais entendu ce nom-là.

Dans le sourire de la comtesse il y avait de l’admiration et du respect.

Georges poussa la porte et descendit l’escalier en chantant.

Aussitôt qu’il fut parti, la physionomie de la comtesse changea, exprimant un dur et froid sarcasme.

Au moment où Georges sautait dans le cabriolet, son cocher lui dit tout bas :

— La rue a mauvaise mine et tout le quartier aussi.

Le regard rapide et sûr du chouan avait déjà jugé la situation.

— Prends ton temps, mon bonhomme, dit-il en s’asseyant près du cocher. Tant qu’on fait semblant de ne pas les voir, ces oiseaux-là restent tranquilles… Ta bête est-elle bonne ?

— J’en réponds, monsieur Morinière.

Georges se mit à rire franchement et feignit de remonter d’un cran la capote du cabriolet.

— Rassemble, dit-il cependant à voix basse, et enlève ton cheval d’un temps… Ne manque pas ton coup… Tu vas enfiler la rue Monsieur-le-Prince comme si le diable t’emportait.

Il paraît que les gens de la police n’avaient pas même le signalement de Georges Cadoudal. Nous nous plaignons tous, plus ou moins, de nos domestiques, les chefs d’État ne sont pas mieux servis que nous.

Tout le long de la rue les agents se regardaient entre eux et hésitaient.

Le cabriolet était sur le point de s’ébranler, et George allait encore une fois passer comme la foudre au travers de cette meute mal dressée, lorsqu’à une fenêtre du premier étage, qui s’ouvrit doucement, juste au-dessus de lui, une femme parut, jeune, adorablement belle, donnant à la brise du matin ses cheveux blonds, qui scintillaient sous le premier, regard du soleil levant.

Elle se pencha, gracieuse, et quoique Georges ne pût la voir, elle lui envoya un souriant baiser.

Les agents s’ébranlèrent tous à la fois : c’était un signal.

À ce moment, le cocher enlevait son cheval ; qui, robuste et vif, partit des quatre pieds et passa, jetant une demi-douzaine d’hommes sur le pavé.

La comtesse Marcian Gregoryi restait à la fenêtre, suivant le cabriolet, qui descendait la rue comme un tourbillon. Le pavé de la rue Saint-Hyacinthe tournait. Quand le cabriolet disparut, la blonde charmante s’éloigna de la croisée à reculons et en referma les deux battants.

— À cette heure, dit-elle, il n’en doit plus rester un seul de ceux du faubourg Saint-Antoine. J’ai conquis ma rançon, je suis libre, je ne laisse rien derrière moi… Demain, je serai à cinquante lieues de Paris.

Elle se retourna soudain, étonnée, parce qu’un pas sonnait sur le plancher de la chambre, tout à l’heure déserte.

Quoique son cœur fût de bronze, elle poussa un grand cri, un cri d’épouvante et de détresse.

René de Kervoz étant devant elle, hâve et défait, mais l’œil brûlant.

— Je viens trop tard pour sauver, dit-il, je suis à temps pour venger.

Il la saisit aux cheveux, sans qu’elle fît résistance, et appuya sur sa tempe le canon d’un pistolet.

Le coup retentit terriblement dans cet espace étroit.

La balle fit un trou rond et sec, sans lèvres, autour duquel il n’y eut point de sang. Il semblait qu’elle eût percé une feuille de parchemin.

La comtesse Marcian Gregoryi tomba et demeura immobile comme une belle statue couchée.