La Vampire/5

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La Vampire (1865 dans le recueil Les Drames de la mort)
E. Dentu (p. 42-51).

V

LA BORNE

Aux premières lignes de cette histoire nous avons vu un jeune homme élégant et beau longeant seul le quai de la Grève.

Puis, derrière lui, une charmante jeune fille, seule aussi et qui semblait le suivre de loin.

Puis, enfin, un vieil homme, habillé bourgeoisement, mais campé à la noble, qui avait l’air de suivre les deux.

Dans le courant de notre récit, nous avons appris le nom du jeune homme : René de Kervoz, et le nom de la jeune fille : Angèle.

Quant au vieux bourgeois, ceux qui ont lu le premier épisode de cette série : la Chambre des Amours, le connaissaient dès longtemps.

Après la scène mystérieuse et presque muette qui eut lieu, vers la tombée de la nuit, dans l’église de Saint-Louis-en-l’Ile, entre cette blonde éblouissante qu’on appelait Mme la comtesse, l’Allemand Ramberg, René et l’abbé Martel, scène dont l’apprenti médecin Germain Patou, d’un côté, et Angèle de l’autre, furent les témoins silencieux, René de Kervoz sortit le premier.

Angèle le suivit aussitôt, comme elle l’avait fait depuis la place du Châtelet.

Elle semblait bien faible ; son pas lent et pénible chancelait, mais ces pauvres cœurs blessés ont un terrible courage.

Il n’était pas nuit tout à fait encore quand René de Kervoz, sortant par la porte latérale, s’engagea dans la rue Poultier, Au lieu de tourner vers le quai de Bethune, comme devaient faire plus tard Germain Patou et « le patron », il remonta vers la rue Saint-Louis.

Sa marche était lente aussi et incertaine, mais ce n’était pas faiblesse.

Ceux qui le connaissaient et qui l’eussent vu en face à cette heure auraient remarqué avec étonnement le rouge ardent remplaçant la pâleur habituelle de sa joue.

Ses yeux brûlaient sous ses sourcils violemment contractés.

Angèle, pauvre douce enfant, avait grandi entre deux cœurs simples et bons, son père d’adoption et sa mère, les deux seuls amis qu’elle eût au monde. Elle ne savait rien de la vie.

Elle ne voyait point le visage de René ; par conséquent elle ne pouvait lire le livre de sa physionomie.

Mais sait-on où elles prennent cette seconde vue ? Il y a une admirable sorcellerie dans les cœurs malades d’amour. Ce qu’elle ne voyait pas, Angèle devinait.

La passion qui bouleversait les traits de René de Kervoz avait dans l’âme d’Angèle comme un écho douloureux et navré.

Elle ne songeait pas à elle-même ; sa pensée était pleine de lui.

Souffrait-il ? Parfois c’est le bonheur qui écrase ainsi.

Elle avait presque aussi grande frayeur de la souffrance que du bonheur.

Et pourtant, d’ordinaire, c’est le bonheur seulement que redoute la jalousie des femmes.

Mais Angèle n’était pas encore une femme tout à fait ; les jeunes filles aiment autrement que les femmes. Angèle tenait le milieu entre la femme et la jeune fille.

René tourna le coin de la rue de Saint-Louis et se dirigea vers le retour du quai d’Anjou qui faisait face à l’île Louviers.

Ce n’était pas la première fois qu’Angèle suivait René. Elle avait le droit de le suivre, si la plus sacrée de toutes les promesses, ce contrat d’honneur liant l’homme à la pure enfant qui s’est donnée, confère un droit.

Angèle était pour tous la fiancée de René de Kervoz ; elle était sa femme devant Dieu.

Jamais elle n’en avait tant vu qu’aujourd’hui.

Ce qu’elle soupçonnait, depuis longtemps peut-être, lui entrait dans le cœur, ce soir, comme une certitude amère.

René aimait une autre femme.

Non point comme il l’avait aimée, elle, doucement et saintement. Oh ! que de bonheur perdu !

René aimait l’autre femme avec fureur, avec angoisse.

À moitié chemin de la rue Poultier, au retour oriental du quai d’Anjou, un mur monumental formait l’angle de la rue Bretonvilliers, à l’autre bout de laquelle était le cabaret de la Pêche miraculeuse.

Le pâté de propriétés compris entre les deux rues formait la pointe est de l’île ; il se composait du pavillon de Bretonvilliers et de l’hôtel d’Aubremesnil, avec leurs jardins : ces deux habitations, séparées seulement par une magnifique avenue, appartenaient au même maître, l’ancien conseiller au parlement dont il a été parlé.

Outre ces demeures nobles, il y avait quelques maisons bourgeoises ayant façade sur rue.

Le pavillon de Bretonvilliers, qui n’était autre chose que le pignon d’un très vieil hôtel, sorte de manoir contemporain peut-être de l’époque où l’île était encore la campagne de Paris, s’enclavait dans le mur et faisait même une saillie de plusieurs pieds sur la voie : ce qui motiva plus tard sa démolition.

Il n’avait que deux étages : le premier à trois fenêtres de façade ; le second, beaucoup moins élevé, à cinq ; le tout était surmonté d’une toiture à pic.

Il n’existait point d’ouverture au rez-de-chaussée. On y entrait par une porte percée dans le mur, à droite de la façade et donnant dans les jardins.

Ce fut à cette porte que René de Kervoz frappa.

Un aboiement de chien, grave et creux, qui semblait sortir de la gueule d’un animal géant, répondit à son appel.

Une femme âgée et portant un costume étranger vint ouvrir. Elle barra d’abord le passage à René, lui disant : « Les maîtres sont absents. »

René lui répondit, donnant à ces deux mots latins la prononciation magyare : « Salus Hungariœ. »

La vieille femme le regarda en face et sembla hésiter.

Introi, domine, dit-elle enfin, également en latin prononcé à la hongroise, sub auctoritate dominæ meæ (entrez, monsieur, sous l’autorité de ma maîtresse).

La porte se referma. Un coup de fouet retentissant mit fin aux aboiements du gros chien.

Angèle était trop loin pour voir ou pour entendre.

Quand elle arriva devant la porte, tout était silence à l’intérieur.

Elle s’arrêta, immobile, affaissée comme la statue du Découragement.

Elle ne pleurait point.

L’idée ne lui vint pas de frapper à cette porte.

Pourquoi était-elle venue, cependant !

Hélas, elles ne savent pas, ces pauvres blessées.

Elles vont pour glisser un regard tout au fond de leur malheur, mais non point pour combattre.

Quand l’idée de combattre leur vient, elles poussent presque toujours la vaillance jusqu’à la folie. Mais l’idée de combattre leur vient le plus souvent trop tard.

Elles doutent si longtemps ! si longtemps elles se cramponnent à la chère illusion de l’espoir.

Angèle resta pendant de longues minutes debout en face de la porte, le cœur oppressé, les yeux fermés à demi.

Aucun bruit ne venait du dedans. Le dehors était également silencieux, car la nuit s’était faite et le pas des allumeurs de lanternes avait cessé de se faire entendre.

Un seul murmure, confus et intermittent, venait du côté du quai de Béthune, où le cabaret de la Pêche miraculeuse restait ouvert.

En face de la porte par où René avait disparu, au coin d’une maison dont toutes les fenêtres étaient noires et qui semblait inhabitée comme la plupart des demeures dans ce triste quartier, il y avait une borne de granit cerclée de fer.

Angèle s’y assit.

De là on pouvait voir les fenêtres de l’ancien pavillon de Bretonvilliers.

Elles étaient noires aussi, énormes de hauteur et bizarrement éclairées par la lune à son lever, qui leur envoyait ses rayons obliques, avant de les laisser dans l’ombre en montant vers le sud.

Machinalement, le regard d’Angèle s’attacha sur ces trois gigantesques croisées, derrière lesquelles on devinait des rideaux de mousseline, drapés largement.

Elle vit, comme on voit les choses en rêve, un de ces rideaux se soulever à demi et une tête paraître. Les lueurs de la lune n’en éclairaient plus que les reliefs, et c’était si vague !…

Une jeune tête, une tête bien-aimée : ce front et ce regard qu’Angèle voyait nuit et jour, cette bouche qui lui avait dit : je t’aime !

Oh ! et ce sourire ! et ces cheveux si doux qu’un chaste baiser avait mêlés bien souvent avec ses cheveux à elle !

René ! son âme tout entière, son premier, son unique amour !

C’était René ! c’était bien René ! Pourquoi en ce lieu ? et seul ? Attendait-il ? qu’attendait-il ?

La lune tournait ; l’ombre accusait davantage ce sourire qui n’existait pas peut-être. Pour Angèle, René souriait, et si doucement ! et, à travers ces carreaux maudits, René la regardait avec tant de tendresse !

Cela se pouvait-il ? Si René l’avait vue, si René l’avait reconnue, lui dans cette maison, elle dans la rue et sur cette borne, René n’aurait pas souri. Oh ! certes.

Il était bon, il était noble.

Il aurait eu honte, et remords, et frayeur.

Mais qu’importe ce qui est possible ou impossible ? À certaines heures, l’esprit ne juge plus, la fièvre est maîtresse. Angèle tendit ses pauvres mains tremblantes vers René et se mit à lui parler tout bas.

Elle lui disait de ces douces choses que le tête-à-tête des enfants amoureux échange et ressasse pour enchanter les plus belles heures de la vie. La mémoire de son cœur récitait à son insu la litanie des jeunes tendresses. Comme elle aimait ! comme elle était aimée ! Et se peut-il, mon Dieu ! qu’on manque à ces serments qui jaillirent une fois d’une âme à l’autre pour former un indissoluble lien ?

Se peut-il… car il y avait plus que des serments, et René était noble et bon. Nous l’avons dit déjà une fois ; elle se le répéta cent fois à elle-même.

Elle ne sentait point que ses mains étaient glacées et que ses petits pieds gelaient sur le pavé humide par cette froide nuit de février. Elle savait seulement que son front la brûlait.

Un soir, c’était au dernier automne, l’air de la nuit était si tiède et si charmant, je ne sais comment la promenade s’était prolongée le long du quai de la Grève, puis au bord de l’eau, sous ces beaux arbres qui allaient jusqu’au Pont-Marie. Il y avait là des fleurs et de l’herbe autour de la cabane de l’inspecteur du halage ; René voulut s’asseoir ; il était faible alors et malade ; Angèle étendit pour lui son écharpe sur le gazon.

Elle se mit près de lui, si jolie et si belle que René avait des larmes dans les yeux.

Il lui dit :

— Si tu ne m’aimais plus, je mourrais.

Elle ne répondit point, Angèle, parce que la pensée ne lui venait même pas que son René pût cesser de l’aimer.

Ce fut une chère soirée, dont le souvenir ne devait jamais s’effacer.

Tout à l’heure, en passant sur le Pont-Marie, Angèle avait reconnu les grands ormes.

Et maintenant, parlant tout bas comme si René eût été auprès d’elle, Angèle disait à son tour :

— Si tu ne m’aimais plus, je mourrais.

La lune avait tourné, laissant dans l’ombre la façade du vieux pavillon de Bretonvilliers.

Il était impossible de voir la silhouette de René à la grande fenêtre, et pourtant Angèle la voyait encore.

Sur ce fond noir elle devinait une forme adorée ; seulement René ne souriait plus. Il avait le visage triste, ému, amaigri, comme ce soir de la promenade au bord de l’eau, et il semblait à Angèle que la distance disparaissait ; elle montait, il descendait ; tous deux s’appuyaient à l’antique balcon, l’un en dedans, l’autre en dehors, et ils échangeaient de murmurantes paroles entrecoupées de longs baisers.

Tout à coup Angèle tressaillit et s’éveilla, car ceci était un véritable rêve. La façade noire changeait d’aspect : deux des grandes fenêtres s’éclairaient vivement.

Angèle ne s’était point trompée. La silhouette de René trancha en sombre sur ce fond lumineux.

Il était là : il n’avait pas quitté la fenêtre.

Un cri s’étouffa dans la poitrine d’Angèle, parce qu’une autre silhouette se détachait derrière celle de René : une forme féminine, admirablement jeune et gracieuse, qu’Angèle reconnut du premier regard.

— La femme de l’église Saint-Louis ! murmura-t-elle en portant ses deux mains à sa poitrine qui haletait ; toujours elle !

Elle essaya de se lever et ne put. Elle aurait voulu s’élancer et défendre son bonheur.

Parmi la confusion de ses pensées une idée, cependant, se fit jour.

— La porte ne s’est pas rouverte depuis le passage de René, se dit-elle, et cette femme n’a pu le précéder ici, puisqu’elle est sortie de l’église, accompagnée… Par où est-elle entrée ?

L’ombre féminine dessinée avec netteté par la lumière qui l’éclairait à revers portait sur le rideau transparent. On voyait sa taille déliée et les détails légers de sa coiffure où le jour semblait jouer entre les boucles mobiles de ses cheveux.

— Ses cheveux ! dit encore Angèle, ses cheveux blonds ! jamais il n’y en a eu de pareils ! Je crois distinguer leurs reflets d’or… Elle est trop belle Oh ! Réné, mon Réné, ne l’aime pas ; on ne peut pas avoir deux amours… Si tu ne m’aimais plus je mourrais……

Sur le rideau révélateur deux mains se joignirent.

Angèle se redressa, galvanisée par sa terrible angoisse.

— Mais avant de mourir, fit-elle, je combattrai ! Je suis forte ! j’ai du courage ! Et qui donc l’aimera comme moi ? Il est à moi…

Elle s’affaissa de nouveau sur la borne. Autour de la fine taille, là-haut, un bras galant venait de se nouer derrière les rideaux de mousseline.

Angèle balbutia encore :

— Je suis forte… je combattrai…

Mais elle chancelait et sa gorge râlait.

Ses deux mains glacées pressèrent son front.

— C’est un rêve ! un rêve affreux ! dit-elle ; je veux m’éveiller.

Sa voix s’étrangla dans son gosier. Les deux ombres tournaient sur le rideau et présentaient maintenant leurs profils : deux profils jeunes et charmants.

Une douleur navrante étreignit la poitrine d’Angèle. Elle eut l’angoisse de l’attente, car ce fut lentement, lentement, que les deux bouches se réunirent en un étroit et long baiser.

Angèle tomba comme une masse inerte sur le pavé.

Du capuchon détaché de sa mante ses cheveux dénoués s’échappèrent et ruisselèrent : des cheveux plus beaux, plus brillants, plus doux que ceux de l’enchanteresse elle-même.

La silhouette de femme se retira la première et s’enfuit, tandis qu’un retentissant éclat de rire passait à travers les carreaux.

L’ombre de René se prit à la poursuivre.

Puis la troisième fenêtre de la façade s’éclaira brillamment tout à coup. Les deux ombres y passèrent entrelacées et disparurent.

Mais Angèle ne voyait plus rien de tout cela. Son pauvre corps inerte s’étendait tout de son long ; entre son front et le pavé il n’y avait que ses cheveux épars, ses pauvres cheveux

Une demi-heure après seulement, un groupe de fainéants quittant la berge du quai de Béthune passa.

Aucune ombre ne se dessinait plus aux carreaux du vieux pavillon de Bretonvilliers.

Les fainéants qui revenaient de la pêche avec leurs paniers vides rencontrèrent le corps d’Angèle. La chasse valait mieux que la pêche : au cou d’Angèle il y avait une croix d’or, présent de René de Kervoz.

Les fainéants eurent d’abord la pensée de se battre à qui aurait la croix d’or, puis il fut convenu qu’on irait au cabaret d’Ézéchiel, lequel, étant un peu juif, pourrait estimer le bijou et l’acheter comptant pour faire le partage.

Ils avaient compté sans le patron des maçons du Marché-Neuf, M. Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup. Celui-ci se dépouilla de sa houppelande pour en envelopper les membres glacés de la jeune fille. D’après son ordre, que nul ne songea à discuter, quatre porteurs prirent une civière où Angèle fut déposée sur un matelas.

Puis le patron commanda : En route !

Et les porteurs se mirent en marche sans même s’informer du lieu où on les conduisait.

Décidément, ce soir, au quai de Béthune, la chasse ne valait pas mieux que la pêche.

Quand la Meslin eut emmené son homme tout endolori et que les coquins des deux sexes furent partis, Ézéchiel barricada sa porte.

Il était soucieux, ce brave garçon, et d’assez mauvaise humeur.

En éteignant la magnifique lanterne qui faisait la gloire de son établissement et du quartier, il se disait :

— C’est un jeu à se faire rompre les os. Voilà déjà un gaillard qui a deviné la farce. Si on savait une fois que tout cela est pour détourner les chiens et cacher le trou de la vampire…

Il frissonna et regarda tout autour de lui.

— Chaque fois que je prononce ce nom-là, grommela-t-il, j’ai la chair de poule. Je n’y crois pas, mais c’est égal… il doit y avoir quelque chose… Et j’aimerais voir, moi, la mine qu’elles font, ces bêtes-là, quand on leur enfonce un fer rouge dans le cœur ! Parole ! ça doit être drôle !

Il eut un sourire à la fois sensuel et poltron.

À coups de pied il dérangea les filets à moitié brûlés qui encombraient la porte de derrière et l’ouvrit en pensant tout haut :

— Ce n’est pas facile d’amasser un plein pot de pauvres écus !

Au delà de la porte il y avait ce sombre couloir aperçu par le patron et menant à un escalier de pierre. Le couloir, après l’escalier passé, allait en descendant, puis remontait jusqu’à une seconde porte communiquant avec un vaste jardin.

Aussitôt qu’Ézéchiel eut ouvert cette seconde porte, un mugissant aboiement se fit entendre au lointain ; le lecteur aurait reconnu tout de suite la voix du chien géant qui gardait le pavillon de Bretonvilliers.

— Tout sent le diable, se dit Ézéchiel, dans le pays d’où ces gens-là viennent. Ce chien a la voix d’un démon.

Il s’engagea sous une sombre allée de tilleuls taillés en charmille, qui remontait vers la rue Saint-Louis-en-l’Ile.

Les aboiements du molosse devinrent bientôt si violents que le cabaretier s’arrêta épouvanté.

— Holà ! bonne femme Paraxin ! cria-t-il, retenez votre monstre ou je lui casse la tête d’un coup de pistolet.

Un éclat de rire cassé partit du fourré voisin et le fit tressaillir de la tête aux pieds.

— Le chien est enchaîné, trembleur de Français, fut-il dit par derrière les arbres ; n’aie pas peur… Mais, à propos de pistolet, on s’est battu chez toi, là-bas. Y aura-t-il quelque chose pour nos poissons ?

Avant qu’Ézéchiel pût répondre, une femme grande comme un homme et portant le costume hongrois entra dans une échappée de lumière que la lune faisait dans l’avenue.

— Bonsoir, Ézéchiel, dit-elle dans le français barbare qu’elle baragouinait avec peine. On ne peut pas te parler latin à toi ; vous autres, Parisiens, vous êtes plus ignorants que des esclaves !… As-tu quelque chose à nous dire ?

— Je veux voir madame la comtesse, répliqua le cabaretier.

— Madame la comtesse est loin d’ici, repartit Paraxin, qui s’était approchée et dominait Ézéchiel de la tête. Elle a de l’occupation ce soir.

— Elle en mange un ? demanda le cabaretier avec une curiosité mêlée d’horreur.

La Paraxin fit un signe de tête caressant et répondit :

— Elle en mange deux.

Ézéchiel recula malgré lui. La grande femme ricanait. Elle répéta :

Qu’as-tu à dire ?

— J’ai à dire, répliqua Ézéchiel, que tout ça ne peut pas durer. Le monde parle. Il y a des gens sur la trace, et la frime du quai de Béthune est usée jusqu’à la corde. Tout devait être fini voilà quinze jours…

— Tout sera fini dans huit jours, l’interrompit la grande femme. L’argent vient ; la somme y sera. Ceux qui auront été avec nous jusqu’au bout auront leur fortune faite. Ceux qui perdront courage avant la fin engraisseront les poissons… Est-ce tout ?

Ézéchiel restait silencieux

— À quoi penses-tu ? demanda la Hongroise brusquement.

— Bonne femme Paraxin, répondit le cabaretier, je pense à la peur que j’ai. Vos menaces m’effrayent beaucoup, je ne le cache pas, car je vous regarde comme une diablesse incarnée…

La Hongroise lui caressa le menton bonnement.

— Mais, poursuivit Ézéchiel, je suis plus effrayé encore des dangers qui m’environnent de toutes parts à cause de vous. À quoi me servira-t-il d’avoir gagné beaucoup d’argent si on me coupe le cou ?

Mme  Paraxin lui donna un bon coup de poing entre les deux épaules et lui dit quelques injures en latin. Après quoi elle reprit d’un ton sérieux :

— Nous avons de quoi détourner l’attention, brave homme, ne t’inquiète pas… Vois-tu cette lumière, là-bas ?

Ils avivaient au bout de l’avenue, et le pavillon de Bretonvilliers détachait sa haute silhouette sombre sur le ciel.

Une lueur brillait au premier étage.

— Oui, je vois la lumière, répliqua Ézéchiel, mais qu’est-ce que cela dit ?

— Cela dit, mon fils, qu’il y a là un joli jeune homme en train de se brûler à la chandelle. Avec ce papillon nous avons, si nous voulons, deux ou trois semaines de sécurité devant nous.

— Qui est ce papillon ?

— Le propre neveu de Georges Cadoudal, mon fils, qui va nous vendre, pour un sourire… ou pour un baiser, ou plus cher, le secret de la retraite de son oncle.