La Vertu de Rosine/II

La bibliothèque libre.


Michel Lévy frères (p. 9-13).


II

ROSINE


Rosine avait la pâle et charmante beauté des Parisiennes, ces yeux bleus voilés de longs cils noirs qui sont le ciel dans l’enfer ; cette bouche moqueuse comme l’esprit, mais éloquente comme la passion ; ce profil ondoyant, qui désespère le sculpteur, mais qui ravit l’amoureux.

La pauvre fille ne demandait qu’à verdoyer et à fleurir, comme toutes celles qui ont dix-sept ans ; mais comment avoir la gaieté au cœur, quand on a sans cesse sous les yeux le spectacle d’une mère qui souffre et qui veille, d’un père que le travail a courbé, de sept enfants qui jouent, sans oublier qu’ils ont faim ? D’ailleurs, Rosine n’avait pas le temps de rire : du matin au soir, elle était sur pied pour veiller ses trois sœurs et ses quatre frères. C’était la maîtresse d’école de la bande. Sa mère lui avait appris à lire ; elle répétait la leçon aux autres.

Cependant la jeunesse a tant de ressources, que Rosine garda sa beauté dans cette atmosphère de mort. Un nuage passait, mais bientôt le pur rayon des fraîches années déchirait le nuage. Il lui arrivait çà et là d’heureux moments, soit qu’elle s’appuyât à la fenêtre pour regarder la ville immense où elle espérait une meilleure place, soit qu’elle tourmentât ses beaux cheveux brunissants devant un miroir cassé, qui seul lui parlait d’elle.

Le matin, pour commencer sa journée, elle chantait d’une voix claire et perlée quelques airs d’orgue que le vent apportait le soir jusqu’à la fenêtre, ou quelque vieille chanson lorraine dont sa mère l’avait bercée en de meilleurs jours. Le soir, elle s’endormait heureuse comme le voyageur après une mauvaise traversée.

Le logis du tailleur de pierres se composait d’une chambre et de deux cabinets ; un de ces cabinets était pour Rosine et ses petites sœurs. Même aux plus grands jours de détresse, ce lieu avait un certain air de jeunesse qui charmait les voisines. Çà et là une robe, un bonnet, un fichu, cachaient la nudité des solives ; les deux lits blancs avaient je ne sais quoi d’innocent et de simple qui réjouissait le cœur ; la petite fenêtre s’ouvrant sur le toit avait un coin du ciel en perspective ; enfin, quand Rosine était là, chantant à son réveil, peignant ses beaux cheveux, sa seule parure et sa seule richesse, ne voyait-on pas la jeunesse en personne ?

Elle devinait Paris par instinct, car elle ne l’avait vu que de loin. À peine s’il lui était arrivé, à deux ou trois jours de fête, de suivre son père dans le cœur de la grande ville. La nuit, elle avait rêvé de toutes ces splendeurs féeriques. Le lendemain, en revoyant l’intérieur désolé de la rue des Lavandières, elle s’était ressouvenue de toutes les richesses parisiennes. Le serpent, celui-là qui reconnaît toujours les filles d’Ève, avait déployé sous ses yeux éblouis les robes de soie et de velours ; la dentelle de Flandre ; l’or, qui prend la femme par le doigt et par le bras sous la forme d’une bague et d’un bracelet ; les diamants, qui ont les yeux du tentateur. « Pourquoi suis-je dans un grenier ? demandait-elle. Qu’ai-je donc fait à Dieu pour qu’il me condamne à cette froide prison et à ce dur esclavage, quand les sept péchés capitaux promènent insolemment leur luxe ? » Et le serpent lui répondait : « Laisse là ton père et ta mère, descends ce sombre escalier, traverse la ville de ton pied léger ; je te conduirai au banquet où l’on chante et où l’on rit ; l’arbre de la vie a des fruits dorés pour toi comme pour les autres. » Elle comprenait vaguement que son honneur et sa vertu seraient le prix de sa place au banquet : elle s’indignait et reprenait avec courage les rudes chaînes de la misère.