La Victime/VI

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Société d'Éditions littéraires et artistiques (p. 125-149).
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VI

Septembre approchait, et Gégé commençait à compter les jours sans savoir si c’était plus par joie de revoir son père ou regret de quitter sa mère.

Comme ce mois d’août avait filé ! Quelles vacances ! Non, dans tous ses souvenirs, Gégé ne s’en rappelait pas de si paisibles chez lui, ni au dehors de si étourdissantes.

Dès l’arrivée, d’abord, Ribermont l’avait affilié à une coterie ultra-fermée de petits garçons de bonne famille, qui faisaient, sur la plage, la pluie et le beau temps. À ceux du « groupe », comme on disait, tous les privilèges et toutes les faveurs. À eux les baigneurs les plus demandés, les premiers rangs aux bals d’enfants, la maîtrise de la terrasse, la suprématie sur le galet, les préférences des plus jolies petites filles. Mais quiconque n’appartenait pas au « groupe » était tenu pour nul et non avenu.

Annoncé par Ribermont comme un « chic type », Roger avait rapidement pris dans cette élite une forte situation. Son agilité, son entrain y aidaient, et aussi son Alouette-extra. Fastueux avec cela, grâce à ses semaines doubles, payant partout à gousset ouvert, il n’y avait plus de partie, plus d’excursion sans lui. Et dans tous les jeux, il était bien rare qu’on ne l’élût pas chef de camp.

Vers le milieu du mois, pourtant, les délices de cette popularité avaient failli être gâtées par un accident de correspondance au sujet d’un certain Bousingot, dont le nom revenait dans toutes les lettres de Taillard à son fils. « Bousingot t’envoie ses meilleures amitiés… Bousingot devient de plus en plus gentil… » À la troisième lettre, intrigué, M. Lecherrier s’était enquis du personnage. Et Gégé, comme une faute, avait dû confesser que le nommé Bousingot n’était autre qu’un petit poney alezan acheté en juillet, à son intention, par Taillard.

Mais, M. Lecherrier, aguerri maintenant à ces manœuvres, avait paru trouver la chose toute naturelle.

— C’est parfait. Seulement, il faut t’entraîner, mon garçon… Que dirais-tu, par exemple, de quelques sorties à cheval avec le maître de manège ?…

Puis, le lendemain, il rapportait à Roger un cachet de douze promenades « accompagnées ».

Le prestige du jeune chef de camp s’en accrut encore auprès de ses petits camarades du groupe. Quand il passait à cheval, avec l’écuyer en culotte mastic, c’était à qui le hélerait pour faire parade de son amitié ou le complimenter de sa monture. Entre temps, on avait appris que, pour la rentrée, son grand-père lui promettait un petit « tonneau » ; et, dans toutes les villas du groupe, à tous les repas de famille, il n’était bruit que de Gégé Taillard, de son Alouette, de son poney et de son tonneau à venir.

Parmi tant de distractions, comme on pense, ses devoirs de vacances avaient cruellement pâti.

Un matin, saisissant le prétexte du départ prochain, Mme  Taillard acheva de l’en libérer :

— Bah ! tu travailleras en septembre, chez ton père…

Ce que Gégé ne se fit pas répéter deux fois.

Et dès lors, chaque après-midi, le déjeuner fini, au lieu de se morfondre dans les froides analyses logiques ou les funestes règles de trois, il partait avec sa mère en promenade.

Tendrement, bras dessus bras dessous, on s’en allait soit vers la campagne voisine, soit vers la plage, déserte à cette heure. Lucie s’asseyait sur un talus et tirait son ouvrage, tandis que Roger feuilletait auprès d’elle quelque journal illustré. Ou bien, si l’on avait gagné la plage, il cherchait pour Mme  Taillard un pliant, et, accoté contre elle, le dos à ses genoux, il jetait devant lui des galets secs qui cabriolaient vers la mer comme dans une frénésie de suicide.

On ne disait presque rien. On allait se quitter. On y songeait. Et, dans le tourbillon de ses plaisirs, Gégé aimait beaucoup ces haltes de mélancolie qui ne l’empêchaient pas, une heure après, de s’amuser tant et plus.

Malheureusement pour Mme  Taillard, sa tristesse durait bien au delà. En réalité même, depuis l’arrivée à Dieppe, cette tristesse n’avait pas cessé, et, chaque jour, se faisait plus obsédante.

Parmi les douleurs de la jeune femme, le départ de Roger n’était qu’une blessure prévue. Ses vrais soucis allaient plus loin, vers la vie incertaine et trouble qui s’ouvrait à présent pour elle.

Comment finirait ce divorce ? Que lui laisserait-on de Gégé ? Et ensuite, sans mari, sans amant, peut-être sans fils, que devenir ?… Se remarier ? Avec qui et dans quel intérêt ?… Se risquer à une liaison nouvelle ? Pour combien de temps et sur quelles garanties ?… Ses chagrins passés la mettaient en méfiance, ses déboires récents en révolte. Et, pardessus tout, le mystère de tant de questions sans réponses l’affolait.

La pire infériorité des femmes, c’est de ne pas savoir attendre. Au bonheur même, leur impatience ne tolère pas la plus légère inexactitude : s’il n’arrive pas à l’heure dite, les voilà hors d’elles, perdues. Ou bien, danger plus grave, elles se mettent à sa recherche. Dans tout monsieur qui passe elles croient le reconnaître, quittes à tâter d’un autre, en cas d’erreur sur la personne. Et ainsi Lucie en était venue à se demander si le plus simple encore ne serait pas d’accepter sans façon, les offres de service que lui réitérait chaque matin, au Casino, Germain Chavanne, un assez joli garçon à moustache brune, camarade de cercle de M. Lecherrier, bien élevé, plutôt spirituel, et présentant, comme flirt, le maximum des qualités requises.

Cependant une autre solution la tentait. Mais si difficile, si aléatoire que rien que l’aborder lui faisait peur. Il fallut, pour l’y enhardir, la nécessité du dernier moment, juste la veille du jour où Roger s’en allait.

C’était après déjeuner au jardin. M. Lecherrier était remonté faire la sieste. Et comme Roger se disposait à le suivre, pour finir sa malle, Mme  Taillard, dans un élan de courage le retint :

— Reste un peu, mon petit… Tu emballeras plus tard… Viens ici… J’ai à te dire un grand secret…

Elle attira Gégé sur ses genoux, et, la tête contre sa tête :

— Écoute bien, mon chéri… Ni moi ni ton grand-père nous ne t’avons jamais soufflé mot de ce divorce, parce que ce sont des choses qui ne regardent pas les enfants… Seulement de toi-même, tu as dû remarquer combien cette affaire s’éternisait !…

— Oh ! oui, maman ! — fit par politesse Gégé, à qui pourtant le temps n’avait pas semblé long.

— Et sais-tu pourquoi cela dure tellement ? C’est à cause de toi… Note bien, je ne dis pas : « par ta faute », je dis : « à cause de toi… » Oui, tous les ennuis viennent de ce que ton père et moi nous ne parvenons pas à nous entendre à ton sujet… Nous voudrions chacun te garder entièrement, ou du moins t’avoir plus… Il en résulte des difficultés interminables… Et c’est pour cela que souvent tu me vois si triste, si préoccupée…

Sa voix fléchissait.

— Maman ! Maman ! tu ne vas pas pleurer ! — fit Roger avec énergie.

— Eh bien ! — reprit Mme  Taillard en se dominant, — il y aurait peut-être un moyen de mettre fin à cette situation désolante : ce serait que, pendant le mois que tu vas passer là-bas, à Courteuil, tu tâches de me raccommoder avec ton père…

Gégé, inconsciemment, détourna les yeux.

— Regarde-moi bien, mon chéri, — continua Mme  Taillard. — Naturellement il faudra y aller avec beaucoup de prudence. Ainsi, il serait de la dernière maladresse de dire à ton père que c’est moi qui propose cette réconciliation. Cela lui donnerait une trop grande opinion de ses droits sur toi, de ses chances dans le procès. Et après, s’il refusait, je serais trop humiliée… Non, il faudrait, au contraire, présenter l’idée comme venant de toi : une idée que tu aurais eue, tu comprends ?… Tu dirais, je suppose : « Moi je suis sûr que si tu voulais te réconcilier avec maman, elle accepterait très bien… » Et s’il te questionnait, tu ajouterais que je t’ai toujours parlé gentiment de lui, que tu t’engages à tout arranger, que ça te ferait un plaisir énorme… La vérité, quoi !

— Oui, oui ! — approuva Roger qui n’écoutait plus que d’une oreille bourdonnante.

— Je t’explique tout cela en gros… Je ne peux pas te mâcher tous les mots… Mais, une fois en route, je suis persuadée que tu t’en acquitterais à merveille… Voyons, ça te va-t-il ? Puis-je compter sur toi ?

— Oh ! oui, maman ! — répliqua faiblement Gégé.

Mme  Taillard le rassujettit, car il glissait un peu de ses genoux, puis le pressant plus fort contre son buste :

— Seulement, dis-toi bien, mon petit, que ce que je te demande là, c’est pour toi, uniquement pour toi… Sans toi, crois-tu que la vie d’autrefois me referait envie ?… Et il y aura aussi des gens qui se moqueront, qui prétendront que je ne sais pas ce que je veux… Mais moi, je le sais, et c’est l’essentiel… Je veux te garder… Je ne veux pas te perdre, mon cher petit, mon bon trésor…

Gégé, les paupières mi-closes, le nez dans le cou de sa mère, se laissait bercer sans défense. Par les mille petits trous du corsage ajouré, une tiède odeur de white rose et de chair s’exhalait vers lui. Il aurait aimé rester indéfiniment dans cette pénombre parfumée, n’avoir plus jamais de gestes à faire, ni de paroles à prononcer. Mme  Taillard cependant le posa à terre.

— Là, — dit-elle, après un dernier baiser, — va achever ta malle, mon chéri… Et, je t’en supplie, pas un mot de tout cela à ton grand-père !… Si notre petit complot échouait, ce serait des histoires à n’en plus finir… Donc, tu me promets bien le secret ?

— Je te le promets, maman ! — fit Gégé, de profil, les yeux en biais vers la maison.

Maintenant, dans la pleine lumière, sous les regards de sa mère, il préférait cesser la conversation. Il gravit au galop l’étage qui menait à sa chambre et, la porte refermée, il commença, d’un geste machinal, à empiler ses livres. Mais aussitôt il dut s’arrêter pour essuyer une larme qui lui chatouillait l’aile du nez. Puis, c’en fut une autre, une autre encore. Alors, lâchant les empaquetages, il s’assit sur le bord du lit, les poings aux yeux pour pleurer à son aise.

Quel coup ! Quel écroulement !

Deux ou trois fois, dans des mauvaises nuits, il avait rêvé que l’existence de jadis reprenait. Il se revoyait avec effroi entre ses parents aux prises. Il entendait les cris, les injures. Dans le brouillard du songe, il apercevait les verres brisés, les nappes souillées, les visages défigurés par la rage, les feux de la haine aux prunelles. Et ensuite il se retrouvait brusquement dans sa petite chambre, au fond du couloir, avec la rigoureuse Annette cousant en silence près de la lampe, tandis qu’au loin les portes battaient comme sous l’ouragan…

Mais, au réveil, il oubliait vite ces angoisses. Les rêves, est-ce que ça arrive ? Et voici que tout de même ça arrivait !

Le cauchemar se faisait réalité. Bien pis, c’était lui, Gégé, qu’on chargeait de la métamorphose !

Adieu les dîners calmes et les journées de paix ! Finies, les gâteries, les cajoleries, les surprises ! Plus de petits voyages entre les deux maisons ! Plus de regains de tendresse ! Plus de changements ! Plus de joies !

Et, à cette lugubre liquidation, Gégé, pour la première fois, sentait aussi clairement tout son bonheur depuis trois mois.

Certes, la minute d’avant, il ne s’estimait pas à plaindre ; mais il ne se serait jamais jugé si heureux. Cette catastrophe était pour lui une vraie révélation.

Il n’y pouvait pas croire. Alors, quoi ! véritablement, cela allait recommencer ? Il faudrait replonger dans la tourmente, redevenir un pauvre petit diable, ballotté au gré des scènes, des querelles, et que personne n’aimerait plus ! Car, lorsque les parents se détestent, est-ce qu’ils ont le temps de vous aimer ? On les gêne, ils vous renvoient pour se disputer tranquillement : « Tout à l’heure, Gégé ! »

À ce souvenir amer, il eut une nouvelle crise de larmes. Oh ! pour qu’ils continuent à l’aimer bien fort comme ils faisaient depuis le divorce, qu’il aurait de bon cœur donné et l’Alouette et le poney et tous les plus beaux cadeaux du monde !… Mais voilà, il n’avait pas le choix ! Dans les affaires de ce genre, on ne demande pas leur avis aux petits garçons. Il ne leur reste qu’à se taire et à obéir. Voilà !… Si seulement encore, il avait été hardi, et débrouillard comme certains de ses camarades, comme Ribermont, par exemple, peut-être bien s’en serait-il tiré, eût-il découvert un remède… D’ailleurs, au fait, pourquoi ne pas aller le consulter, ce malin de Ribermont ? Il aurait sûrement une idée, lui !… Et Gégé cessant incontinent de pleurer ne songea plus qu’à effacer les traces de ses larmes. Puis, bien lotionné, bien séché, les paupières normales, le sourire aux lèvres, il redescendit.

— Où vas-tu donc ? — demanda Mme  Taillard, qui était restée à broder dans le jardin.

— Chez Ribermont, maman.

— Comment ! ce n’est pas l’heure de son travail ?

Gégé, qui n’avait pas prévu la question, trouva d’emblée son premier mensonge :

— Oh ! je vais simplement chercher un livre que je lui ai prêté…

En entrant chez son camarade, il dut renouveler la même justification à Mme  de Ribermont, qui traversait le vestibule.

— Très bien, mon petit ami ! — fit celle-ci avec cette nuance de compassion qui se devait à Gégé. — Pierre est là-haut dans sa chambre. Il travaille.

Un travail très confidentiel, sans doute, car, à peine Roger ouvrait-il la porte, Ribermont précipita dans un tiroir le livre placé sous ses yeux.

— Eh bien ! tu m’en as fait une peur ! — s’écria-t-il en reconnaissant l’intrus.

— Qu’est-ce que tu lisais donc ? — interrogea le jeune Taillard, qui savait le talent de Ribermont pour chiper chez son père des livres défendus.

— Un chouette bouquin, va !… Rudement chouette, même : Bélisaire, par Marmontel.

— C’est amusant ? — questionna Gégé.

— Un peu ! — dit avec fierté Ribermont, qui, malgré l’ennui écrasant de cette lecture, ne voulait pas diminuer l’importance de son larcin.

Gégé, distraitement, parcourut quelques lignes, puis, posant le livre :

— Dis donc, vieux, tu ne sais pas ce qui m’arrive ? Voilà maintenant maman qui veut se raccommoder avec papa !

Et, sans omettre un mot, il conta en détail toute la scène du jardin.

Ribermont écoutait, partagé entre deux mauvais sentiments. Cette déconvenue de son ami, après une série de veine aussi prolongée, lui paraissait assez plaisante. Mais il en considérait avec moins de faveur les conséquences personnelles. En somme, jusque-là il avait largement bénéficié de ce qui advenait de bon à Gégé. Il était de toutes ses parties, de toutes ses promenades, de tous ses plaisirs. Sans parler des menus services pécuniaires, qui chaque mois montaient bien à une quarantaine de francs, Roger ayant pris l’habitude de se laisser taper en douceur. Ribermont se sentait donc directement menacé dans la débâcle de son camarade.

— Et alors ? — fit-il, quand Gégé se fut tu.

— Alors, moi, je ne sais pas comment faire… Franchement, à ma place, qu’est-ce que tu ferais ?

Ribermont, qui ne se distinguait pas par la suite dans les idées, répondit à côté :

— Et toi qui me disais que ce divorce était un grand malheur !

Roger ne put dissimuler un geste d’impatience :

— Je ne te demande pas ce que je t’ai dit. Je te demande ce qu’il faut faire !…

— Attends alors que je réfléchisse ! — fit Ribermont avec aigreur.

Puis, sans réfléchir, à mesure que cela lui venait, il déclara :

— Moi, voilà, je ne sais pas… Ça dépend… D’abord, tu n’as pas besoin de te presser pour dire la chose à ton père…

— Ça, c’est vrai ! — accorda Gégé.

— Et puis, tiens, à ta place, moi, je ne suis pas sûr, mais peut-être bien que je ne dirais rien du tout…

En entendant formuler tout haut l’ultime secret de ses arrière-tentations, Gégé eut un recul de pudeur :

— Oh ! non… Ce serait trop mal… Pense donc ! Moi qui ai promis !…

— Je ne dis pas que sûrement je ne dirais rien… Je te dis : « Peut-être… » Enfin, tu verras !…

Gégé, sans répliquer, tournait autour de la chambre, la tête basse, les mains enfoncées à la faire craquer dans les poches de sa culotte.

— Il faut que je m’en aille ! — conclut-il. J’ai pas fini d’emballer.

Ribermont, à la fenêtre, le suivit du regard, tandis qu’il remontait l’avenue Aguado. Il marchait lentement au bord du trottoir, avec l’allure de la plus déchirante perplexité.

— Pauvre type ! — prononça Ribermont, en repoussant la croisée.

Mais le lendemain, à la gare, pendant que M. Lecherrier faisait enregistrer les bagages, Gégé entraîna son ami dans un coin de la salle d’attente, et, du ton le plus résolu :

— Eh bien ! tu sais… Je suis décidé… Je ne me presserai pas ! Seulement, je le dirai… Y a vraiment pas moyen de ne pas le dire.

— Comme tu voudras ! — fit Ribermont avec une moue d’adhésion sceptique.