La Vampire/6

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La Vampire (1865 dans le recueil Les Drames de la mort)
E. Dentu (p. 51-60).

VI

LA MAISON ISOLÉE

C’était une chambre très vaste et si haute d’étage qu’on eût dit une salle de quelque ancien palais de nos rois. Les tentures en étaient fatiguées et ternes de vétusté, mais d’autant plus belles aux yeux des coloristes, qui cherchent l’harmonie dans le fondu des nuances et qui chromatisent en quelque sorte la gamme contenue dans le spectre solaire pour obtenir leurs savants effets : de telle sorte, par exemple, que le costume d’un mendiant fournit sous leurs pinceaux des accords merveilleux.

La lampe entourée d’un globe en verre de Bohême non pas dépoli, mais troublé et imitant la demi-transparence de l’opale, éclairait à peine cette vaste étendue, effleurant chaque objet d’une lueur discrète et presque mystérieuse.

On ne pouvait juger ni les peintures du plafond ni celles des panneaux, coupés en cartouches octogones, selon les lignes régulières mais inégales qui caractérisaient l’époque de Louis XIV. C’est à peine si les dorures brunies renvoyaient ça et là quelques sourdes étincelles.

Au-devant de deux grandes fenêtres les draperies de lampas dessinaient leurs plis larges et nombreux sous lesquels tranchaient de moelleux rideaux en mousseline des Indes.

L’aspect général de cette pièce était austère et large, mais surtout triste, comme il arrive presque toujours pour les œuvres du moyen âge que le dix-septième siècle essaya de retoucher.

C’était aux carreaux de cette chambre et sous la mousseline des Indes qu’Angèle avait vu d’abord le visage de René, aux premiers rayons de la lune, puis les deux ombres dont la fenêtre avait trahi l’amoureuse bataille.

Maintenant il n’y avait plus personne.

Mais les gaies lueurs qui passaient par la porte entr’ouverte de la pièce voisine, celle qui n’avait qu’une croisée sur la rue et qui s’était éclairée la dernière, indiquaient la route à prendre pour retrouver ensemble René de Kervoz et la reine des blondes, comme l’appelait Germain Patou, la radieuse pénitente de l’abbé Martel, l’inconnue de l’église Saint-Louis-en-l’Ile.

La jalousie de celles qui aiment profondément ne se trompe guère. Il est en elles un instinct subtil et sûr qui leur désigne la rivale préférée.

Angèle avait reconnu le profil de sa rivale sur la mousseline des rideaux, et nous l’avons dit comme cela était, Angèle, dans cette silhouette mobile, avait deviné jusqu’à l’or léger qui frisait en délicieuses boucles sur le front de l’étrangère.

Franchissons cependant cette porte entr’ouverte qui laissait passer de joyeuses lueurs.

C’était une pièce beaucoup plus petite, et le seuil qui séparait les deux chambres pouvait compter pour un espace de six cents lieues. Il divisait l’Occident et l’Orient.

De l’autre côté de ce seuil, en effet, c’était l’Orient, les tapis épais comme une pelouse, les coussins accumulés, la lumière parfumée. Vous eussiez cru entrer dans un de ces boudoirs féeriques où les riches filles de la Hongrie méridionale luttent de magnificence et de mollesse avec les reines des Mille et Une Nuits.

Le contraste était frappant et complet. À droite, c’était la roideur mélancolique et un peu moisie du grand siècle ; à gauche de la cloison, le luxe voluptueux, la somptuosité demi-barbare de la frontière ottomane s’étalaient, comme si en ouvrant la croisée on eût pu voir à l’horizon les minarets de Belgrade, la blanche ville.

Dans la première pièce il faisait froid ; ici régnait une douce chaleur où passaient comme de tièdes courants chargés de langueurs odorantes.

La lumière de deux lampes magnifiques, rabattue par deux coupoles de cristal rosé, tombait sur une ottomane environnée d’arbustes exotiques en pleine fleur.

Il y avait là un jeune homme et une jeune femme : deux belles créatures s’il en fut jamais ; la jeune femme demi-couchée sur l’ottomane, le jeune homme assis sur les coussins à ses pieds.

C’étaient bien les deux silhouettes du rideau : René de Kervoz d’abord, qu’Angèle aurait reconnu entre mille, et quant à la femme, Angèle avait pu, sans se tromper, prendre son profil pour celui de la blonde étrangère. Les traits offraient en effet une parité complète : mêmes yeux, même bouche souriante et hautaine, même dessin de visage, exquise dans sa délicatesse.

Seulement, ces admirables cheveux blonds, si vaporeux et si brillants, n’existaient que dans l’imagination d’Angèle.

La jeune femme de l’ottomane avait d’admirables cheveux, il est vrai, mais plus noirs que le jais.

Il suffisait d’un regard pour voir, malgré l’extrême ressemblance, qu’elle n’était pas notre mystérieuse comtesse de Saint-Louis-en-l’Île.

Au moment où nous entrons dans le boudoir, elle touchait justement d’un geste mutin ses adorables cheveux noirs et disait en souriant :

— Je n’aurais jamais cru qu’on pût nous prendre l’une pour l’autre : elle si blonde, moi si brune… et surtout mon beau chevalier breton, qui prétend que mon image est gravée dans son âme !

René la contemplait avec une sorte d’extase et ne répondait point.

Il éleva une gracieuse petite main jusqu’à ses lèvres et savoura un long baiser.

— Lila ! murmura-t-il.

Elle se pencha jusqu’à son front, qu’elle effleura, disant :

— Mon nom est doux dans votre bouche.

Il y a des souvenirs : un nuage passa sur le regard de René.

Une fois, cette pauvre enfant qui lui avait donné son cœur, Angèle, sa fiancée, lui avait dit :

— Dans ta bouche mon nom est doux comme une promesse d’amour.

Il l’avait bien aimée, et la passion qui l’entraînait vers une autre, à présent, avait été combattue par lui comme une folie.

Il aimait malgré lui, malgré sa raison, malgré son cœur ; il subissait une irrésistible fascination.

Ces choses arrivent comme pour apporter une excuse à ceux qui croient aux sorts et aux charmes.

Angèle était pieuse. Quelques semaines auparavant, le soir du 12 février, René l’avait accompagnée au salut de Saint-Germain-l’Auxerrois. Pendant qu’Angèle priait, René rêvait — aux joies prochaines de leur union sans doute.

Il y avait une femme agenouillée non loin d’eux.

René vit briller deux lueurs sous un voile.

Et je ne sais comment, dans l’ombre où était l’inconnue un rayon des cierges de l’autel pénétra.

René sentit en lui comme une vague angoisse. Son regard revint vers Angèle, qui priait si saintement, il eut frayeur et remords, et ne fut soulagé que par l’effort qu’il fit sur lui-même pour ne plus tourner les yeux vers l’inconnue.

Il sortit avec Angèle et la reconduisit jusqu’à sa porte. Leurs logis étaient voisins. Il la quitta pour rentrer chez lui.

Mais il n’aurait point su dire pourquoi il reprit le chemin de l’église.

À la porte il hésita, car il comprenait que franchir de nouveau ce seuil c’était déjà une trahison.

D’ailleurs elle devait être partie.

Elle ! — René entra en se disant : Je n’entrerai pas.

Elle le croisa comme il passait devant le bénitier. Malgré lui, le doigt de René se plongea dans la conque de marbre La main de l’inconnue toucha sa main ; il eut froid jusque dans le cœur.

Ce fut tout. Elle sortit. René resta immobile à la même place, car il se disait : Je ne la suivrai pas.

Une voix l’avertissait, murmurant au dedans de lui-même le nom d’Angèle et disant : C’est celle-là qui est le bonheur.

C’est l’autre qui est le caprice extravagant, la fièvre, tourment, la chute…

Pourquoi est-ce ainsi ? René s’élança sur les traces de l’inconnue. Son cœur battait, sa tête brûlait !

Il n’y avait personne sur le parvis encombré de masures qui séparait alors la façade de Saint-Germain-l’Auxerrois du Louvre non encore restauré.

Chose singulière, et qu’il faut exprimer pourtant, René n’avait pas même vu celle qu’il poursuivait malgré lui.

Il ne connaissait d’elle, que la lueur de son regard et les vagues profils dessinés par les reflets descendant de l’autel.

Quand leurs mains s’étaient touchées au bénitier, l’inconnue avait le visage caché derrière son voile.

C’était une toute jeune femme et d’une beauté merveilleuse, voilà ce dont il eût juré ; il n’aurait point su détailler l’impression que lui laissait son costume sévère, mais d’une élégance extrême. Elle le portait à miracle, et, tandis qu’elle s’éloignait, René avait admiré la grâce noble de sa démarche.

Aime-t-on pour si peu, et quand le cœur a noué ailleurs une chaîne sérieuse et solide ?

René était l’honneur même. Il arrivait-d’un pays ou l’honneur passe avant toute chose. Son enfance s’était écoulée dans une famille simple et sévère où la passion politique seule avait accès.

Encore la passion politique sommeillait-elle depuis longtemps déjà au manoir de Kervoz, situé entre Vannes et Auray ; le père de René s’était battu de son mieux, mais il avait déposé les armes franchement et sans arrière-pensée, depuis que les portes de la paroisse s’étaient rouvertes au culte.

Il y avait deux sortes de chouans en Bretagne : les chouans du roi, les chouans de Dieu.

Quand on rendit à ces derniers la vieille maison de granit qui bénit la naissance, le mariage et la mort, il se fit bien des vides dans les rangs de la rustique armée.

Le père de René avait dit à son fils : Le passé s’en va : attendons pour juger l’avenir.

C’était un chouan de Dieu.

Mais la mère de René avait un frère qui était un chouan du roi.

On entendait parler de lui parfois au manoir des environs de Vannes. Il courait l’Europe, conspirant et suscitant des ennemis à ceux qui tenaient la place du roi. Son nom était célèbre.

Il avait promis hautement d’engager, lui, seul et proscrit, contre le premier consul, entouré de tant de soldats, défendu par tant de gloire, une sorte de combat singulier.

Tous ceux qui ont reçu l’éducation de nos collèges doivent être embarrassés quand ils deviennent les juges d’une action de ce genre. Le bon sens dit que le vrai nom d’un pareil tournoi est assassinat. Mais l’Université, pendant huit mortelles années, a pris la peine de nous enseigner de tous autres noms, latins ou grecs. Chacun se souvient des classiques admirations de son professeur pour le poignard de Brutus.

« En plein sénat, messieurs ! en plein sénat ! » nous disait le nôtre, qui pourtant recevait de César un traitement de mille écus par an, ni plus ni moins.

Il ajoutait :

« C’était bien le vir fortis et ubicumque paratus. Le gaillard n’avait pas froid aux yeux ! En plein sénat, messieurs, en plein sénat ! »

Cassius, le collaborateur, avait aussi sa part d’éloges.

Et l’on partait de là pour dire quelque chose d’aimable à propos de tous les citoyens qui, depuis Harmodius et Aristogiton, jusqu’aux amis de Paul Ier de Russie, engagèrent précisément ce tournoi que Georges Cadoudal proposait au premier consul.

Depuis que César a fait un livre, on prétend, cependant, que le poignard de Brutus est un peu moins préconisé dans nos collèges ; mais le livre de César est tout jeune, et nous qui fûmes élevés par l’Université dans le respect amoureux de l’homme et de son instrument, nous éprouvons un certain embarras à renier les admirations qui nous furent imposées : « En plein sénat, messieurs ! »

Et applaudissez, ou gare la retenue !

Un jour viendra peut-être où l’Université, convertie à des sentiments moins féroces, aidera César à corriger les épreuves de son livre. Espérons que, ce jour-là, le poignard de Brutus, définitivement mis à la retraite, se rouillera dans les greniers d’académie. Ainsi soit-il !

Mais je demande au ciel et à la terre ce que l’Université, avant sa conversion, pouvait reprocher à l’épée de Georges Cadoudal.

René de Kervoz neveu de Cadoudal n’était point mêlé à ses intrigues désespérées. Il suivait à Paris les cours de l’École de droit et se destinait à la profession d’avocat. Nous devons dire que son oncle lui-même l’écartait des voies dangereuses où il marchait. Une sincère affection régnait entre eux.

De la conspiration dont son oncle était le chef René connaissait ce qui était à peu près au vu et au su de tout le monde ; car la police, nous l’avons dit déjà, est souvent dans la position de ces maris trompés qui seuls ignorent leur malheur.

À Paris, l’affaire Cadoudal était le secret de la comédie. Tout le monde en parlait. À peine peut-on dire que la demeure du terrible Breton fût un mystère.

Le mystère, et c’en est un grand assurément, gît tout entier dans le chronique aveuglement de la police.

Nous avons vu de nos jours quelque chose de pareil, et les gens qui ne savent pas quelle épaisse myopie peut affecter cent yeux d’Argus doivent croire qu’à de certaines époques la police a partagé les faiblesses de l’Université à l’endroit des outils dont se sert Brutus.

Cadoudal connaissait et approuvait l’amour de son neveu pour Angèle. Il s’était mis en rapport, sous un nom supposé, avec la famille adoptive de la jeune fille et devait servir de père à René lors du mariage.

Nous ajouterons qu’il avait discuté les conditions du contrat, en bon bourgeois, avec Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, le patron des maçons du Marché-Neuf. Jean-Pierre avait pour M. Morinière de l’estime et de l’amitié. Morinière était nom d’emprunt de Georges Cadoudal.

Cadoudal avait dit à son neveu :

— Ton Angèle fera la plus délicieuse comtesse que l’on puisse voir. Moi, j’aurai la tête fêlée un jour ou l’autre, cela ne fait pas de doute ; mais, quand le roi reviendra, tu seras comte en souvenir de moi, et du diable si le neveu du vieux Georges ne sera pas aussi noble que tous les marquis de l’univers !

René avait répondu :

— Je l’aime telle qu’elle est. Elle sera la femme d’un avocat, et je tâcherai de la faire heureuse.

Et l’on parlait de danser à la noce. Ce Georges était à Paris comme le poisson dans l’eau, tant il comptait bien sur la somnolence de la police. Les mémoires du temps, les mémoires de la police surtout, avouent qu’il allait et venait à son aise, s’occupant de ses affaires comme vous ou moi et menant même joyeuse vie.

Comme César doit regretter parfois de n’être pas gardé par un simple caniche.

En quittant l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, René de Kervoz, l’œil troublé, la poitrine serrée, regarda tout autour de lui. Ce fut le nom d’Angèle qui vint à ses lèvres, comme s’il eût cherché dans cette sainte affection un refuge contre sa folie.

Il était fou déjà. Il le sentait.

Au coin de la rue des Prêtres-Saint-Germain, une forme fuyait. René franchit d’un saut les degrés du perron et courut après elle.

À l’endroit où la rue des Prêtres débouche sur la place de l’École, une voiture élégante stationnait. La portière s’ouvrit, se referma. Les chevaux partirent au grand trot.

René n’avait point vu la personne qui était montée dans voiture, et pourtant il la suivit à toutes jambes.

Il était sûr que la voiture contenait son inconnue.

La voiture alla longtemps au trot de ses magnifiques chevaux. La sueur inondait le front de René, qui perdait haleine, sinon courage, et ne s’arrêtait point.

La voiture suivit les quais jusqu’à l’Hôtel de Ville, puis remonta la rue Saint-Antoine, dans laquelle elle fit une courte halte. Les portières restèrent fermées, le valet de pied seulement descendit, frappa à une porte, entra, ressortit et reprit sa place en disant :

— Allez ! le docteur viendra.

René avait profité du temps d’arrêt pour reprendre haleine et nouer sa cravate autour de ses reins.

Quand la voiture repartit, il la suivit encore.

Que voulait-il, cependant ? Il n’aurait point su répondre à cette question.

Il allait, entraîné par une force irrésistible.

La voiture s’arrêta encore deux fois, rue Culture-Sainte-Catherine et Chaussée-des-Minimes.

Deux fois le valet de pied descendit et remonta sans avoir eu aucune communication avec l’intérieur de la voiture.

En quittant la Chaussée-des-Minimes la voiture regagna rue Saint-Antoine. À ce moment l’horloge de l’église Saint-Paul sonnait dix heures de nuit.

Cette fois la traite fut longue et véritablement rude pour René, L’équipage, lancé à pleine course, brûla le pavé de rue Saint-Antoine, franchit la place de la Bastille et longea tout le faubourg sans ralentir sa marche.

Il y avait alors un large espace vide entre les dernières maisons du faubourg Saint-Antoine et la place du Trône. La rue de la Muette n’était qu’un chemin creux, bordé de marais.

La voiture s’arrêta enfin devant une habitation isolée et assez grande, située à gauche du faubourg, dans les terrains qui avoisinaient la rue de la Muette.

Il n’y avait point de lumière aux fenêtres de cette habitation, à laquelle conduisait un chemin tracé à travers champs.

Au-devant de la porte, de l’autre côté du chemin, un mur de marais tombait en ruine, laissant voir, par ses brèches un champ d’arbustes fruitiers, framboisiers, groseilliers et cassis, que surmontaient quelques cerisiers de maigre venue.

René était bon coureur, néanmoins, malgré ses efforts, il s’était laissé distancer à la fin par le galop des chevaux. Il vit loin l’équipage tourner, puis faire halte ; il ne put distinguer dans la nuit ce qui se passait à la porte de la maison.

Comme il arrivait au détour du chemin, la voiture, revenant sur ses pas, débouchait de nouveau dans le faubourg Saint-Antoine.

Les glaces des deux portières étaient maintenant abattues. René put glisser un regard à l’intérieur, qui lui sembla vide. Le cocher et le valet de pied restaient à leur poste. La voiture reprit le chemin qui l’avait amenée et disparut au loin dans le faubourg.

René hésita. Sa raison, un instant réveillée, se révolta énergiquement contre l’absurdité de sa conduite. Il se demanda encore une fois et avec un vif mouvement de colère contre lui-même :

— Que viens-je faire ici ?

Il était d’un pays où la superstition s’obstine. L’idée naquit en lui qu’on lui avait jeté un sort.

Et il se dit, résolu à clore cette triste équipée :

— Je n’irai pas plus loin !

Mais ce sont éternellement les mêmes paroles. Ceux à qui on jette des « sorts » du genre de celui qui tenait déjà le fiancé d’Angèle font toujours le contraire de ce qu’ils disent.

René tourna l’angle du chemin et marcha tout uniment vers la maison solitaire dont la lune, cachée sous les nuages, dessinait vaguement les profils.

Cette maison ressemblait à une fabrique abandonnée.

Il faisait froid, le vent fouettait une petite pluie fine qui rendait la terre molle et glissante.

René fit le tour de la maison, qui n’avait ni jardin ni cour et qui, à la considérer de plus près, avait l’air d’une de ces bâtisses inachevées, fruits de la spéculation indigente, qui restent à l’état de ruine avant même d’avoir abrité leurs maîtres.

Il y avait beaucoup de fenêtres. Toutes gardaient leurs contrevents fermés.

René revint à la façade qui donnait sur le chemin. De ce côté, les fenêtres étaient closes comme partout. Devant la porte, l’herbe croissait autour du petit perron de trois marches et jusque sur les degrés.

René regarda aux croisées. Les volets fermés ne laissaient passer aucune lueur.

Il écouta. Le silence et la solitude permettaient de saisir tous les sons, même les plus faibles.

Aucun bruit ne frappa ses oreilles.

Il s’éloigna afin de mieux voir, car, la nuit, une lueur fugitive s’aperçoit plus aisément à distance. Il dépassa le mur qui faisait face à la maison. — Rien.

Et cependant il resta, répétant en lui-même, comme un pauvre maniaque :

— Elle m’a jeté un sort !

La plaie froide pénétrait son vêtement léger ; il tremblait la fièvre. Il restait.

Naguère nous étions avec une pauvre enfant transie de froid jusqu’au cœur, qui, elle aussi, attendait interrogeant la façade muette d’une maison de Paris.

Mais notre Angèle, assise sur sa borne humide, devant les fenêtres du pavillon de Bretonvilliers, savait ce qu’elle voulait.

Elle venait chercher son arrêt.

René ne savait pas. Il n’y avait pas en ce moment une idée, une seule, dans le vide de sa cervelle. C’était un malade que ses veines brûlaient, tandis que le frisson serpentait sous sa peau.

Il s’assit dans l’herbe mouillée parmi les buissons qui le cachaient. La lune, dégagée de ses voiles, éclairait vivement la campagne.

Au loin le vent nocturne apporta les douze coups de minuit frappés au clocher de l’église Sainte-Marguerite.

En ce moment une étrange harmonie sembla sortir de terre C’était un de ces chants graves et régulièrement cadencés qui font reconnaître en toutes les parties du globe les émigrés de la patrie allemande.

René sortit du demi-sommeil qui engourdissait son corps et son intelligence. Il écouta croyant rêver.

Comme il quittait sa retraite pour se rapprocher de la maison et prêter l’oreille de plus près, un bruit de voiture arriva du faubourg Saint-Antoine.

Il se tapit de nouveau dans les buissons.

La voiture s’arrêta au coude du chemin. Un homme en descendit et vint frapper à la porte de la maison isolée.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-on à l’intérieur et en latin.

Le nouveau venu répondit en latin également.

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je suis un frère de la Vertu.

Et la porte s’ouvrit.