La Vertu de Rosine/XIX

La bibliothèque libre.


Michel Lévy frères (p. 141-144).


XIX

LA COMÉDIE


Rosine entra dans le jardin du Luxembourg sans se demander où elle allait. Un auteur dramatique, sur le point d’être joué à l’Odéon, mais qui n’était pas content de son ingénue, regarda Rosine à deux fois.

— À la bonne heure, dit-il tout à son idée, voilà une ingénue dont les beaux yeux feraient le succès de ma comédie.

Et, comme il était habitué à parler à toutes les femmes comme il parlait aux comédiennes, il dit familièrement à Rosine en se mettant sur son passage :

— Voulez-vous jouer la comédie ?

— Jouer la comédie ? Pourquoi pas ? Je suis résignée à tout, répondit tristement Rosine.

— C’est tout simple, dit l’auteur dramatique, on est comédienne ou on ne l’est pas ; mais toutes les femmes le sont ; et, pourvu qu’elles n’aient pas été au Conservatoire, elles n’ont qu’à se présenter devant la rampe pour être applaudies.

— Est-ce que j’oserais jamais ? dit Rosine avec effroi.

— Avec une figure comme la vôtre on ose tout. Prenez mon bras, le directeur est mon ami, son ingénue est sur le point d’accoucher, il va signer votre engagement avec enthousiasme.

Rosine était si abattue par son désespoir, qu’elle n’eut point la force de résister. Elle se laissa conduire à l’Odéon sans bien se rendre compte du chemin hasardeux qu’elle prenait là.

Dès que le directeur eut vu ses beaux yeux intelligents dans sa charmante figure tout attristée, il dit à son ami l’auteur dramatique que sa protégée pouvait se considérer comme du théâtre.

— Une comédienne, disait l’auteur dramatique, qu’est-ce autre chose que la beauté, la jeunesse et le diable au corps ?

— Combien même qui ont réussi sans ces trois vertus théologales du théâtre, répondait le directeur, en regardant le tableau pompeux de sa troupe.

Il fut convenu que Rosine aurait de quoi payer ses gants et ses courses en omnibus.

Elle se promit d’aller à pied pour acheter du pain.

Ce jour-là même elle assista à la répétition.

Voilà comment la vertu de Rosine entra au théâtre de l’Odéon. Comment en sortira-t-elle ? Sommes-nous enfin arrivés à ce moment fatal où nous écrirons sur le marbre le plus pur :


ci-gît la vertu de rosine.