La Vampire/25

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La Vampire (1865 dans le recueil Les Drames de la mort)
E. Dentu (p. 211-218).

XXV

L’EMBARRAS DE VOITURES.

René de Kervoz avait coutume d’entrer chez son oncle par la rue Saint-Jacques. Il possédait une clef du passage secret. Georges Cadoudal avait réglé cela ainsi, afin que le fils de sa sœur ne fût pas compromis en cas de mésaventure.

En quittant la rue Saint-Louis-en-l’Ile, René s’était lancé à pleine course vers le pont de la Tournelle, sans s’inquiéter s’il était suivi.

La fièvre lui donnait des ailes.

Jean-Pierre se faisait vieux et Germain Patou avait de courtes jambes. Quoiqu’ils fissent de leur mieux l’un et l’autre, ils perdirent René de vue aux environs de l’Hôtel-Dieu.

Les agents de M. Berthellemot venaient par derrière, suivis à une assez grande distance par M. Barbaroux, officier de paix, qui était d’humeur pitoyable et nourrissait la crainte légitime d’avoir gagné cette nuit quelque mauvais rhumatisme.

Le jour était désormais tout grand.

En arrivant à l’endroit où ils avaient perdu la vue de René, l’étudiant et Gâteloup se séparèrent, prenant chacun une des deux voies qui se présentaient. Jean-Pierre continua le quai et Patou monta la rue Saint-Jacques.

C’était cette dernière route que René avait choisie, mais il était désormais de beaucoup en avance et Patou ne pouvait plus l’apercevoir.

René s’introduisit, comme nous l’avons vu, à l’aide de la clé qu’il portait sur lui. En entrant de ce côté, la chambre où se trouvait la comtesse Marcian Gregoryi était la troisième.

Sur le guéridon de la seconde une paire de pistolets chargés traînait. La maison, du reste, était pleine d’armes.

René prit en passant un des deux pistolets et l’arma avant d’ouvrir la dernière porte.

Comme Germain Patou atteignait, toujours courant, le haut de la rue Saint-Jacques, il aperçut une grande cohue de peuple massée dans la rue Saint-Hyacinthe. Cette foule était en train de pénétrer dans la maison no 7, où l’on avait entendu un cri d’appel, puis un coup de pistolet.

Germain Patou entra avec les autres.

René était encore debout, le pistolet à la main.

Patou s’agenouilla auprès de la blonde, qui était splendidement belle et semblait dormir un souverain sommeil.

Il lui tâta le cœur.

Le sien battait à rompre les parois de sa poitrine.

— Quelqu’un connaît-il cette femme ? demanda-t-il.

Comme personne ne répondait, il ajouta :

— Qu’elle soit portée à la morgue du Marché-Neuf, qui a ouvert aujourd’hui même.

Puis il dit à René, espérant ainsi le sauver :

— Citoyen, vous allez me suivre.

Son dernier regard fut cependant pour la comtesse Marcian Gregoryi, et il pensa :

— L’aurais-je aimée ? l’aurais-je haïe ? Mon scalpel, désormais, peut aller chercher son secret jusqu’au fond de sa poitrine !

Au bas de la rue Monsieur-le-Prince et dans la rue de l’Ancienne-Comédie, une autre foule roulait comme une avalanche, criant :

— Au chouan ! au chouan ! Arrêtez Georges Cadoudal !

Quoiqu’il semblât que toutes les maisons eussent vomi leurs habitants sur le pavé, les fenêtres regorgeaient de curieux.

Le cabriolet de Georges Cadoudal avait rencontré un premier obstacle à la hauteur de la rue Voltaire. Deux charrettes de légumes se croisaient.

— Enlève ! ordonna Georges.

Les deux charrettes, culbutées, lancèrent leurs pauvres diables de conducteurs dans le ruisseau.

Et le cabriolet passa.

Les gens qui étaient devant commencèrent à s’émouvoir, bien qu’ils n’eussent aucun soupçon.

Ils crurent à un cheval fou, emporté par le mors aux dents, et des attroupements secourables se formèrent pour barrer la route.

Mal leur en prit.

— Place ! commanda Georges, qui s’était levé tout debout dans le cabriolet.

Comme on n’obéissait pas assez vite à son gré, il arracha le fouet des mains du cocher et allongea de si rudes estafilades que la route, en un instant, redevint libre.

Mais la rumeur qui venait par derrière se faisait si forte qu’on l’entendait gronder au loin.

— Nous n’irons pas longtemps comme cela, monsieur Morinière, grommela le cocher.

— Nous irons jusqu’à Rome, si nous voulons, répliqua Cadoudal. Penses-tu qu’un homme comme moi sera arrêté par de faillis Parisiens ?

Allume, mon gars ! ajouta-t-il en lui rendant son fouet, et n’aie pas peur !

En abordant le carrefour de l’Odéon, le cocher fut obligé de rêner. Il y avait une lourde voiture en travers.

— Passe dessus ou dessous ! cria Georges, qui regardait en arrière.

Et il se mit à sourire, saluant de la main ceux qui le suivaient en criant :

— Au chouan ! au chouan ! Arrêtez l’assassin !

Du carrefour de l’Odéon à l’endroit où la rue de l’Ancienne-Comédie s’embranche aux rues Dauphine et Mazarine, il n’y eut point de nouvel obstacle, mais là, un véritable embarras de véhicules barrait complètement le passage.

— Arrête, bonhomme, dit Georges. Autant vaut jouer sa dernière partie ici qu’ailleurs. Pichegru, et Moreau sont tombés, par leur faute, vivants tous deux ; moi je ne tomberai que mort, et j’aurai fait de mon mieux.

Il se leva de nouveau tout debout, dégagea les deux épées et rangea sous les coussins trois paires de pistolets qu’il avait sous ses vêtements.

Ceux qui le poursuivaient approchaient.

Il tenait la main au cocher.

— Va-t’en, garçon, lui dit-il avec une cordiale bonne humeur. Le reste ne te regarde pas… Si la rue se dégage, je conduis aussi bien que toi, et ils ne me tiennent pas encore !

Le cocher hésita.

— J’ai trois enfants, dit-il enfin, et il sauta sur le pavé pour se perdre dans la foule.

La foule se massait, devinant déjà un spectacle extraordinaire.

Georges releva complètement la capote du cabriolet. Un instant, le voyant ainsi au milieu de cette foule, vous eussiez dit un de ces joyeux charlatans de nos foires parisiennes sur le point de commencer son travail.

Son travail en effet, allait commencer.

Il dépouilla vivement le surtout qu’il portait et parut vêtu d’une sorte de jaquette, en drap fin, il est vrai, mais rappelant exactement la coupe de la veste des gars d’Auray. Au côté gauche de cette veste, il y avait un cœur brodé en argent.

— Au chouan ! au chouan ! Arrêtez le chouan !

Cette fois, ce fut une grande clameur qui partait de tous les côtés à la fois. Georges prit son fouet à la main. Il s’en servait bien, et il est à propos de dire que le fouet, emmanché à un bras morbihannais, devient une arme qui n’est point à dédaigner.

J’ai vu au gros bourg de la Gacilly, sur la rivière d’Oust, des combats au fouet, tournois bizarres et sauvages oui laissent des blessures plus profondes assurément que celles des sabres savants usités dans les querelles universitaires de l’Allemagne.

Le fouet de Georges fît un large cercle autour de lui.

— Que me voulez-vous, bonnes gens ! demanda-t-il, imitant avec perfection l’accent de basse Normandie. Je suis Julien-Vincent Morinière de mon nom, je vends des chevaux par état, je n’ai fait de tort ici à personne.

— Chouan, répliqua de loin Charlevoy, qui se tenait à distance tu t’es dépouillé trop vite.

— C’est pourtant vrai, murmura Georges en riant.

Il va sans dire qu’il ne perdait point de vue son cheval, surveillant toujours l’embarras qui avait fait obstacle à sa course.

De l’autre côté de l’embarras, rue Dauphine, la foule grossissait à vue d’œil. Il y eut un moment où l’effort de sa curiosité rompit l’embarras et ouvrit un passage au beau milieu de la voie.

Il exécuta un second moulinet pour assurer ses derrières, et, touchant légèrement les oreilles de son cheval, il cria :

— Hie, Bijou ! Passe partout ! nous avons affaire à la foire !

Les spectateurs étaient là, comme à la comédie. Paris s’amuse de tout, et sur cent badauds il n’y en avait pas dix pour croire à la présence de Georges Cadoudal.

Malgré la veste bretonne, malgré le cœur chouan, les neuf dixièmes des assistants doutaient. Ce gros gaillard avait l’air si bonne personne ! et la police s’était si souvent trompée !

Le cheval s’enleva avec sa vigueur ordinaire, tandis que Georges, toujours debout, commandait :

— Gare, bonnes gens ! je ne réponds pas de la casse.

Le cheval passa, mais la voiture s’engagea entre la caisse d’un fiacre et la roue d’une grosse charrette qui était en train de tourner.

— Foi de Dieu ! dit Georges, nous voilà engravés, mais nous sommes ici comme dans une redoute.

Un coup de pistolet, le premier, partit derrière lui et abattit son chapeau.

— Plus bas ! fit-il en se retournant et en abattant d’un coup de feu l’homme qui tenait encore l’arme fumante à la main.

Les agents reculèrent encore une fois, tandis que les badauds, essayant de fuir, produisaient une presse meurtrière.

On n’entendait plus que les cris des femmes et des enfants.

Georges, qui avait ouvert son couteau, coupa les deux liens de cuir qui rattachaient le cheval aux brancards, et dit avec beaucoup de calme à ceux de la rue Dauphine :

— Citoyens, voulez-vous livrer passage à un brave homme ?

Il y eut de l’hésitation parmi les curieux, Georges se retourna pour faire tête aux agents, qui essayaient de monter dans les deux véhicules voisins. Il tira deux coups de pistolet et fut blessé de trois projectiles, dont l’un était une bouteille, parti du cabaret qui faisait le coin de la rue de Buci.

Quand il regarda de nouveau devant lui, les rangs s’étaient notablement éclaircis, mais ceux qui restaient semblaient décidés à tenir tête : entre autres un groupe de militaires qui avaient dégainé le sabre.

On put entendre, en ce moment, des coups de feu dans la rue de Buci, C’était le capitaine L… et trois de ses amis qui prenaient les agents à revers.

En même temps, un homme de haute taille et coiffé de cheveux blancs, fendit la presse qui encombrait la rue Saint-André-des-Arts. Il bondit en scène, brandissant un sabre qu’il venait d’arracher à un soldat du train de l’artillerie, lequel le poursuivait en criant.

Nous avons vu que Jean-Pierre Sévérin, au lieu de prendre la rue Saint-Jacques, comme son compagnon Germain Patou, avait continué de longer le quai.

Tout ce que nous venons de raconter s’était passé avec une rapidité si grande que Jean-Pierre Sévérin ne faisait que d’arriver, quoiqu’il eût toujours marché d’un bon pas.

De la rue Saint-André-des-Arts, il avait reconnu, au beau milieu de la bagarre, l’oncle de René de Kervoz, debout dans sa voiture et faisant le coup de feu.

L’idée lui vint soudain que ceci était une suite de l’erreur de M. Berthellemot, confondant M. Morinière, le maquignon inoffensif, avec Georges Cadoudal, qui voulait tuer le premier consul.

Aucun de nous n’est parfait. Tout homme tient à son opinion, surtout les chevaliers errants, dit-on, et Gâteloup était un chevalier errant. Sa vie s’était passée à défendre le faible contre le fort.

Dans sa pensée peut-être, car il était subtil à sa manière, le danger de Morinière se rattachait à quelque piège tendu par la comtesse Marcian Gregoryi.

N’avait-il pas été pris lui-même, lui Gâteloup, au cabaret de la Pêche miraculeuse, pour un des assassins du chef de l’État ?

Il apaisa le soldat du train en lui jetant son nom, connu dans toutes les salles d’armes de tous les régiments, et lui dit :

— On va te rendre ton outil, mon camarade. Prête-le-moi cinq minutes, si tu es un bon enfant !

Et, attachant rapidement sur sa poitrine le cœur d’or que nous connaissons, il s’écria :

— Holà ! y a-t-il quelqu’un pour se mettre du côté de papa Gâteloup ?

Dix voix répondirent dans la foule :

— Présent, monsieur Sévérin ! on y va !

Et les militaires qui barraient le passage du côté de la rue Dauphine remirent l’épée au fourreau.

Gâteloup, cependant, abordait le cabriolet par devant.

Il comprit la situation d’un coup d’œil et acheva de dételer le cheval.

Georges le regardait stupéfait. Quelques hommes protégeaient déjà les derrières de la voiture, où les agents de police résistaient mollement à une vigoureuse poussée.

— Compère Sévérin, dit Georges en montrant du doigt le cœur que le gardien portait sur la poitrine, est-ce que vous êtes aussi pour Dieu et le roi ?

— Pour Dieu, oui, monsieur Morinière, répliqua Gâteloup, mais au diable le roi !… Montez à cheval et prenez la clef des champs, je me charge de retenir ceux qui vous pourchassent.

Georges fronça le sourcil.

Gâteloup le regardait en face.

— Ah ça ! ah ça ! grommela-t-il, vous avez une drôle de figure aujourd’hui, compère. Seriez-vous vraiment Georges Cadoudal ?

— Vieil homme, répliqua Georges, qui ne riait plus, je vous remercie de ce que vous avez voulu faire pour moi. Soigner mon neveu, qui n’est pas cause et qui aime peut-être ce que nous combattons, là-bas, devers Sainte-Anne-d’Auray, la noble terre où je suis né… Je ne suis pas Normand, je suis Breton… Je ne suis pas Morinière le maquignon ; je suis Georges Cadoudal, officier général de l’armée catholique et royale… Je ne suis pas un assassin, je suis un champion arrivant tout seul et tête haute contre l’homme qui a des millions de défenseurs… Ecartez-vous de moi : votre chemin n’est pas le mien.

Gâteloup baissa la tête et s’éloigna sans mot dire.

Georges se redressa, passa deux des quatre pistolets qui lui restaient à sa ceinture et prit les autres, un dans chaque main.

— Qu’on se le dise ! cria-t-il de toute la force de sa voix : Je suis le chouan Cadoudal, et je viens combattre celui qui veut se faire empereur !

Ce ne furent plus seulement les agents de police, ce fut la foule entière qui se rua en avant. Paris entier était amoureux du premier consul. Georges déchargea ses quatre pistolets et saisit les épées. La première se brisa avant qu’on fût maître de lui. Quand il tomba, chargé de sang de la tête aux pieds, il n’avait plus dans la main qu’un tronçon de la seconde.

La dernière blessure qu’il reçut lui vint d’un garçon boucher, qui le frappa avec le couteau de son étal.

Il n’était pas mort. Les agents n’osaient l’approcher. Ce fut le même garçon boucher qui lui jeta au cou la première corde.

Cinq minutes après, au moment où la charrette qui avait arrêtée le cabriolet de Georges Cadoudal l’emmenait, garrotté, à la Conciergerie, un homme parut au milieu des agents qui formaient le noyau de la foule immense rassemblée au carrefour de Buci.

— Voilà comme je mène les choses ! dit cet homme, qui se frottait les mains de tout son cœur.

— Tiens ! fit Charleroy, on ne vous a pas vu pendant l’affaire, monsieur Barbadoux !

— Je crois bien, dit Berthellemot en fendant la presse, il n’y était pas ! Il n’y avait que moi !… Mes enfants, je suis content de vous. Nous avons fait là un joli travail. Tout était combiné à tête reposée, j’avais pris des notes, parole mignonne !

M Berthellemot était en train de faire craquer un peu les phalanges de ses doigts, quand un autre organe plus majestueux prononça ces mots :

— Rien ne m’échappe. Il fallait ici l’œil du maître. Je suis venu au péril de ma vie.

— Monsieur le préfet !… balbutia le secrétaire général.

Ces deux fonctionnaires, en vérité, semblaient être sortis de terre.

— Pendant qu’ils se regardaient, le secrétaire général penaud et jaloux, le préfet triomphant, un troisième dieu, sortant de la machine, passa entre eux et fit la roue.

— Mes chers messieurs, dit le grand juge Régnier avec bonté j’avais pris toutes les mesures. Je vous remercie de n’avoir pas jeté de bâtons dans mes roues. Je vais aux Tuileries faire mon rapport au premier consul… Eh ! eh ! mes bons amis, il faut du coup d’œil pour remplir une place comme la mienne !

Quand Régnier, futur duc de Massa, entra au château, il rencontra dans l’antichambre Fouché, futur duc d’Otrante, qui le salua poliment et lui dit :

— Le premier consul sait tout, mon maître. Eh bien ! il m’a fallu mettre la main à la pâte : sans moi vous n’en sortiez pas !