La Vie amoureuse de Diderot/4

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Flammarion (p. 67-91).


IV

UN CANTIQUE D’AMOUR


Sophie Volland est partie pour le château d’Isle, au fond de la Champagne. Diderot reste seul et désemparé. Depuis quatre ans, il ne l’a guère quittée, sauf pendant de petits séjours au Grandval, chez le baron d’Holbach, chez Mme d’Épinay, à la Chevrette, et ses trois semaines à Langres, après la mort de son père. Cette fois, la séparation doit durer des mois.

Seules, les lettres pourront alléger la peine de l’absence. « Puisqu’il est si doux pour nous de nous écrire, dit-il, puisque c’est la seule consolation que nous puissions avoir, puisque ce reste de commerce doit nous tenir lieu de tout… tâchons, s’il se peut, de mettre quelque arrangement dans notre correspondance. »

En effet, ils organisent cette correspondance. Un de leurs amis, Damilaville, est premier commis au bureau des vingtièmes, quai des Miramionnes. Il a le cachet du contrôleur des Finances. Il peut affranchir en sécurité leurs lettres. C’est à lui qu’ils les adresseront. C’est lui qui les leur fera parvenir.

Diderot, qui passe pour distrait, « qui ne sait jamais bien le jour qu’il vit », se promet de dater ses lettres, et de les envoyer à des jours fixes, le jeudi et le dimanche. Il se tiendra parole. Enfin, pour bien s’assurer qu’il ne s’en égarera pas, ils conviennent de les numéroter.

En écrivant à son amie, Diderot se donne l’illusion de lui parler encore. « Je cause avec vous en vous écrivant, comme si j’étais à côté de vous, un bras passé sur le dos de votre fauteuil. » Et il écrit vraiment comme il parle. « Je prends une plume, de l’encre et du papier et puis va comme je te pousse… Plus j’écris vite, mieux j’écris. » Il ne fait pas de brouillon, pas plus qu’il ne garde copie de ses lettres. Et elles sont presque sans ratures.

Il est résolu à raconter à son amie tous les événements de sa vie. Il lui semble qu’il se rapprochera d’elle en se confessant à elle. « Pour moi, dans qui vous rapproche de moi comme de vous dire tout et de vous rendre présente à mes actions par mon récit. »

Aussi devient-il attentif pour elle à tous les moments de sa journée. « Un dévot qui doit compte à son directeur de ses pensées, de ses actions, de ses omissions, ne s’épie pas plus scrupuleusement. »

Cette sincérité même lui apparaît comme un gage d’amour. Il y revient à maintes reprises. « Moi qui vis de la vie la plus découpée, la plus inadvertante, pourquoi épiai-je tous mes instants ? C’est pour celle qui est loin de moi et que j’aime. » Ou bien : « J’ai voulu vous rendre compte de tous les instants d’une vie qui vous appartient et vous faire lire au fond d’un cœur où vous régnez. » Ou encore : « Quelle que soit la durée de ton absence, je n’aurai rien à t’apprendre à ton retour, pas même que je n’ai pas cessé un moment de t’aimer. »

Oui, il est soutenu par l’illusion qu’en se livrant tout entier, en vivant sous les yeux de son amie, il se rapproche d’elle, il lui marque sa tendresse comme dans une étreinte. Il en a le sentiment si vif qu’il le condense dans cette formule saisissante : « L’art d’écrire des lettres n’est que l’art d’allonger les bras. »

Il suit en pensée les lettres qu’il écrit à Sophie. Il imagine le moment où elle en reçoit tout un paquet, au château d’Isle. « D’abord, elle le pèsera de la main ; elle le serrera pour quand elle sera seule ; il lui tardera bien d’être seule… On rangera les feuilles ; on lira presque toute la nuit ; il en restera la moitié encore pour le lendemain. Le lendemain, on achèvera, et l’on relira pour soi et pour sa chère sœur, les lignes qui auront plu davantage… Ce volume d’écriture qu’on aura reçu et lu avec tant de plaisir, que contiendra-t-il ? Des riens ; mais ces riens mis bout à bout forment de toutes les histoires la plus importante, celle de l’ami de notre cœur. »

Il se représente d’autant mieux Sophie au château d’Isle qu’il le connaît. Il s’y est arrêté l’année précédente à son retour de Langres, afin de prendre au passage Mme Volland. Je rappelle que ce château existe encore. Je l’ai vu, dans la mélancolie d’un automne prématuré, par un jour de bruine, sous un ciel dépoli. Au bord de la plaine unie, semée de boqueteaux, où serpente la Marne, il apparaît de loin, encadré d’arbres plus hauts que lui, simple et charmant sous sa robe grise.

Une avenue de feuillage conduit jusqu’à la grille. Elle franchit sur un petit pont de grès le fossé dont les eaux verdies entourent le château. Sur la première pierre de ce pont, qui fut posée en 1732 par Mme Volland, son nom et cette date sont sculptés. Je n’ai pas su les découvrir parmi bien d’autres noms, bien d’autres dates, gravés vers la même époque, et qui restent très lisibles.

C’est à cet endroit que Diderot, bien incertain de l’accueil que lui réserverait Mme Volland, descendit de voiture. Il écrit à Sophie, restée à Paris : « Que lui dirai-je ? Que me dira-t-elle ? Le cœur me bat bien fort. » Il aperçoit Mme Volland. « Il était à peu près six heures lorsque la chaise est entrée dans l’avenue. J’ai fait arrêter ; je suis descendu, je suis allé au-devant d’elle les bras ouverts ; elle m’a reçu comme vous savez qu’elle reçoit ceux qu’elle aime de voir ; nous avons causé un petit moment d’un discours fort interrompu, comme il arrive toujours en pareil cas. »

À droite de l’ample cour gazonnée, au delà de deux piliers de porte d’une touchante vétusté, s’étendent les bâtiments de la ferme, que Diderot a visités aussi : « La grange, et les basses-cours, et la vinée, et le pressoir, et les bergeries, et les écuries. J’ai marqué beaucoup de plaisir à voir tous ces endroits, parce que j’en avais, parce qu’ils m’intéressent. »

Coiffée d’ardoise, précédée d’un bref perron, la façade du château est tout unie. Seules, des guirlandes de pierre, sobrement sculptées, sont suspendues sous les hautes fenêtres, à l’unique étage.

La face opposée regarde le parc. Il est vénérable. Les plus vieilles gens du pays ont toujours vu ces tilleuls noués et tordus par l’âge, ces statues que le temps grignote dans la solitude de ronds-points reculés. Mais Diderot et Sophie Volland les ont-ils vus ?

Au loin, près de la Marne, frissonnent toujours les Vordes, ces bouquets de peupliers qui enchantaient Diderot : « Ces Vordes me charment ; c’est là que j’habiterais ; c’est là que je rêverais, que je sentirais doucement, que je dirais tendrement, que j’aimerais bien… »

Chose singulière, dans tout ce paysage, la Marne seule a changé. Son lit se déplace. La rivière s’avance et gagne sur l’ancien domaine de la famille Volland.

En l’absence des propriétaires actuels, le logis même était fermé, lors de notre visite. Cela valait peut-être mieux. Nous pouvions imaginer que l’intérieur est resté tel que Diderot l’a décrit, que le grand salon a conservé ses « boisures simples » et ses trumeaux naïfs. Et derrière ces portes et ces persiennes closes, dans ce château de la Belle-au-Bois-dormant, nous pouvions imaginer que reposait toujours Sophie Volland, ange de douceur et démon d’esprit.

Débordantes, tumultueuses, ces lettres de Diderot sont disparates comme la vie qu’elles reflètent. Elles roulent pêle-mêle des portraits, des menus d’agapes, des traits d’esprit, des paysages, des échos de livres et de théâtre, des débats philosophiques et des détails de santé, des vues sur l’art et des soucis domestiques, les plus libres anecdotes et des hymnes à la vertu. Mais ce sont avant tout des lettres d’amour. L’éloignement a tendu les liens qui l’unissaient à Sophie. Et, sur cette harpe idéale, il fait gémir son chagrin et chanter sa tendresse.

Écoutez d’abord les accents de sa peine. Il ne s’accoutume pas au mal de l’absence. Il souffre et s’étonne ingénument de tant souffrir : « Si vous saviez l’état misérable d’anéantissement où je suis tombé depuis votre départ. Cela m’est arrivé sans que je m’en doutasse. Il faut que je vous aime deux fois plus que je ne croyais. »

Il connaît cette sorte d’asphyxie morale où l’on se débat quand s’éloigne l’être aimé : « Vous me manquez à tout moment. Si d’abord je ne sais pas ce que je cherche, à la réflexion, je trouve que c’est vous ; si je veux sortir sans savoir pourtant où aller, à la réflexion je trouve que c’est où vous étiez ; si je suis avec des gens aimables et que je sente l’ennui me gagner malgré moi, à la réflexion je trouve que c’est que je n’ai plus l’espérance de vous voir un moment. »

Loin d’elle, que le temps est long ! « Les jours n’ont point de fin, les semaines sont éternelles. » Il ne prend intérêt à rien. Il ne sait que faire de lui-même. « Je ne me trouve bien ni chez moi ni ailleurs. La compagnie me déplaît quand j’en ai et je la souhaite quand elle me manque. »

Il voudrait s’enfuir de lui-même. « Combien votre absence me coûte à supporter. J’ai des journées d’un ennui qui m’accable. Alors je me déplais partout. Je cherche dans ma tête quelque endroit où je pourrais me réfugier. Je tourne autour de Paris, je m’éloigne, je finis par arriver où vous êtes. » Hélas ! ce n’est qu’une rêverie.

Au Grandval, chez le baron d’Holbach, on le trouve fort maussade. On a pris le parti de sourire de sa langueur, de ses soupirs indiscrets. Mme d’Aine, la belle-mère du baron, personne fort joviale, déclare que, si cela dure, il faudra le noyer par pitié.

Mais, sourd aux plaisanteries, il s’enfonce dans ses regrets et goûte l’amère douceur de ses rêves. Il imagine ce qu’il éprouverait si Sophie apparaissait soudain dans ce salon du Grandval. « Mon amie, si par quelque enchantement je vous retrouvais tout à coup à côté de moi, il y a des moments où j’en pourrais mourir de joie… Il est sûr que je ne connais ni bienséance, ni respect qui puissent m’arrêter. Je me précipiterais sur vous, je vous embrasserais de toute ma force et je demeurerais le visage attaché sur le vôtre, jusqu’à ce que le battement fût revenu à mon cœur et que j’eusse recouvré la force de m’éloigner pour vous regarder, »

Mais Sophie n’apparaît pas. Il ne reste bien au philosophe que la consolation des lettres. Aussi avide d’en recevoir que prompt à en écrire, il attend dans la fièvre celles de son amie. On sait que les lettres de Sophie Volland n’ont jamais été retrouvées. Nous n’en connaissons quelques particularités que par celles de Diderot.

Elles étaient surtout sentimentales. Le philosophe la conjurait parfois de l’imiter, de raconter sa vie : « Mes lettres sont variées, et les vôtres le seront, et plus agréablement que les miennes, quand vous pourrez vous résoudre, comme moi, à m’envoyer vos conversations d’Isle. » Elle s’y refusait. Elle déclarait que, dans les lettres de son ami, c’étaient « les passages tendres » qui lui plaisaient le plus et elle s’obstinait à n’envoyer que de ces passages-là. D’ailleurs, lorsque Diderot s’était arrêté à Isle, Mme Volland lui avait dit elle-même : « Vous connaissez Mlle Volland ; son talent n’est pas fort sur les nouvelles. »

À de rares endroits de ses propres lettres, le philosophe reprend une des phrases de Sophie, afin de la commenter. Ces citations isolées permettent de juger du ton de l’ensemble. Parfois, Sophie se montre discrètement jalouse : « Il me dit des choses tendres, douces ; il les pense ; mais, n’en dit-il qu’à moi ? » Ailleurs, elle achève ainsi sa lettre : « Mercredi, à onze heures. Bonsoir, mon tendre ami ; je dors plus qu’à moitié, et je ne vous en aime pas moins. » Ou bien elle lui demande malicieusement « s’il lui convient d’être toujours aimé à la folie ? » Ou encore elle lui déclare : « Ma mère voudrait bien encore passer ici trois mois ; le temps et l’éloignement ne peuvent rien changer à mes sentiments. »

Cependant Sophie ne restait pas uniquement sur la note sensible. Elle jugeait les ouvrages, romans, pièces de théâtre, essais philosophiques, que lui envoyait Diderot. Il appréciait fort l’opinion de son amie. Le charge-t-on, par exemple, d’un projet pour le tombeau du Dauphin dans la cathédrale de Sens ? Avec sa prodigieuse fécondité, il en esquisse une demi-douzaine qu’il soumet à Sophie. Enfin, dans ses Salons, il fait état des remarques que certains tableaux ont inspirées à son amie.

Sophie n’écrivait jamais bien longuement. Car en 1767, c’est-à-dire après onze ans de correspondance, Diderot s’exclame, en recevant une lettre d’elle : « Ah ! Voilà ce qui s’appelle une lettre, cela. Une fois en votre vie, vous aurez du moins causé cinq ou six pages de suite avec moi ! »

Mais si brèves que fussent ces lettres, il les trouvait admirables. Un jour, à propos d’une lettre de son cher Grimm, il écrit à Sophie : « Je viens de recevoir une belle lettre de Grimm ; oh ! pour cela, bien belle et bien tendre, presque comme si vous l’aviez dictée. »

Aussi les guette-t-il avec une impatience inquiète. L’une d’elles n’arrive-t-elle point au jour où il l’attend ? Sa maussaderie, son détachement s’aggravent. Les sujets de conversation qui l’intéressent d’ordinaire ne le touchent presque plus. « Je ne suis plus à rien, ni à la société, ni à mes devoirs ; mon caractère s’en ressent ; je gronde pour rien ; je m’ennuie de tout et partout. »

Dès que le retard s’accentue, le philosophe s’affole. Sophie serait-elle souffrante ? Non. La chère sœur l’eût prévenu. Alors, il imagine les pires catastrophes : « Que faut-il que je pense ? La curiosité, la méchanceté, l’infidélité, des contretemps, que sais-je ? Quoi encore ? Tout s’oppose donc à la douceur de notre commerce, et nous ravit le seul bien qui nous reste, l’unique consolation que nous ayons et qui nous est si nécessaire ! »

Et leur mutuelle inquiétude au moindre retard revient cent fois dans leurs lettres.

Plus l’absence se prolonge, plus il appelle, plus il réclame Sophie. De chacune de ses lettres, le même cri s’échappe : « Revenez ! Revenez ! »

Lorsqu’il est accablé de travail et de soucis, il tend les bras vers elle : « Hâtez-vous de revenir, afin que j’oublie près de vous toutes mes peines. » Ou bien : « Quand vous étiez ici, votre présence me soutenait. Avais-je du chagrin, j’allais voir mon amie, et j’oubliais mon chagrin. Pourquoi m’avez-vous abandonné ? »

Il invoque même, pour presser le retour de Sophie, la brièveté de la vie, la chute si rapide dans le néant : « Venez, venez que je vous embrasse, et que tous vos instants et tous les miens soient marqués par notre tendresse et que la longue nuit qui nous attend soit au moins précédée de quelques beaux jours. »

Mme Volland, dans un de ses élans de complaisance, avait promis que ce premier séjour en Champagne ne serait pas de trop longue durée. Elle devait rentrer à la Saint-Martin, c’est-à-dire le 10 novembre.

Mais la Saint-Martin passe et Mme Volland s’attarde aux délices du château d’Isle. Diderot se révolte. Il déclare qu’il ne saurait attendre jusqu’aux derniers jours du mois. Ces derniers jours arrivent et Sophie ne rentre pas. Alors le philosophe désespère. Il souffre trop d’être ainsi déçu de semaine en semaine : « Je ne vous attends plus. »

Étant malheureux, il devient injuste : « Vous ne m’aimez pas comme je vous aime. Vous ne prenez pas le retard de votre retour comme moi. » Mais sa bonté n’abdique jamais. Et il ajoute aussitôt : « Tant mieux : vous seriez trop à plaindre si vous étiez malade d’amour comme moi. »

Enfin, le retour est décidé. Diderot exulte. Il se transporte en pensée à ce radieux moment : « Il est impossible que je vous peigne ce que je deviens dans cette espèce de délire où je vous vois, où je cherche si c’est vous, si c’est toujours ma Sophie, si elle est heureuse de retrouver celui qui l’aime si tendrement et qui l’a si longtemps attendue. »

L’heure approche : « Quand est-ce que je vous embrasserai vraiment ? Sera-ce demain, après, ou après ? Cela me fera autant de plaisir qu’à vous. Car votre absence a bien été aussi longue pour moi que la mienne pour vous. »

Et dans l’allégresse du retour immédiat, il risque une boutade, lui qui, depuis des mois, n’a jamais plaisanté son chagrin : « Tenez, la première fois que nous nous séparerons, prenons le parti de ne plus nous aimer. »

Ah ! certes, ils ne se sont pas arrêtés au parti de ne plus s’aimer à la prochaine séparation… Tant que dureront les séjours à Isle, pendant plus de dix ans, Diderot jettera de la même voix les mêmes appels vers Sophie ; il clamera toujours aussi haut son chagrin du départ, son allégresse du retour et, dans l’intervalle, la ferveur de son amour. Non, cette ferveur ne fléchit pas. Pendant plus de dix ans, ce sont les mêmes serments, les mêmes actions de grâces. À cause de son ardeur universelle, de sa fougue généreuse, on l’a souvent comparé à une force de la nature. Semblable encore à l’immuable nature, qui donne les mêmes fleurs à chaque printemps, il jettera chaque année vers son amie le même chant de tendresse.

Et ces stances égales qui s’élèvent ainsi chaque année, forment à travers le temps comme un long cantique d’amour. Ce n’est, naturellement, qu’une suite de variations sur la même phrase : « Je vous aime. » Pour l’évoquer ici, le mieux est d’en détacher quelques-unes :

« Combien je vous aimerais, si je pouvais vous aimer davantage. »

« Je vous aime tous les jours, et je ne distingue que celui où je me crois le plus aimé. »

« Ce n’est donc pas assez de vous aimer ; il faut vous le dire. Eh bien, je vous le dis. Entendez-vous ? Je vous aime, je vous aime de tout mon cœur et je n’aimerai jamais que vous. »

« Vous serez mon amie, mon unique amie, tant que je vivrai. »

« Tout peut s’altérer au monde ; tout, sans vous excepter ; tout, sauf la passion que j’ai pour vous. »

« Rien ne séparera nos deux âmes. Cela s’est dit, écrit, juré si souvent ! Que cela soit vrai, du moins une fois. »

« Quand serai-je donc délivré de toute autre occupation que celle de vous plaire ? Jamais, jamais. Je mourrai sans avoir pu vous apprendre combien je sais aimer. »

« Connaissez-vous la centième partie de ma passion ? C’est moi seul qui sais combien je vous aime. Vous l’ignorez et l’ignorerez toujours… Ah ! mon amie, l’amour et l’amitié ne sont pas pour moi ce qu’ils sont pour le reste des hommes. Quand je me suis dit une fois dans mon cœur, je suis son amant, je suis son ami, je vous effraierais peut-être si je vous disais tout ce que je me suis dit en même temps. »

Parfois, il semble que le temps même fortifie sa passion.

« Je vous l’ai dit souvent et, plus je vais, mieux je sens que je vous l’ai bien dit : il n’y a et il n’y aura jamais qu’une femme au monde pour moi. »

« Je vous aime tous les jours de plus en plus, de toutes sortes de vertus que je vous découvre. Le temps, qui dépare les autres, vous embellit. »

« Le temps n’a fait qu’accroître ma tendresse ; c’est qu’elle est fondée sur des qualités dont j’ai senti la réalité et la valeur de jour en jour. »

Chaque année, il atteste qu’il l’aime comme au premier jour, qu’elle lui manque et qu’il l’attend comme à la première séparation. Au bout de douze ans, à la veille du retour, il lui écrit : « C’est comme le premier jour et, quand nous nous verrons, ce sera comme la première fois. »

Et quand il part pour la Russie, en 1773, c’est-à-dire après dix-sept ans de tendresse, il écrit à Sophie, de La Haye : « Vous me serez aussi chère sous le pôle. »

Ces variations ne sont pas toujours aussi simples et directes. Il en est de sonores, il en est de subtiles.

Ce grand manieur de mots et d’idées, qui respire la force et presque la violence, trouve parfois les accents les plus délicats pour chanter sa tendresse. N’est-ce pas lui qui a dit : « Quand on écrit à des femmes, il faut tremper sa plume dans l’arc-en-ciel et jeter sur sa ligne la poussière des ailes du papillon. » Tour à tour il est puissant et fin. À vrai dire, ce n’est point sur une harpe idéale qu’il accompagne son cantique d’amour. C’est plutôt sur ces grandes orgues qui éclatent, mugissent et tonnent, puis soudain filent une note déliée, d’une pureté céleste.

Un soir, il se promène au bord de la Marne, près de Paris. Il songe que la rivière baigne le château d’Isle. Un amoureux rapporte tout ce qu’il voit à ce qu’il aime : « Les longues soirées que j’allais passer là, je les emploie à lire, à prendre le frais sur le bord de la rivière, à voir, de la pointe de l’île, les eaux de la Marne qui viennent de vous à moi, et à leur demander des nouvelles des pieds blancs de celle que j’aime… »

N’est-ce point une imagination charmante, celle de ce « petit château » que Sophie et Diderot ont rêvé, dont ils ont fait le séjour idéal de leur tendresse ? Ils s’y réfugient en pensée. Ils l’améliorent. Ils s’y entourent de ceux qu’ils aiment : « Si pendant mon absence, écrit Diderot, il vous arrive quelquefois de retourner au petit château, que j’y sois avec vous. Je rêve aussi de mon côté à perfectionner cet établissement et je trouve qu’on y aurait besoin d’un personnage qui fût le confident de tous, et qui fît entre eux le rôle de conciliateur commun. Qu’en pensez-vous ? Tout bien considéré, j’aimerais mieux que cette fonction fût confiée à une femme qu’à un homme. » Et ailleurs : « C’est le petit château qui sera une maison bénie ! C’est là que, sans glaces, sans tableaux, sans sophas, nous serons les mortels les plus heureux par le bien que nous ferons et par celui qu’on dira de nous. » Ailleurs encore : « Nous nous fermerons tous les yeux les uns aux autres dans le petit château ; et le dernier sera bien à plaindre, n’est-ce pas ? » Et quand il découvre le château d’Isle, il s’écrie : « Il serait tout élevé, tout bâti, ce petit château idéal ! Ne nous retrouverons-nous jamais tous, avec des âmes bien tranquilles et bien unies ? »

L’invention du miroir magique n’est-elle pas plus charmante encore ? « Si j’avais seulement un miroir magique qui me montrât mon amie à tous les instants ; si elle se promenait sous mes yeux dans une glace, comme dans les lieux qu’elle habite… Je ne la quitterais guère, cette glace ; combien je me lèverais de fois pendant la nuit pour vous aller voir dormir ! Combien de fois je vous crierais : « Mon amie, prenez garde, vous vous fatiguez trop ; prenez par ce côté-ci, il est plus beau ; le soleil vous fera mal ; vous veillez trop tard, vous lisez trop longtemps ; ne mangez pas de cela ; qu’avez-vous ? Vous me paraissez triste »… Il est bien incertain si ma glace ne me causerait pas plus de peine que de plaisir. S’il m’arrivait d’y voir quelqu’un vous baiser la main ; si je vous voyais sourire ; si je trouvais que vous m’oubliez trop et trop longtemps ! Non, non, point de cette glace magique, je n’en veux point… »

Puis, le ton s’élève. Diderot évoque toute l’Histoire, les philosophes de tous les temps, afin d’attester mieux la force de sa passion : « J’ai vu toute la sagesse des nations, et j’ai pensé qu’elle ne valait pas la douce folie que m’inspirait mon amie. J’ai entendu les discours sublimes de leurs philosophes… Ils cherchaient à me décrier la volupté et son ivresse, parce qu’elle est passagère et trompeuse, et je brûlais de la trouver entre les bras de mon amie, parce qu’elle s’y renouvelle quand il lui plaît, et que son cœur est droit, et que ses caresses sont vraies. Ils me disaient : tu vieilliras. Et je répondais en moi-même : ses ans passeront avec les miens… Elle fait mon bonheur aujourd’hui ; demain elle fera mon bonheur, et après-demain, et après-demain encore, et toujours, parce qu’elle ne changera point, parce que les dieux lui ont donné le bon esprit, la droiture, la sensibilité, la franchise, la vertu, la vérité qui ne change pas. Et je fermais l’oreille aux conseils austères de ces philosophes ; et je fis bien, n’est-ce pas, ma Sophie ? »

La voix monte encore. Cette fois, les grandes orgues tonnent. Diderot veut toute l’éternité pour son amour : « Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer à côté l’un de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent ! Peut-être n’ont-elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire de leur premier état. Peut-être ont-elles un reste de chaleur et de vie dont elles jouissent à leur manière au fond de l’urne froide qui les renferme… Ô ma Sophie ! Il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous quand nous ne serons plus… si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous avaient à s’agiter, à s’émouvoir et à chercher les vôtres éparses dans la nature ! Laissez-moi cette chimère, elle m’est douce, elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous. »

Et pourtant ce n’est pas dans ses lettres à Sophie Volland qu’il exprime le plus fortement sa tendresse. Ce n’est point à l’aimée qu’on dit le mieux qu’on l’aime. Il peindra sa passion avec plus de fougue encore dans une lettre à son ami Falconet, écrite en 1767. Il connaît Sophie depuis onze ans. Certes, la sorte d’emphase sentimentale qui marquera la Révolution, l’Empire et l’âge romantique est déjà de mode. Déjà on verse des torrents de larmes, on devient fou de passion, on meurt de joie, avec une étonnante facilité. Et Diderot a pris vite le ton, lui qui est extrême en tout, qui se grise de sa pensée à mesure qu’il écrit ou qu’il parle, lui qui tend sans cesse à se dépasser, qui s’escalade, qui se fait la courte échelle. Mais sous l’effervescence excessive des mots, quelle force circule…

« … Que vous dirai-je donc ? Que j’ai une amie ; que je suis lié par le sentiment le plus doux avec une femme à qui je sacrifierais cent vies, si je les avais. Tenez, Falconet, je pourrais voir ma maison tomber en cendres, sans en être ému ; ma liberté menacée, ma vie compromise, toutes sortes de malheurs s’avancer sur moi, sans me plaindre, pourvu qu’elle me restât. Si elle me disait : « Donne-moi de ton sang, j’en veux boire », je m’en épuiserais pour l’en rassasier. Entre ses bras, ce n’est pas mon bonheur, c’est le sien que j’ai cherché ! Je ne lui ai jamais causé la moindre peine ; et j’aimerais mieux mourir, je crois, que de lui faire verser une larme… J’atteste le ciel qu’elle m’est aussi chère que jamais. J’atteste que ni le temps ni l’habitude, ni rien de ce qui affaiblit les passions ordinaires n’a rien pu sur la mienne ; que, depuis que je l’ai connue, elle a été la seule femme qu’il y eût au monde pour moi. »