La Vertu de Rosine/XII

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Michel Lévy frères (p. 81-91).


XII

DU DANGER QUE COURUT LA VERTU DE ROSINE


Mademoiselle Georgine ne craignait pas de faire le mal. Avec cette belle idée qu’elle avait été changée en nourrice, elle espérait qu’au jour du jugement dernier sa sœur de lait porterait le poids de ses péchés, tandis qu’elle recueillerait la récompense des vertus de la mère de famille, car l’autre s’était mariée et faisait souche.

Mademoiselle Georgine, mademoiselle Olympe et Rosine sortirent toutes les trois, préoccupées de sentiments divers. Elles descendirent à la rue Saint-Lazare, devant aller à pied jusqu’au chemin de fer. Les deux amies se prirent par le bras ; Rosine les suivit, d’abord pas à pas, ensuite à légère distance ; bientôt, fière et résolue, elle s’envola comme un oiseau qui recouvre la liberté.

Où alla-t-elle ?

Elle descendit la rue Laffitte. Sur le boulevard, ne sachant plus son chemin, elle s’approcha d’un Auvergnat et lui demanda tout en rougissant, comme si elle lui eût confié un secret :

— Où est la rue de la Harpe ?

Mais, quand Rosine arriva devant la rue de la Harpe, elle s’arrêta, croyant qu’elle n’aurait pas le courage d’aller plus loin.

— Mon Dieu ! dit-elle en regardant l’hôtel de Paris, si je ne vais pas là, où irai-je ?

Elle avança lentement, pâle comme la mort, aveuglée par mille visions flottantes. Elle ne remarqua pas un élégant coupé à deux chevaux en station devant l’hôtel, ce qui était un événement dans la rue. Les étudiants venaient d’ouvrir leurs fenêtres pour chercher à découvrir le secret de cette visite aristocratique. Ils avaient déjà échafaudé vingt romans fort compliqués dont leur voisin était le héros.

Avant d’entrer, Rosine leva la tête, comme si son regard dût avertir Edmond La Roche. Elle fut très-confuse de voir aux fenêtres toutes ces figures insouciantes couronnées d’un nuage de fumée.

Elle avait à peine regardé qu’elle se dit :

— Il n’est pas à la fenêtre.

Elle avança le pied sur le seuil de la porte. Elle était éblouie et ne savait plus bien où elle allait.

Au pied de l’escalier, elle demanda d’une voix étouffée M. Edmond La Roche.

— Numéro 17, lui répondit-on.

Elle s’égara durant quelques minutes ; elle monta d’abord trop haut, elle redescendit trop bas ; enfin le numéro 17 frappa ses yeux dans l’ombre comme des traits de feu.

— S’il n’était pas seul ! dit-elle avec terreur.

Elle écouta. Cet hôtel de la rue de la Harpe est un des plus agités du quartier, — à toute heure du jour, — souvent à toute heure de la nuit, — on y vit bruyamment ; ce n’est pas dans le pays latin que l’étude et l’amour aiment le silence. Rosine entendit donc des cris, des chansons, des éclats de rire. Il lui fut impossible de reconnaître si l’on parlait dans la chambre d’Edmond La Roche.

Enfin, elle frappa légèrement et écouta avec anxiété ; on la fit attendre ; elle allait frapper une seconde fois, quand elle distingua un bruit de pas.

Presque au même instant Edmond La Roche, vêtu d’une longue robe de chambre à la chinoise, vint ouvrir en homme tout disposé à renvoyer la visite à des temps meilleurs.

— C’est moi, dit-elle naïvement.

Il ne reconnut pas la marchande de violettes sous sa brillante métamorphose.

Toute consternée par un pareil accueil, Rosine n’osait pas entrer.

— Je suppose, dit l’étudiant, que vous vous trompez de porte, il y en a tant ici ; permettez-moi de vous indiquer votre chemin.

— Mon chemin ? est-ce que je le sais moi-même ? Pardonnez-moi de venir pour si peu : voilà, monsieur, une pièce d’or que vous avez oubliée, il y a huit jours, sur mon éventaire… quand j’étais bouquetière sur le pont au Change.

Tout en disant ces mots, Rosine prit la petite pièce et la présenta à Edmond La Roche, qui ne comprenait encore que vaguement.

Comme elle avait reculé d’un pas, un rayon de lumière vint frapper sa figure.

— Ah ! c’est vous, dit Edmond La Roche avec un sourire inquiet ; comme vous êtes devenue belle ! Est-il possible ! je n’y comprends rien ; mais à Paris est-ce qu’on a le temps de comprendre ?

Il prit la main de Rosine et la conduisit deux portes plus loin.

— Où allons-nous ? demanda timidement la jeune fille.

— Attendez, répondit-il en frappant ; que ceci ne vous inquiète pas. C’est mon meilleur ami, car je ne suis pas seul, j’ai une visite dans mon cabinet. — Eh bien ! — on ne répond pas. Diable !

Edmond attendit en silence, sans trop s’impatienter, quelques secondes encore.

— Mais, monsieur, expliquez-moi…

— Tant pis, poursuivit-il, comme se parlant à lui-même, retournons par là.

Il reconduisit Rosine à la porte de sa chambre. Il entra et dit à une jeune dame qui était avec lui :

— Passe dans mon cabinet de travail, j’ai là un ami qui a un secret à me confier.

Il revint à la porte.

— Entrez, dit-il à Rosine.

Elle entra sur la pointe des pieds.

— Tenez, asseyez-vous devant le feu. Comme vous êtes jolie ! morbleu ! quels atours ! on ne change pas si subitement sans quelque baguette enchantée. — Ah ! fille d’Ève, quel a donc été le démon ? — Je vous en veux beaucoup de n’être pas venue me charger du soin trop doux de vous habiller ainsi.

Edmond La Roche disait toutes ces choses sans parler trop haut, d’un air tout à la fois curieux et distrait.

— Écoutez-moi, dit Rosine, car il faut que vous sachiez toute la vérité. Ne commencez point par me condamner. Ces beaux habits qui vous offusquent ne sont pas à moi.

Elle baissa la tête pour cacher sa rougeur.

— Vous me raconterez cela plus tard, dit Edmond La Roche.

— Non, tout de suite, car vous avez l’air de douter…

— Allons, allons, se dit l’étudiant avec un peu d’impatience, cela devient trop édifiant. Elle va me raconter l’éternelle histoire qu’elles racontent toutes. Encore, si Caroline n’était pas là, je pourrais bien prendre le loisir d’écouter.

— J’aurai bientôt fini, poursuivit tristement Rosine. Vous ne connaissez pas madame de Saint-Georges ? J’ai passé huit jours chez elle sans savoir où j’étais. Voyez à mes habits ce qu’elle voulait faire de moi : on m’appelait déjà la mariée. Ces habits que j’ai là sont ma première, mais ma seule faute. Ils ne sont pas à moi, mais je n’ai jamais eu la force de reprendre ceux que je portais quand vous m’avez rencontrée. On voulait me parer pour un autre, j’ai gardé les habits et je suis venue ici.

On n’avait jamais conté une histoire avec une plus simple éloquence. C’était la vérité qui parlait.

— Oh ! oh ! pensa Edmond La Roche en regardant la porte de son cabinet. Voilà un jour de noces qui se présente mal.

— C’est Dieu qui m’a conduite, poursuivit Rosine en rougissant. — N’est-ce pas, monsieur, que vous me sauverez ? car je vous aime, vous.

Disant ces mots, elle baissa la tête et essuya ses larmes.

Edmond La Roche lui prit la main, la regarda avec admiration, et, avec l’accent d’un cœur profondément ému, il lui dit :

— Vous voulez que je vous sauve ? C’est bien : je vous aimerai.

Un silence suivit ces paroles. Rosine porta la main à son cœur comme pour empêcher l’étudiant d’entendre qu’il battait fort.

— Voyez, reprit le jeune homme, voilà notre nid. Tout ce que j’ai est à vous, poursuivit-il en raillant un peu.

Il indiquait du doigt quelques meubles surannés d’hôtel garni.

— Mais, reprit-il en traînant son unique fauteuil devant Rosine, que faut-il pour être heureux ? Du temps à perdre. Le bonheur, c’est le temps perdu de la jeunesse.