La Victime/VII

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Société d'Éditions littéraires et artistiques (p. 151-171).
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VII

Depuis son arrivée à Courteuil, Gégé gardait la plus complète réserve sur les propositions de paix dont on l’avait chargé.

Non qu’il voulût éluder son mandat ou qu’il nourrît des illusions sur le dénouement. À ses yeux, désormais, c’était une affaire réglée, sans appel.

Mais raison de plus pour jouir tranquillement des dernières bonnes heures.

Et d’abord, fidèle à sa promesse de ne pas se presser, il s’était, d’autorité, octroyé une semaine de répit total. Puis la date des ouvertures venue, il avait continuellement trouvé d’autres motifs pour la proroger : une excursion, la présence d’étrangers, des signes de nerfs chez son père, tout lui servait. Et, bref, à bout de prétextes, il s’était rejeté sur la météorologie : pourquoi ne pas profiter pleinement de ces admirables journées ? On aurait bien le temps, quand il ferait mauvais ! Gégé n’attendait donc plus pour parler que le premier jour de pluie ou de bourrasque.

Mais, au fond, rien ne permettait de prévoir cette intempérie. Jamais septembre n’avait étalé plus insolente splendeur. On eût dit un jeune mois d’été. De l’aube au couchant, le soleil flambait grossièrement dans une atmosphère sans brise. Les nuits étaient mauves et tièdes comme des nuits de juillet. Et Gégé, en se levant, avait fini par ne plus même consulter le ciel, toujours d’un bleu à toute épreuve.

Du reste, sitôt debout, d’autres occupations le réclamaient, si nombreuses, si rapprochées, qu’avec l’assentiment de Taillard les devoirs de vacances leur avaient été, une bonne fois, sacrifiés.

Primo, en guise d’apéritif, un tour dans le parc, fort négligé par le propriétaire précédent et où des jardiniers se partageaient à retracer les allées, à émonder les arbres, à replanter les parterres.

Après quoi, le chocolat ; puis, vite en selle ! Et l’on partait vers la forêt de Chantilly, qu’on gagnait en quelques foulées. Venceslas, le cob rouan de Taillard, avait l’air du frère aîné de Bousingot, le poney alezan de Roger. Crinière rase, queue courte, toilettés, trapus et râblés, ils ressemblaient extraordinairement à ces petits chevaux grecs que Gégé avait vus dans son livre d’histoire. Bousingot, plus jeune, avait plus de fantaisie que Venceslas. Dès la porte, il décochait à la Nature deux ou trois solides saluts d’amitié avec ses sabots de derrière :

— Il est gai ! — disait Taillard à Gégé, devenu subitement grave.

Car souvent la gaieté des bêtes fait la mélancolie des hommes.

Mais Bousingot, à peine en forêt, reprenait tout son sérieux, et il n’y avait pas d’animal plus sage, malgré sa vaillance.

Deux heures durant, on galopait, on voguait à travers ces larges canaux de terre grasse et brune qui font de la forêt de Chantilly comme la Venise des chevaux. On stoppait quelques instants dans un carrefour pour regarder les charges des pur sang à l’exercice, ou d’autres qui rentraient à la file en ricanant sous leur camail. On revenait au pas. On déjeunait. Et tout de suite, jusqu’au soir, dehors ! Explorations aux environs en auto, visites aux châtelains d’alentour, tennis ou sauteries dans d’autres maisons, Gégé ne chômait pas une minute. Il s’était promptement créé des relations dans tout le voisinage, n’y comptait pas moins de trois vrais petits amis du sexe mâle, plus une petite fiancée très jolie, Janine de Royse. Et, le dîner achevé, il avait bien trop sommeil pour se reprocher l’oubli de sa mission.

Parfois cependant des scrupules venaient le taquiner au beau milieu de ses plaisirs. Ou bien, quand il écrivait à sa mère, il sentait comme des gros flots de vergogne lui monter du cœur au visage. Au fond, ce qu’il faisait là, ce n’était pas très chic.

La pluie s’obstinait à ne pas tomber. Huit jours seulement le séparaient de la rentrée. D’une façon ou d’une autre, il fallait en finir.

Enfin, à force de chercher, il eut une trouvaille. Non, il ne gâcherait pas inutilement cette dernière semaine de vacances ; il la savourerait jusqu’au bout. Mais, par exemple, quoi qu’il arrivât, le jour de son départ, en allant à la gare, il dirait tout.

« Ça suffit bien ! » conclut-il avec indulgence.

Et, du coup, il recouvra toute sa belle humeur. Elle ne s’atténuait qu’aux promenades du matin, où Taillard, depuis quelque temps, ne cessait de maugréer contre le pays, les environs, sa propriété. Décidément, il ne s’y plaisait pas du tout, oh ! mais pas du tout. Il avait loué cette sacrée bâtisse avant ces diables d’histoires. Et maintenant elle devenait trop grande. À quoi bon ce second étage inhabité, ces chambres d’amis sans amis, avec leurs fenêtres aveugles, leurs volets toujours clos ? À rien qu’à attrister encore la façade. Sûrement qu’il n’allait pas moisir dans cette sinistre bicoque ! Gégé reconduit à Paris, il rentrerait au trot. Et, ouste ! les malles, les chevaux, les voitures, un écriteau à la grille. Ensuite sous-louerait qui voudrait. Parce que, lui, il en avait par-dessus la tête.

Ces doléances quotidiennes assommaient Gégé, non sans l’étonner. Il lui semblait revoir son papa d’autrefois, avec la figure méchante, les bougonneries perpétuelles, le mécontentement chronique. Voyons, la maison, les environs, tout le reste, ne paraissaient pas si mal ! Certainement qu’il y avait là-dessous d’autres raisons, pour se mettre dans un tel état.

En quoi Roger ne jugeait pas trop faux : car ce dont Taillard avait par-dessus la tête, ce n’était ni Courteuil, ni la bicoque, ni la contrée avoisinante. Son aigreur venait de bien ailleurs.

Au début, le retour à la vie de garçon, la noce en liberté, Nelly Jelly, les visites chez l’avoué, tout cela lui avait donné l’illusion d’une existence refaite et organisée. Pourtant les charmes de l’accent anglais n’ont qu’un temps, la fête à outrance lasse, les joies de la procédure sont limitées ; et, Nelly Jelly, congédiée avec une honorable soulte, les plaidoiries ajournées, sitôt installé à Courteuil, Jacques avait soudain perdu l’assurance. Non qu’il fût de ces empruntés qui frémissent devant des comptes de cuisinière, et, au surplus, quant à la tenue de la maison, Annette y pourvoyait amplement. Mais quelque chose manquait à ses instincts bourgeois : une base d’attache, un contrepoids, ce qui vous retient sans vous lier, en un mot : le ménage. Il se sentait déséquilibré, dépareillé, voué fatalement au ridicule d’un mariage nouveau, sinon à la chute dans le collage. Sans oublier ce procès douteux où il risquait de laisser son fils, de se diminuer un peu plus !… Et, la présence de Roger aidant, graduellement, jour par jour, il avait pris le dégoût de son divorce. En somme, malgré un affreux caractère, cette Lucie était une bonne fille, une maîtresse de maison hors ligne, une mère exceptionnelle. Avant de se fâcher, elle en avait subi de toutes les couleurs. Ah ! si elle voulait encore y mettre un peu du sien, voir les choses en face, se rendre compte de la situation, comme ce procès s’arrangerait vite ! Et dix fois Jacques avait été sur le point de demander à Gégé l’auxiliaire de ses bons offices.

Mais le 30 septembre arriva, qu’il hésitait toujours.

Ce matin-là, depuis l’aube, la pluie tombait sans relâche. Le ciel étendait à perte de vue un désert gris de fer. Les arbres, avec des contorsions de désespoir, pleuraient leurs feuilles sous la rafale. Les vitres ruisselantes tremblaient de froid.

C’était bien le temps que Gégé attendait depuis près d’un mois, tout à fait le temps qui convenait au dernier jour d’un condamné.

— Quelle sale pluie ! — murmura-t-il malgré lui, en regardant à travers la fenêtre le parc lamentable avec ses allées jaunies par l’averse et ses pelouses noircies de branches mortes.

Puis, le cœur pesant, les mains sans élan, il procéda mollement à ses apprêts de voyage.

« Plus que neuf heures !… Plus que huit !… Plus que sept !… Plus que six !… » — songeait-il, à chaque tintement de la pendule.

Il se répétait ces chiffres avec moins de crainte que d’impatience. Il aurait souhaité être déjà en voiture, seul à côté de son père, et que tout fût dit et accompli.

Mais comme, après goûter, on montait en coupé pour se rendre à la gare, M. de Royse, le propre père de la petite fiancée, ayant à faire dans Chantilly, demanda à Taillard un abri jusque-là.

Gégé en éprouva une sorte de soulagement. Si pressé qu’il fût de parler, ce sursis imprévu ne le contrariait pas tant qu’il aurait cru. Il le prolongea même au delà de la Grande-Rue, où l’on avait posé M. de Royse, car, en wagon, pour causer, on serait beaucoup mieux avec tout le laps nécessaire.

Mais, au sifflet de départ, bien que dans le compartiment il n’y eût que lui et son père, il recula encore. Il voulait, une dernière fois, contempler au passage les étangs de la Reine-Blanche, et, pour ne pas les manquer, il s’agenouilla contre la vitre. On sortait des bois. Le train passa au-dessus de la vallée. En bas, dans leurs impuissants remparts de feuillages, les étangs avaient cet air désarmé des pièces d’eau que l’ondée mitraille. Sous le vent, les roseaux du bord ne savaient plus où donner de la tête. Seule la petite chapelle romantique gardait son impassibilité de presse-papier. Puis, brusquement la vision cessa. Le moment était venu. Gégé se retourna avec un soupir, et, tout en balançant par contenance la sangle brodée de la portière :

— Papa ! — fit-il, — je voudrais…

Mais, au même instant, Taillard, lâchant son journal, lui coupa la parole :

— Dis-moi un peu, mon petit… Tu es un grand garçon… Je n’ai pas à me gêner avec toi… Eh bien ! entre nous, je vais te confier une chose… J’en ai assez de cette existence de bohème. J’en ai assez de ce divorce, de tes randonnées perpétuelles entre les deux maisons, de ce procès qui n’en finit pas et dont personne ne sait comment il finira… Les juges peuvent très bien te donner complètement à ta mère ou complètement à moi… Et alors nous serions jolis !… Tu sais que je n’aime pas à faire de l’attendrissement inutile… Mais si, par malheur, je perdais, si c’était à moi qu’on t’enlevait, tu vois d’ici ma vie… Elle serait impossible, intolérable… Eh bien ! pour nous tirer de là, il n’y a que toi… Il faut absolument que tu essayes de me remettre avec ta mère…

Puis, saisissant la main de Gégé, il continua, d’une voix moins saccadée, l’exposé de son plan. C’était le même que celui de Lucie, avec les mêmes conseils de prudence, les mêmes recommandations d’habileté, les mêmes ruses naïves, les mêmes mots presque, et Gégé, les cils baissés, l’écoutait pétrifié.

D’abord, immédiatement, il avait eu l’élan d’arrêter net son père, de lui débiter d’un jet tous les vœux de Mme Taillard, si pareils. Mais dix questions prévues l’avaient aussitôt muselé : « Pourquoi ne l’avoir pas dit plus tôt ? Pourquoi avoir attendu tout ce mois ? Pourquoi ne s’être décidé qu’à la dernière minute ?… » Voilà ce qu’infailliblement on allait lui demander. Et qu’y répondre ?

— Naturellement, ce ne sera pas commode, — acheva Taillard. — Ta mère n’a pas toujours eu à se louer de moi… J’ai été souvent un peu dur à son égard… Pour commencer, elle fera peut-être des difficultés… Mais, si tu insistes, si tu y reviens avec fermeté, je suis convaincu que tu la persuaderas…

Et comme Gégé, écartelé entre la honte, l’angoisse, l’indécision, se butait dans son silence, Taillard le secoua affectueusement :

— Voyons, mon petit, dis quelque chose… Tu restes là avec un air ahuri… Est-ce que, par hasard, cette commission t’ennuierait ?

— Pas du tout ! — parvint à prononcer Roger.

— Alors, c’est entendu, tu essaieras ? Je puis compter sur toi ?

— Mais oui, papa ! — affirma Gégé presque en larmes.

— Allons, bon ! voilà que tu pleures, à présent ! Il n’y a pas de quoi, bêta : si tu ne réussissais pas, crois-tu que je t’en voudrais ? Pas du tout !

Et il détourna la conversation sur Bousingot, qu’on ramènerait incessamment à Paris, sur l’institution Beaujoint, qui rouvrait le lendemain, sur certain pardessus d’hiver, qu’il se proposait de commander à Roger. Mais celui-ci ne répondait qu’avec apathie. Ses yeux égarés semblaient considérer à l’intérieur un défilé de rêveries cruelles. Et, en effet, plus il y réfléchissait, plus sa situation lui apparaissait effrayante et inextricable.

De toutes parts il avait l’impression d’être bloqué, traqué, sans issue ni refuge. Il ne lui restait même pas la ressource de réparer en transmettant les offres de son père. Car, sitôt joints, en quelques mots, ses parents se révéleraient son premier silence, sa première faute. Et comment la leur expliquer ? Comment leur dire la vérité ?

Rien qu’à imaginer de si horribles aveux, Gégé se sentait le cœur en déroute. Après, que penseraient de lui son père, sa mère, M. Lecherrier ? Est-ce qu’ils pourraient l’aimer encore, avoir encore confiance en lui ? Non ! Tout, plutôt que d’en tomber là ! Même persister à se taire, même mentir au besoin, même se charger des pires remords…

— Allons ! mon garçon, — s’écria Taillard. — Ne sois donc pas si absorbé : tu n’as pas besoin de te créer un monde de cette commission… Tu la feras demain, après-demain, quand ça se rencontrera !…

Et, tirant son sac du filet, car on approchait de Paris :

— Pourvu qu’à la fin de la semaine tu aies parlé, c’est largement… Je ne rentrerai pas avant samedi… Ainsi, cela te fait six grands jours devant toi…

Hélas ! ce n’était pas ce qu’il avait devant lui qui inquiétait Gégé, c’était ce qu’il avait derrière : tout cet amas de demi-silences, de demi-mensonges, de demi-calculs, toute cette vase de vilaines choses où chaque effort pour se dépêtrer le faisait enfoncer davantage…

Un farouche sifflement de la locomotive lui donna une commotion. Le train courait dans un ravin charbonneux, bastionné de maisons jaunâtres et tristes. Des linges de couleur terne pavoisaient les croisées. À sa fenêtre, une grosse femme en camisole embrassait un homme en bourgeron bleu. On arrivait.

Sur le quai, Roger aperçut Firmin, qui l’attendait pour le conduire avenue Marceau. Puis, les bagages délivrés, Taillard mit son fils en fiacre :

— Au revoir, mon petit !… À samedi prochain, chez moi, avenue d’Antin…

Et, comme la voiture démarrait, il ajouta avec un clin d’œil confidentiel :

— À moins que, d’ici-là, il n’y ait eu du nouveau !