La Victime/VIII

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Société d'Éditions littéraires et artistiques (p. 173-200).
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VIII

— Comme ça, monsieur Roger s’est bien amusé !

— Très bien !

— Monsieur Roger a bien monté à cheval ?

— Oui !

— Monsieur Roger a joliment profité… C’est madame qui va être contente !

— Oui, oui…

La conversation rendait peu. Firmin, à sec d’inventions, se retourna vers la portière de droite, tandis que Gégé regardait par l’autre.

Dehors, sous la pluie, les becs de gaz allumés commençaient leur faction de nuit dans le crépuscule. À travers la rue Lafayette, montait, descendait, pataugeait la bousculade des gens affairés, avec leurs vêtements médiocres, leurs mines soucieuses, leurs chapeaux hauts de forme, — toute la cohue du labeur parisien, si étrange, si nouvelle quand on revient des champs. Les tramways fonçaient lâchement sur les fiacres qui se garaient avec dédain et mauvais vouloir. Au carrefour Montholon, deux grisettes, sous un parapluie, sourirent gentiment à Gégé en lui lançant une plaisanterie. Plus loin, un apprenti nu-tête lui tira la langue.

Mais Gégé ne voyait pas, n’entendait pas. Il était tout à ses préparatifs. Quoi qu’en eût dit Taillard, il n’y avait pas une seconde à perdre. Dès l’arrivée, au saut de la voiture, on pouvait le questionner sur sa commission, lui demander des comptes ; et il fallait savoir quoi répondre.

Rude tâche qu’un grand mensonge pour qui n’en a pas le génie ou l’habitude. C’est toute une œuvre à créer, à monter, à mettre en scène. Telle version risque de faire rire, telle autre s’expose aux grosses objections. Certaines répliques sont à couper alors qu’ailleurs des trous fâcheux gâtent l’ensemble. Le ton de voix importe aussi, comme le regard, le maintien, le choix des détails. Et Roger, tout neuf dans le métier, s’affolait parmi ces combinaisons, ne sachant plus à laquelle se vouer, jetant à bas les scénarios aussitôt que dressés, et désespérant d’aboutir.

Si bien que la voiture tourna dans l’avenue Marceau, sans qu’il eût rien arrêté. Du reste, la tête congestionnée, avec une oppression persistante qui lui courait de la gorge aux entrailles, il était à bout d’efforts. Et lorsque le cheval du fiacre pénétra sous la voûte de l’hôtel en faisant nonchalamment claquer ses fers, il éprouva une sensation de délivrance. Tant pis ! Trop tard pour trouver maintenant. Il parlerait comme il pourrait, comme ça lui viendrait sur le moment.

Cependant, après les premières effusions, le malaise le reprit avec violence. En défaisant ses colis, en dînant, en jouant aux dames ensuite, il sentait, à toute minute, des émotions qui lui traversaient le cœur vivement, comme des petites aiguilles très fines : et, un instant, son grand-père l’ayant laissé seul avec Mme  Taillard, pour chercher un cigare, il s’était cru perdu. Au jeu, il ne suivait pas, accumulait les fautes. Les meilleures plaisanteries ne lui arrachaient pas un sourire. À la troisième partie, M. Lecherrier finit par s’étonner :

— Ah çà ! mais tu m’as l’air d’être devenu bigrement sérieux là-bas !… On dirait, ma foi, que tu n’es pas content d’être revenu ici ?

— Moi !… Ah ben, vrai ! — protesta Gégé. — Seulement je me suis levé tôt et je suis un peu fatigué.

— Ce n’est que cela ? Il fallait l’avouer tout de suite, mon petit… Va te coucher au galop ; nous terminerons la partie un autre jour…

Gégé, sans se faire prier plus, repoussa sa chaise et vint tendre la joue à son grand-père, puis à sa mère. Mme  Taillard l’embrassa sommairement :

— Sauve-toi, mon chéri… Je monterai tout à l’heure te redire bonsoir dans ton lit…

Sous la surcharge de cette bonne promesse, Gégé gravit lourdement l’escalier. Cette fois, plus à reculer ! Ce serait pour ce soir ! Dans quelques minutes il faudrait mentir, mentir tout haut, mentir pour de bon, mentir ! Il se répétait machinalement à mi-voix le mot abominable, sans même plus chercher quels mensonges il ferait ni comment il les accorderait : « Mentir ! Mentir ! »

Il se déshabilla d’une main tâtonnante. Et, comme il grimpait dans son lit, il entendit sur le palier des pas légers, puis des étoffes soyeuses frôlant le tapis du couloir.

Sa mère approchait. Elle allait entrer. Que lui dire ?

— Eh bien, mon pauvre Gégé ! — soupira Mme  Taillard en se penchant sur le lit. — J’ai compris, n’est-ce pas ?… Ta fatigue n’était qu’un prétexte… La vérité, c’est que tu m’apportes des mauvaises nouvelles ?

Roger, étendu sur le dos, le regard en fuite, approuva de la tête.

— Voyons, comment ça s’est-il passé ? Quand lui as-tu parlé ?

Gégé, la voix chancelante, improvisa :

— La semaine dernière, un matin, à cheval, dans la forêt…

— Et qu’est-ce qu’il a répondu ?

— Rien.

— Comment, rien ?

Gégé, au supplice, corrigea :

— Enfin, il a dit : « C’est bon ! je verrai ! »

— Pas autre chose ?

— Non maman !

— Mais quel air avait-il en disant cela ?

— Je n’ai pas vu… Papa était plus haut que moi… Son cheval est plus grand que le mien…

— Mais son ton, ses gestes ? Paraissait-il fâché, énervé ?

— Il me semble…

— Et tu n’as pas renouvelé ton essai ?

— Non, j’ai pas osé…

Mme  Taillard posa au front de son fils un baiser prolongé, et, avec un accent de grande lassitude :

— Que veux-tu, mon pauvre enfant ! Tu as fait ce que tu pouvais ; nous n’avons plus qu’à laisser aller les choses…

Elle redressa l’oreiller, rajusta le drap sur la couverture de satin bleu pâle :

— Là, maintenant, dors, mon chéri… Ne te fais pas de souci. Dans tout cela, hélas ! tu n’es pour rien !

Puis, tournant le bouton de l’électricité, elle se dirigea vers sa chambre, dont elle repoussa la porte jusqu’au chambranle.

Gégé, dans l’obscurité, appuyé sur les coudes, écoutait de tout son être. Un moment, il crut percevoir des sanglots. Mais la porte presque jointe ne laissait échapper que des bruits confus.

Il retomba sur son traversin. Un peu de sueur lui mouillait les tempes. Quelle torture ! Quelle honte ! Quelles minutes terribles !… Et, la semaine suivante, avec son père, il faudrait encore inventer d’autres mensonges, passer par les mêmes transes, subir les mêmes questions. Dans ces conditions, Gégé commençait à trouver que les douceurs du divorce se payaient bien cher.

Jamais il n’avait éprouvé pour lui-même un pareil dégoût. À plat ventre, la figure contre son oreiller, il chuchotait désespérément :

— Ah ! c’est du propre ! Ah ! c’est du beau !…

Et, par-dessus le marché, personne à qui se confier. Pas même Ribermont qui, dans les derniers temps, par son cynisme, avait perdu aux yeux de Roger toute espèce de prestige moral. Personne !

Mais soudain, dans ce noir abandon, un nom jaillit comme une lueur de sauvetage : l’abbé Moussoir.

C’était un vieil ecclésiastique cévenol qui remplissait chez M. Beaujoint des fonctions analogues à celles d’aumônier. Un peu aigri par sa carrière sans éclat, impitoyable au catéchisme, pourtant, à certains mots, à certains regards attendris sous ses gros sourcils de laine grise, on le devinait capable de bonté. Pourquoi ne pas s’adresser à lui ? La semonce serait sévère, mais le conseil prompt et direct.

Gégé, seulement, se donnait jusqu’à la fin de la semaine pour essayer de sortir sans aide de ses mensonges. Passé ce délai, l’abbé saurait tout.

Cette perspective d’un refuge possible dans le désastre lui rendit du calme. À côté, la lumière s’était éteinte, rien ne bougeait plus. Gégé, exténué, s’endormit progressivement.

Et, le lendemain matin, quand il vint dire au revoir à sa mère, il se sentait tout ragaillardi, tant par cette nuit de bon sommeil que par ses vues sur l’abbé Moussoir.

Mme  Taillard, en peignoir de soie vert mousse, examinait des dentelles, près de la fenêtre.

— Déjà levée, maman ! — s’écria Gégé.

— Oui, mon chéri, j’ai un tas de courses à faire ce matin.

Elle aussi paraissait reposée, le teint frais sous une couche de poudre légère, les paupières nettes, sans cernures, et dans les yeux comme une clarté de vaillante humeur.

— À propos, mon enfant ! — fit-elle, pendant que Roger enfilait son paletot… Nous avons oublié un détail important… C’est bien samedi prochain que tu revois ton père ?… Mais où cela ? À Paris ou à Courteuil ?

— À Paris donc ! Papa rentre de Courteuil samedi matin.

— Tiens ! je croyais qu’hier il était revenu avec toi ?

— Oui, mais il ne reste qu’une journée à Paris et il rentre là-bas ce soir pour surveiller le déménagement.

— C’est très bien… Alors à tantôt, mon chéri !

Elle savait ce qu’elle voulait savoir. Sitôt Gégé parti, elle sonna la femme de chambre :

— Vite, Julie, mon costume tailleur gris… Mon grand chapeau avec des roses…

Et, une heure plus tard, au bureau de télégraphe de la rue Clément-Marot, elle demandait un petit bleu. Puis, ayant libellé l’adresse : « Monsieur Jacques Taillard, 108, avenue d’Antin », elle écrivit ces quelques lignes :

Je voudrais vous parler. Je vous attendrai, ce soir, à six heures, en voiture, avenue du Bois, côté gauche, entre le 19 et le 21. Si, vraiment, vous ne me haïssez pas trop, venez.

lucie.

Avant de glisser le télégramme sous la languette de cuivre, elle eut une dernière hésitation. C’était peut-être une énorme bêtise que cette lettre, une maladresse sans nom que cette démarche. Mais quand l’incertitude n’est plus tenable, quand on veut à tout prix reconquérir son fils, qu’importent les petits risques d’humiliation ou de ridicule ? Est-ce que ces choses-là doivent compter pour une mère ? Et, d’une héroïque chiquenaude, elle lança dans la boîte son projectile de papier bleu.

Une fois rentrée, elle s’était bien promis de sortir dès le déjeuner et de multiplier les achats, les commandes, les courses, jusqu’à la nuit, pour se distraire. Cependant, au moment de se rhabiller, le courage lui manqua. À quoi bon traîner de force dans les magasins ses inquiétudes et ses espoirs dont rien ne la détournerait ? Pourquoi gaspiller là des énergies dont elle n’allait avoir que trop besoin ? Elle demeura donc toute la journée dans sa chambre, comme une malade qui se ménage avant l’opération. Elle ne pouvait, du reste, ni lire, ni broder, ni se mouvoir, engourdie au fond de sa bergère par dix questions, toujours les mêmes, dont le bourdonnement ne cessait pas. Jacques viendrait-il ? S’il venait, que lui dire ? S’il refusait le retour à la vie commune, quel parti adopter ? Le supplier sans orgueil ? Ou renoncer avec dignité ? Et s’il ne venait pas, quelle riposte choisir ? Le silence méprisant ? Ou la lettre cruelle ?

Elle s’interrogeait encore, que le jour commença à baisser. Alors, vivement, elle s’apprêta : une toilette très simple, un vaste voile noir formant cloche, beaucoup de son mélange au white rose.

Puis, à peine dehors, ayant rencontré un fiacre fermé, elle se fit mener au rendez-vous.

Quoique en avance, elle n’eut pas à s’impatienter. De loin, au bord du trottoir, sous un bec de gaz, elle avait immédiatement reconnu Jacques, sa cape en feutre beige posée un peu de côté, sa svelte et vigoureuse stature sanglée dans un complet de cheviotte marron.

— Eh bien ? — questionna-t-il gaiement, après avoir ordonné au cocher de les conduire vers le Bois.

— D’abord merci, mon ami… Mais savez-vous seulement pourquoi je vous ai prié de venir ?

— En voilà une question ! C’est pour nous remettre ensemble, je suppose.

Elle murmura, d’une voix qui tremblait :

— C’est vrai ?… Vous voudriez bien ?…

— Dame ! sans cela, pourquoi serais-je ici ?

— Mais ce que vous avez dit à Gégé ?…

— Gégé aura mal fait ma commission, mal répété mes paroles… Et puis à quoi bon épiloguer sur tout cela ? Grâce à ce brave enfant, nous voilà réunis pour nous entendre, pour causer… Si tu veux, causons, ma petite…

Il corroborait ce tutoiement d’une tendre pression de la main. Lucie retira pudiquement ses doigts ; mais, comme il n’insistait pas, tout en parlant, peu à peu, d’elle-même, elle ramena sa main dans la main de Jacques. Au bout d’un instant, d’ailleurs, abdiquant toute grandeur tragique, elle s’était remise d’instinct à le tutoyer aussi. Et l’on s’occupa rapidement de régler l’avenir. D’abord, on n’habiterait plus avenue d’Antin, où planaient trop de mauvais souvenirs. On louerait autre part ; et, en attendant que le logis fût prêt, on irait avec Gégé s’installer une pièce de deux mois à Courteuil, histoire de refaire connaissance et de se pardonner dans l’intimité ses petits méfaits respectifs.

Puis, alors, n’ayant plus rien à se dire ils passèrent naturellement du silence aux baisers. Dans l’ombre du fiacre qui allait au pas, Lucie avait la malicieuse impression qu’un amant nouveau la pressait dans ses bras, et Jacques, partageant sans doute l’illusion, faisait tout ce qu’il fallait pour la fortifier. Néanmoins, durant une pause, il demanda la permission de consulter sa montre, et, grattant une allumette :

— Bon sang ! — dit-il. — Sept heures moins le quart !… J’ai raté mon train.

— Pauvre chou ! — s’écria Lucie distraitement. — Où vas-tu dîner ?

— Dans un cabaret quelconque…

— Viens donc plutôt dîner à la maison chez papa.

Jacques la considéra, stupéfait :

— Non ?

— Oh ! puisque tôt ou tard, il faudra le mettre au courant, pourquoi pas ce soir ?

— Tu crois ? C’est peut-être une idée…

Et, se penchant par la portière, il cria au cocher l’adresse de l’avenue Marceau.


Au même moment, en compagnie de Firmin, Gégé quittait à pied l’institution Beaujoint. Dans le brouhaha de la reprise scolaire, son secret lui avait semblé moins lourd que la veille. Et, sans y renoncer absolument, le recours à l’abbé Moussoir ne lui paraissait plus si indispensable. En manière de mortification, toute la journée, il s’était appliqué à ses devoirs et à ses leçons comme jamais il ne l’avait fait. Il rapportait un carnet de correspondance criblé de mentions excellentes : grammaire française, très bien ; — histoire, très bien ; — conduite, bien ; — récitation, très bien ; le reste à l’avenant. Alors, de tant de bonnes notes, sa culpabilité ne devait-elle pas être un peu amoindrie ? Qui sait même si, en continuant dans cette voie, il n’arriverait pas à liquider entièrement ses comptes de conscience ? Il se voyait déjà premier dans toutes les branches, raflant tous les prix de fin d’année, réhabilité par le travail. Et il en oubliait tout à fait Firmin, qui cheminait tristement derrière sans pouvoir s’expliquer cette nouvelle disgrâce.

Il daigna cependant lui adresser la parole, en apercevant, au porte-manteau du vestibule, près du large chapeau de M. Lecherrier, un élégant melon de feutre beige.

— Tiens, qui dîne ici ?

— Je ne sais pas, monsieur ! — répliqua Firmin sur un ton de froide réserve.

Gégé, très intrigué, n’en monta pas moins vers sa chambre pour y faire le bout de toilette réglementaire.

Mais à l’entresol, il entendit dans le fumoir une rumeur de causerie si animée que, malgré lui, il s’arrêta. Qui pouvait bien être là ? Bah ! on n’avait qu’à regarder. Et, sa casquette aux doigts, comme par étourderie, il ouvrit d’un seul trait la porte.

Grand Dieu ! Pas possible !… Mais si !… Là-bas, au fond de la pièce, sur le divan, la main dans la main, c’était bien son père et sa mère qu’il voyait, et en face d’eux, dans un fauteuil, M. Lecherrier qui, le binocle au nez, parcourait tranquillement le Temps.

Au bruit de la porte, tous s’étaient retournés.

— Ah ! voilà votre petite victime ! — annonça M. Lecherrier avec bonhomie.

— Dites plutôt notre petit sauveur ! — rectifia Taillard.

Et avant que Roger, blême d’épouvante, eût pu se retourner, proférer un mot, on l’enlevait du sol, on l’étouffait de baisers, on se le repassait de bras en bras, avec accompagnement d’apostrophes passionnées : « Mon bon loup, mon amour, mon ange, mon trésor !… » On recommençait, on ne se lassait pas. Enfin Taillard arracha son fils à ce maelstrom de caresses, et, le reposant à terre :

— Hein, mon garçon, ça n’a pas traîné ! Tu ne t’attendais pas à celle-là ?

— Oh ! non ! — exhala sincèrement Gégé.

— Mais regarde-moi donc, mon chéri ! — fit Lucie. — Tu es tout pâle… Qu’est-ce que tu as ?

— Ce qu’il a ? — interrompit fort à propos M. Lecherrier. — Tu demandes ce qu’il a ? Il est bouleversé, ce petit… On le serait à moins… N’est-ce pas, Gégé, l’émotion t’a donné un coup ?

— Oui, grand-papa, c’est ça !

— Parbleu !… Alors, va vite te passer de l’eau sur la figure pour te remettre… Et tu nous rejoindras en bas, parce que, moi, je commence à avoir une faim peu commune !

Roger sortit d’un pas automatique et, pour grimper, empoigna la rampe. La dépression maintenant l’accablait. Des tremblements vibraient dans ses jambes. Il avait le cerveau brouillé et endolori, comme si on lui eût mis la tête à l’envers… Quelle histoire ! C’était positivement à devenir fou ! Comment ! Ses parents se réconciliaient, les adversaires fraternisaient. Et, au lieu de reproches, d’outrages, de mépris, on l’embrassait, on le fêtait, il était le petit sauveur !… Plus tard, sans doute, l’énigme s’éclaircirait. Mais, pour le moment, il ne fallait pas essayer de comprendre.

Par contre, peu à peu, il éprouvait une étrange sensation d’allégement. Il ne croyait pas à son amnistie totale, il se savait toujours sous le coup de sa faute. Pourtant il lui semblait que toutes ses hontes, toutes ses craintes, s’en allaient par une fuite cachée, tandis qu’un bien-être nouveau montait doucement à leur place. Il se sourit dans le miroir de la toilette avec sympathie. En somme, tout cela ne s’arrangeait pas si mal !

Mais il achevait à peine cette constatation qu’un choc brutal lui heurta le cœur. Et, de chagrin, il lâcha sa brosse à ongles, qui coula à pic au fond de la cuvette…

Il venait de revoir brusquement la réalité que depuis deux jours lui masquaient ses remords : le divorce abandonné, le divorce rompu, c’est-à-dire ce qu’en secret il redoutait le plus, ce qu’il avait d’instinct tout fait pour retarder indéfiniment !…

Voilà qui devenait autrement grave que de simples problèmes de conscience. À présent, plus à compter sur les remises possibles, sur les silences, sur les hasards ! La paix était signée. Le bon temps finissait. C’était bien le triste retour à jadis. C’était la rentrée !

Gégé, avant d’éteindre, parcourut encore d’un coup d’œil d’adieu la petite chambre bleu de lin, où, à côté de sa mère, à deux pas de son grand-père, il avait dormi tant de nuits heureuses, passé tant de journées bienfaisantes.

Puis, mélancoliquement, marche à marche, il descendit l’escalier.

Dans la salle à manger, on terminait presque le potage.

Roger s’assit vis-à-vis de son père, entre sa mère et M. Lecherrier. Tous trois lui souriaient d’un air de connivence.

— Eh bien, mon petit ! — demanda Taillard, — j’espère que tu es content ?

— Je te crois ! — riposta Gégé, avec un flegme fort au-dessus de son âge.


FIN