La Vertu de Rosine/XVII

La bibliothèque libre.


Michel Lévy frères (p. 127-136).


XVII

DU GAI DÉJEUNER QUE FAIT ROSINE
AVEC SON AMOUREUX


Il y a en ce monde des hommes prédestinés à l’amour ; ils ont le charme, comme si une bonne fée eût répandu sur leur berceau le parfum voluptueux des cheveux de Vénus sortant de la mer ou de Diane sortant de la forêt. La plupart des hommes sont condamnés à vivre de peu en amour ; ils prennent une femme, et c’est fini ; leurs vanités les emportent ailleurs. L’un va à la guerre ou à la Bourse, l’autre trône dans une boutique, celui-ci va à la philosophie, celui-là se donne beaucoup d’enfants. Il en est qui jettent un regard en passant sur le pays des joies amoureuses et qui se contentent d’avoir vingt ans une fois dans leur vie.

Mais les privilégiés de la terre, les enfants prodigues de leur cœur, ce cœur qu’ils donnent toujours et qu’ils retrouvent toujours, parce que leur vie est dans leur cœur, ceux-là ont vingt ans pendant vingt ans ; aussi les femmes les reconnaissent ; ils n’ont qu’à paraître pour répandre autour d’eux le charme de la baguette d’or. Et ce qui les rend plus forts, c’est qu’ils ont le charme sans le savoir. Mais les femmes le savent bien ; ils n’ont qu’à parler, — spirituels ou bêtes ; — ils n’ont qu’à sourire, pourvu qu’ils aient des yeux et une bouche, — car j’en connais plus d’un qui n’a des yeux que pour compter de l’argent et une bouche que pour se mettre à table.

Edmond La Roche était prédestiné à l’amour.

Quand il rencontra Rosine, plus d’une fois déjà il avait donné son cœur, et les battements de son cœur, et les larmes de son cœur ; plus d’une fois déjà il avait perdu son temps, — ne perd pas son temps qui veut — dans les délices et les déchirements des passions amoureuses. Il avait commencé à dénouer, d’une main distraite d’abord et bientôt tressaillante, cette chaîne de roses qu’on teint toujours de son sang. Dans le pays latin, les plus belles filles le saluaient d’un sourire et semblaient lui dire gaîment : « Quand nous aimerons-nous ? » car elles l’avaient vu à l’œuvre dans les tourbillons du bal de l’Opéra ; soupant en folle compagnie ou se promenant seul, tout rêveur, sous les tilleuls du Luxembourg ; tour à tour tendre, railleur, jaloux, insensé, éperonnant sa passion et la lançant à bride abattue à travers toutes les conquêtes et tous les périls.

Edmond La Roche ne s’était point d’abord passionné pour Rosine ; il avait entr’ouvert les dents comme à la vue d’un beau fruit d’or et de pourpre qui rit sur l’espalier, mais il avait passé outre en se disant : — C’est du fruit vert. — Peu à peu, cependant, cette charmante image de Rosine, tout à la fois souriante et attristée, s’était gravée dans son cœur. Il la portait en lui sans trop y prendre garde ; mais bientôt l’image, — la gravure à l’eau forte, — le brûla à feu vif. Sa passion pour Rosine lui fut révélée comme par hasard un matin qu’il passait sur le pont au Change ; il se rappela le bouquet de violettes, il chercha Rosine autour de lui. — Où est-elle ? où est-elle ? où est-elle ? — Si elle fût passée là, il l’eût saisie dans ses bras et l’eût emportée avec une folle joie. Mais Rosine n’était plus là ; une mélancolie étrange saisit l’âme du jeune homme ; il lui sembla que sa plus chère vision se fût à jamais envolée.

Le lendemain, il revenait chez lui par la rue Saint-Jacques, tout à la pensée de Rosine, quand il vit, comme par miracle, la jeune fille sortant tout effarée de l’hôtel d’où elle était chassée comme une fille perdue.

Elle se détourna, ne voulant pas qu’il la reconnût.

— C’est vous ? dit-il en lui prenant la main.

— Non, ce n’est plus moi, dit-elle tristement.

Elle détacha sa main et voulut s’enfuir.

— Rosine, Rosine, que vous est-il arrivé ?

— Il m’est arrivé que je suis une fille perdue pour tout le monde, excepté pour moi.

— Excepté pour moi, dit aussi Edmond La Roche.

La jeune fille rougit et lui redonna sa main.

— Rosine, je vous cherchais.

— Vous me cherchiez ? tout le monde me fuit et je me fuis moi-même.

— Puisque je vous ai retrouvée, je ne vous quitterai plus, car je vous aime.

— Vous m’aimez ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

Rosine avait pâli.

— Cela veut dire que je vous emmène chez moi.

— C’est impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que je vous aime.

— Nous parlons si bien tous les deux, que nous ne pouvons pas nous entendre.

Cependant Rosine avait, sans y penser, pris le bras d’Edmond La Roche ; il allait, et elle allait avec lui. Ils arrivèrent bientôt rue de la Harpe. Edmond La Roche franchit le seuil de l’hôtel avec une certaine inquiétude comme s’il eut pressenti un orage.

Quand l’étudiant eut refermé sa porte, Rosine s’imagina pour un instant qu’elle était chez elle.

— Quel beau désordre, n’est-ce pas ? c’est comme le jour où je suis venue.

Rosine aimait à voir ce désordre.

— S’il avait une maîtresse, pensait-elle, tout serait en ordre.

Rosine ne connaissait pas les maîtresses du quartier latin.

Edmond La Roche sonna.

— Nous allons déjeuner, n’est-ce pas, mademoiselle Rosine ?

Comment refuser de déjeuner en tête à tête avec un amoureux quand on a faim des lèvres et du cœur ? Rosine répondit qu’elle voulait bien déjeuner. L’étudiant donna l’ordre de prendre au café voisin une douzaine d’huîtres, une terrine de foie gras, un demi-poulet et une bouteille de vin de Champagne frappé. L’hôtelier y joignit un petit panier de fraises et un petit panier de cerises pour égayer les yeux. On servit tout cela sur une table destinée aux festins de la science. Rosine mit la main à l’œuvre.

— Vous éloignez trop les deux assiettes, lui dit Edmond La Roche.

Elle les rapprocha en rougissant.

— C’est bien, dit l’étudiant en la faisant asseoir.

Et il s’assit tout auprès d’elle en l’embrassant.

Rosine détourna la tête.

— Vous voyez bien, monsieur, que nos assiettes sont mal placées.

— Ne vous effarouchez pas, c’est le Benedicite de l’amour — avec les Grâces.

Et mille et une charmantes folies accompagnées du gai carillon des fourchettes et des verres.

— Allons ! reprit l’étudiant en versant à boire, trinquons bravement ; c’est passé de mode dans le beau monde, mais c’est la dernière chanson des cœurs vaillants.

Et ils trinquèrent comme au bon temps.

— Ah ! que c’est amusant de déjeuner à deux ! dit Rosine.

Et pour la première fois depuis bien longtemps un clair éclat de rire montra ses belles dents.

— Vous êtes plus belle encore quand vous riez, lui dit Edmond La Roche. Rosine, n’attristez plus cette jolie figure. Voyez comme tout nous sourit. Voilà le soleil qui vous couronne d’un vif rayon. Le beau ciel ! On dirait que le bon Dieu donne aux amoureux des indulgences plénières.

Rosine aurait bien voulu déposer sa fourchette pour s’appuyer tout éperdue sur le cœur du jeune homme. Sa joie avait envie de pleurer. La pauvre fille n’avait pas l’habitude du bonheur.