La Vertu de Rosine/I

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Michel Lévy frères (p. 1-7).
LA VERTU


DE ROSINE




I

LES LITANIES DE LA FAIM


Ami lecteur, vous qui êtes un vrai Parisien né dans le vrai Paris, — vous qui avez voyagé en Chine, vous qui avez couru les mers depuis Berg-op-Zoom jusqu’à Seringapatam, — vous ne vous êtes jamais aventuré de l’autre côté de l’eau, dans les défilés de la place Maubert.

C’est là que Rosine rencontra un matin son tentateur.

La rue des Lavandières est un des tristes chemins de ce pays perdu où l’ange des ténèbres étend ses ailes empoisonnées. Il y passe çà et là, parmi les peuplades pittoresques qui secouent leur vermine, un être reconnu de l’espèce humaine, comme un étudiant qui va au Jardin des Plantes, un provincial qui cherche sa famille parisienne, une jeune ouvrière qui s’élance, légère comme un chat, sur la pointe de sa pantoufle, de la boutique de l’épicier à l’éventaire de la marchande des quatre saisons. Les autres passants, vous les connaissez : un voleur oisif qui attend l’heure du travail ; un enfant qui barbote dans le ruisseau ; une femme qui a des yeux pour y voir, mais qui joue les aveugles sur le pont Royal ; un chiffonnier ivre, Diogène moderne qui a allumé sa lanterne pour chercher un cabaret.

Il y a quelques années, dans une vieille maison de cette rue sans air et sans soleil, vivait une pauvre famille d’origine lorraine, qui avait quitté sa rive natale pour chercher fortune à Paris. Une fois embarqué sur cette mer trompeuse, le père avait crié : Terre ! mais il ne devait atteindre qu’à la terre ferme du tombeau sans avoir jamais d’autre planche de salut que ses bras.

Il se nommait André Dumon et il était tailleur de pierres. Il se levait tous les jours avant le soleil, qu’il appelait son compagnon ; il attendait toujours que le soleil fût couché pour se croiser les bras. Or, à ce rude travail, il ne gagnait guère que cent sous par jour et ne rapportait le soir que trois francs au logis. Avec ces trois francs, il fallait que sa femme nourrît et élevât sa famille, sans oublier le loyer du toit qui les abritait. Tant qu’elle eut du lait dans ses mamelles fécondes, elle accomplit héroïquement sa mission, semblable au pélican, qui, dans ses jours de mauvaise chasse, se déchire le sein pour nourrir sa nichée. Mais le lait tarit sous les lèvres affamées. La famille était parvenue à vivre de peu, sans se plaindre même au ciel : il fallut se résigner à vivre de moins.

Le tailleur de pierres vit bientôt la faim s’asseoir au seuil de sa porte.

Jusque-là, sa nichée d’enfants venait, toute bruyante et toute joyeuse, l’attendre sur le soir au haut de l’escalier ; c’était à qui lui sauterait sur les bras, se pendrait à son cou, lui saisirait la main ; il rentrait dans ce doux cortége ; il oubliait les peines du travail ; il embrassait sa femme avec la joie dans le cœur. On se mettait à table, les enfants debout pour tenir moins de place ; on mangeait un pain béni du ciel, accompagné d’un plat de lentilles ou d’une tranche de bœuf. Sur la table était un cruchon de cidre ou de piquette que tous se passaient à la ronde. Après souper, les jours de froid, on brûlait un demi-cotret, — un vrai feu de joie qui durait une demi-heure ; — après quoi, on s’endormait content et sans fatigue. Les jours de beau temps, toute la famille, moins l’enfant au berceau, descendait sur le quai de la Tournelle pour respirer un peu et voir le ciel. Les enfants étaient vêtus de rien, mais par la main d’une vraie mère. Tout le monde admirait au passage cette petite caravane allègre et souriante qui portait bravement sa misère.

Mais il vint un temps où la mère perdit ses forces et son lait. Cette fraîche et féconde créature, éclose en pleine séve dans la vallée de la Meurthe, ne put résister à tant de sacrifices cachés. Jusque-là, elle avait seule souffert sans le dire jamais, se consolant dans le sourire de ses enfants. Ce fut alors qu’elle redevint mère pour la huitième fois. Elle ne se plaignit pas ; mais le tailleur de pierres vit bientôt qu’il succomberait à la peine. Ce qui lui ouvrit surtout les yeux sur sa misère prochaine, ce fut l’absence de ses enfants au haut de l’escalier quand il revenait du travail.

À la seconde absence, il pâlit, il ouvrit la porte et entra sans mot dire. Ses enfants vinrent à lui, mais silencieusement, comme s’ils n’avaient rien de bon à lui apprendre. La mère se détourna pour essuyer une larme.

— Eh bien, qu’y a-t-il donc ? demanda André Dumon.

— Rien, répondit sa femme en essayant un sourire, si ce n’est que tu as oublié de m’embrasser.

Le tailleur de pierres se leva et alla droit à sa femme ; il l’embrassa, mais elle n’avait pas essuyé toutes ses larmes.

— Et moi ? dit Rosine.

Le père embrassa sa fille.

— Comme elle est belle, dit-il. Et comme cela console des mauvais jours ! Et moi qui croyais lui donner cent louis d’or le jour de son mariage.

— Mon mariage ? murmura Rosine. J’ai rêvé que je mourrais fille.