La Vie amoureuse de Diderot/6

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Flammarion (p. 121-146).


VI

L’ÉNIGME


Diderot fut-il l’amant de Sophie Volland, au sens actuel du mot ? Je dis bien au sens actuel. Car, au sens ancien, l’amant d’une femme n’avait pas nécessairement pris avec elle les dernières libertés. Donc, Diderot et Sophie Volland furent-ils amants ? Ce n’est pas la moindre des énigmes de la vie du philosophe.

C’est encore aux lettres à Sophie qu’il faudra demander la clef du mystère. Jusqu’ici, aucun autre document ne l’a livrée. Ces lettres elles-mêmes ont cheminé par des voies assez obscures avant de voir le jour. Selon la tradition, elles furent remises à Diderot après la mort de son amie. Il en confia des copies à Grimm, qui les emporta en quittant la France. On ignore comment elles tombèrent aux mains d’un Français établi en Russie, Jeudy-Dugour, qui les vendit au libraire Paulin. Bref, elles furent publiées en 1830.

Voilà donc bientôt un siècle qu’on s’efforce de leur arracher leur secret. Car nombre d’esprits se sont passionnés pour cette énigme. Tous ceux qui ont étudié Diderot ont donné leur avis sur ce point délicat. À de rares exceptions près, ils ont conclu que Sophie fut la maîtresse du philosophe.

Quelle curieuse consultation s’est ainsi poursuivie pendant tout le dix-neuvième siècle… Il y a là le biographe timoré, qui balance avant d’opiner. Ainsi Maurice Tourneux, l’auteur des Amours de Diderot et l’éditeur de ses œuvres, déclare d’abord que les lettres à Sophie sont trop incomplètes pour permettre de se prononcer. Puis il prend un détour ingénieux. Il rappelle la thèse que Sainte-Beuve voulait développer dans une nouvelle intitulée Le Clou d’Or : une heure de félicité complète, une seule, entre deux amants, suffit à leur assurer un bonheur, désormais chaste, mais solide et durable. Et il suggère que Diderot a peut-être connu cette heure unique, ce clou d’or où sa longue liaison serait restée suspendue.

D’autres critiques de cette sorte, comme Ducros, semblent d’abord déconcertés par ces allusions brûlantes ou voilées, dont fourmille la correspondance et qui laissent tout supposer sans rien révéler. Ils en font le tour, envisagent un instant l’hypothèse d’un amour platonique, puis finalement refusent de s’y arrêter.

Il y a le biographe résolu. Ainsi, Joseph Reinach nous apprend que Sophie Volland « se donna sans phrase… pour ne pas faire souffrir celui qui ne vivait que pour elle. »

Ces hommes décisifs viennent de tous les points de l’horizon. Certains sont de grands connaisseurs, de grands voluptueux, comme Arsène Houssaye qui s’écrie, à propos de Diderot : « Amant de sa femme, amant de sa maîtresse, amant de toutes les femmes ! » Et M. de Lanessan lui fait écho : « Il ne pouvait pas être en tête à tête avec une femme sans que la vertu de celle-ci ne fût mise en péril. »

Certains, au contraire, ont vécu loin du plaisir, ou de la vie, dans les milieux d’académie et les revues austères. Ils n’en sont pas moins catégoriques. « Quelle idée invraisemblable, écrit M. Caro, que de parler de platonisme au dix-huitième siècle et à propos de Diderot, quand on connaît sa manière de voir sur les relations de ce genre et l’indifférence de certaines actions physiques. »

Et M. Alfred Mézières nous assure gravement : « L’idée de faire de Diderot un amant platonique aurait égayé tout le dix-huitième siècle. Il ne se piquait pas de ce genre de vertu, il ne dissimulait pas son goût pour les réalités. Le ton prodigieusement libre des lettres qu’il écrit à Mlle Volland nous apprend qu’elle pouvait tout entendre. On en conclut naturellement qu’elle lui avait tout permis. »

Voilà pour le dix-neuvième siècle. Mais en 1913, de nouvelles pièces sont versées au dossier, après la mort d’Albert de Vandeul, dernier du nom. Des archives, ensevelies au château de famille, à Orquevaux (Haute-Marne), revoient le jour. Il y a là, pour les amis de Diderot, d’inestimables trésors : la correspondance intime des Vandeul et des Caroillon, de nouvelles lettres de Diderot à Grimm, à Damilaville, à sa femme, un manuscrit de La Religieuse, enfin les lettres originales à Sophie Volland, cette série même que numérota Mme de Vandeul. Série encore incomplète, malheureusement, mais qui contient pourtant nombre de morceaux inédits.

M. Paul Ledieu en a donné la fleur dans son précieux livre Diderot et Sophie Volland, paru en 1925. Or, après nous avoir offert la primeur de quelques passages, en effet fort troublants, M. Ledieu ajoute cette phrase, qui a le coupant d’un verdict : « La question jusqu’ici débattue par les critiques, de savoir s’il n’y a eu entre Diderot et Sophie Volland qu’amitié amoureuse, attachement intellectuel, me paraît tranchée. »

« L’homme le mieux informé, pour la biographie générale de Diderot, est le chanoine Marcel, à Langres », m’avait écrit l’érudit Daniel Mornet. Puis d’autres spécialistes du dix-huitième siècle, comme s’ils se donnaient le mot, m’adressèrent encore au chanoine Marcel. Il me restait donc à entendre ce témoin capital, bien qu’il me parût fort délicat d’interroger un ecclésiastique sur le point en litige. À tout hasard, je partis pour Langres. N’était-ce pas en même temps l’occasion de faire un pèlerinage au pays natal de Diderot ?

Nous sommes allés deux fois à Langres. Ce sont de bien touchants voyages. Lorsqu’on a vécu, pendant des mois, parmi l’œuvre, la pensée, la mémoire d’un Diderot, on goûte un plaisir doux et fin devant les souvenirs sensibles de sa vie.

Comme elle me parut émouvante, la maison de son enfance, la maison où régnait le maître coutelier Didier Diderot, à l’enseigne de « La Perle »… Elle se dresse sur la place principale, jadis place Chambeau, aujourd’hui place Diderot, juste derrière la statue du philosophe. Elle est petite : entre une boutique et la mansarde, deux étages à deux fenêtres. On voit encore à Langres beaucoup de ces façades planes et grises, à joints apparents, d’un grain si dur et si serré qu’elles semblent taillées dans de la pierre à couteau.

Sur cette place, quelques maisons contemporaines de Diderot subsistent encore. Elles l’ont vu, tout enfant, ce jour où, sortant du collège, parmi le cortège de ses camarades, les bras chargés de prix, des couronnes passées autour du cou, il regagnait le logis paternel. Peut-être l’ont-elles vu, en pleine célébrité, des années après la mort de son père, lorsqu’il fut accosté par un Langrois qui lui prit le bras et lui dit : « Monsieur Diderot, vous êtes bon ; mais si vous croyez que vous vaudrez jamais votre père, vous vous trompez. » Jamais propos, disait-il, ne lui fit tant de plaisir.

Certes, la place Chambeau a subi bien des transformations. Mais il existe un décor qui n’a pas changé, où Diderot se retrouverait aujourd’hui comme au temps où il y venait rêver à son amie : la romantique promenade de Blanchefontaine, aux portes de la ville. Il l’a décrite à Sophie, pendant son voyage de 1759. À l’extrémité d’une allée de grands arbres, jaillit une fontaine. Ses eaux coulent dans trois bassins placés les uns au-dessous des autres et reliés par des canaux en pente. Le dernier bassin est entouré de tilleuls. « Entre chaque tilleul, on a construit des bancs de pierre ; c’est là que je suis à cinq heures. Mes yeux errent sur le plus beau paysage du monde… Je passe dans cet endroit des heures à lire, à méditer, à contempler la nature et à rêver à mon amie. » Et l’on montre encore aujourd’hui celui de ces bancs de pierre où, selon la tradition, venait s’asseoir le philosophe.

Langres possède d’autres souvenirs de Diderot. À l’Hôtel de Ville, on conserve son buste par Houdon, qu’il offrit à sa cité natale en 1781, sur la demande de la municipalité. Au Musée, nous étions guidés par le docteur Brocard, fervent admirateur de Diderot, qui a réuni une collection unique : près de cent trente effigies du philosophe. Il nous conduisit devant une vitrine d’objets, légués par Albert de Vandeul, qui ont appartenu à Diderot : quatre petits bustes, sa pendule, sa canne à pomme d’or, son encrier à clochette, celui-là même qui figure dans son portrait du Louvre.

Le musée de Langres possède aussi un très vivant portrait de Diderot, par Michel Van Loo. Tous les biographes du philosophe parlent de ses yeux « pleins de feu ». Mais aucun n’en révèle la couleur. Je voulus la connaître. La salle était mi-obscure, le portrait terni par l’âge, assez haut placé. Voyant notre embarras, le gardien courut chercher une chaise et invita le plus jeune d’entre nous à l’escalader. Le plus jeune, c’était le petit-fils d’Anatole France, qui est également, comme on sait, l’arrière-petit-fils de Renan. Aussi vit-on ce spectacle assez imprévu : juché sur une chaise, le descendant d’Anatole France et de Renan interrogeant les yeux de Diderot. Ils étaient marron clair.

Notre pèlerinage s’acheva par la visite au chanoine Marcel. Il habite un vénérable logis, simple et ciré comme une sacristie, où glissent des religieuses. Dressé sur son petit bureau, je remarquai le portrait d’un de mes confrères qui, à la veille d’écrire sur Diderot, s’annonçait au chanoine par l’envoi de sa photographie et de quelques références de presse. Je cite ce menu trait pour montrer combien la renommée du chanoine Marcel est étendue.

C’est un vieillard aussi bienveillant que modeste, d’une extraordinaire vivacité d’esprit, de regard et de gestes. Dès les premiers mots, je m’aperçus qu’il avait étudié Diderot avec plus de soin que de sympathie. Une pensée singulière me traversa. Le philosophe avait un frère chanoine : un homme extrêmement charitable, qui se dépouillait pour les indigents, une manière de saint, mais dont la foi religieuse n’avait jamais pardonné l’impiété fraternelle. Eh bien, si je croyais à la réincarnation, j’affirmerais que l’âme du chanoine Diderot habite le chanoine Marcel. Il garde rigueur à l’athée, mais il le connaît comme son propre frère.

Dans des ouvrages patients et fouillés, abondants en découvertes, il a étudié le mariage, la mort, tout le proche entourage du philosophe. Quand il feuillette cette énorme érudition, il semble évoquer des souvenirs de famille. Il donne l’impression d’avoir vécu au temps de Diderot, dans la petite maison de la place Chambeau. Il en sort. Devant le maître coutelier, sa femme Angélique, leur fille Denise, il vient de parler, un peu sévèrement, de ce frère Denis qui, là-bas, mésuse de ses dons et se couvre d’une gloire impie. Mais comme il s’intéresse passionnément à ce mécréant déplorable…

Quand nous en arrivâmes à Sophie Volland, j’avançai à petits pas, bien que le chanoine se fût exprimé déjà, sur l’ensemble de la vie amoureuse de Diderot, toujours sans indulgence, mais sans nulle pruderie. Afin de sonder le terrain, je risquai que Mlle Volland n’avait peut-être été, pour le philosophe, qu’une amie tendre. Il bondit dans son fauteuil :

— Ah ! permettez, permettez. Ce n’est pas à un vieux chanoine comme moi qu’il faut raconter des histoires pareilles.

Et il mit les choses au point. Tout surpris par sa fougue, je tentai pourtant de jeter un doute dans son esprit. Je lui citai une lettre où Diderot dit à Sophie qu’il la retrouvera, « et pour cause », dans le paradis des vierges.

À quoi le chanoine répliqua avec une extrême vivacité :

— Bah ! c’était pour se moquer une fois de plus des vierges et du paradis.

Cette fois, la cause semblait jugée.

Eh bien, au risque d’égayer tout le dix-huitième siècle, comme dit M. Alfred Mézières, j’essaierai de démontrer que Sophie Volland ne fut pas la maîtresse de Diderot. Je n’obéis pas au goût du paradoxe ni de la contradiction. Je n’obéis pas au désir de défendre Diderot contre ceux qui, plus ou moins consciemment, voient dans sa conduite une conséquence de sa morale et ne chargent l’une que pour condamner l’autre. D’ailleurs, eût-il été l’amant de Sophie qu’il ne m’en paraîtrait pas plus répréhensible. Entre telle et telle privauté, je ne vois pas tant de différence. Non. J’obéis simplement à ma conviction.

Avant de donner mes arguments, je dois dire que j’ai rencontré, au cours de mes lectures, un unique allié. Il est assez inattendu. À Langres, en 1913, aux fêtes du bi-centenaire de Diderot, un de ses notoires compatriotes, Camille Flammarion, né aux environs, à Montigny-le-Roi, prononça un discours qui eut les honneurs de la brochure. Le bibliothécaire de la ville nous en donna fort obligeamment un exemplaire. Le célèbre astronome connaissait la vie. il n’avait pas uniquement contemplé les étoiles. C’est donc la voix de l’expérience qu’il fait entendre. Or, il déclare, à propos des lettres à Sophie Volland : « En les lisant, on croit deviner que si Mlle Volland avait en Diderot un amoureux très sincère, très admirateur, très ardent même, elle n’avait peut-être pas pour cela un amant… »

Passons à l’examen des textes, c’est-à-dire des lettres à Sophie. On a dit, il est vrai, que les plus passionnées avaient été supprimées par Diderot lui-même ou par ses proches. Mais ce n’est qu’une hypothèse. Elle explique à peu près la disparition du début de la correspondance, dont le ton aurait été particulièrement vif et chaud. Mais elle n’explique pas du tout les lacunes analogues que présente la suite des lettres, ces silences de deux ou trois ans, surtout de 1770 à 1773. À cette époque Diderot touchait à la soixantaine et, malgré toute sa constance, il avait modéré ses feux. Bref, rien ne prouve que les passages supprimés soient justement les plus compromettants.

D’ailleurs, il en reste d’assez troublants, qui jettent le doute dans l’esprit, à première lecture. Il faut donc les lire deux fois. L’un des plus connus est écrit du Grandval en 1760. Le vent et la pluie ont fait rage pendant la nuit : « Combien de fois un ciel qui se fondait en eau ne m’a-t-il pas été favorable ? Le bruit d’un lit que le plaisir fait craquer se perd, se dérobe, ou est mis par une mère sur le compte du vent. C’est alors qu’on peut sortir de sa chambre sur la pointe du pied, qu’une porte peut crier en s’ouvrant, se fermer durement, qu’on peut faire un faux pas en s’en retournant, et cela sans conséquence. Ah ! si j’étais à Isle, et que vous voulussiez ! Ils diraient le lendemain : la nuit affreuse qu’il a fait ! Et nous nous tairions, et nous nous regarderions en souriant. » Mais ce ne sont pas là des réminiscences. Car, en 1760, jamais Diderot et Sophie ne s’étaient rencontrés à Isle. Et un certain « que vous le voulussiez » montre, au contraire, que, jusqu’alors, Sophie n’avait pas voulu.

Ce sont là des jeux de l’imagination. Il s’y plaît. Il s’y dépense. Après avoir célébré les Vordes, les peupliers d’Isle-sur-Marne, Diderot écrit : « C’est là que je sacrifierais à Pan et à la Vénus des champs, au pied de chaque arbre, si on le voulait, et qu’on me donnât du temps. Vous me direz peut-être qu’il y a bien des arbres ; mais c’est que, quand je me promets une vie heureuse, je me la promets longue. » Au pied de chaque arbre… Ne sommes-nous pas en pleine fantaisie ?

Ailleurs encore, il imagine un petit asile où il vivrait un siècle près de son amie. « Est-il prêt, ce petit asile ? Venez le partager ! Nous nous verrons le matin ; j’irai, tout en m’éveillant, savoir comment vous avez passé la nuit ; nous causerons ; nous nous séparerons pour brûler de nous rejoindre ; nous dînerons ensemble ; nous nous promènerons au loin, jusqu’à ce que nous ayons rencontré un endroit dérobé où personne ne nous aperçoive… Nous rapporterons sur des fauteuils la douce et légère fatigue des plaisirs… et nous passerons un siècle pareil sans que notre attente soit jamais trompée. Le beau rêve ! » Diderot le dit lui-même : ce n’est qu’un rêve. Et les plaisirs qu’il invoque sont aussi chimériques que leur longue durée. Un siècle !…

Ces passages sont connus depuis 1830. Voyons maintenant les pièces récemment exhumées. L’une d’elles a paru décisive : « Si vous saviez comme je me porte, quelles couleurs, quel visage, quel embonpoint, la belle santé de reste. Quelle nuit que la nuit dernière. Il y avait longtemps que je ne connaissais ni ce plaisir, ni cette douleur. Mais n’est-ce pas une chose bien bizarre, que le songe n’offre presque jamais à mon imagination que l’espace étroit et nécessaire à la volupté ; rien autour de moi ; un étui de chair et puis c’est tout. » Ce passage n’apparaît concluant que si l’on admet, avec M. Alfred Mézières, que Sophie, « parce qu’elle pouvait tout entendre de Diderot, lui avait tout permis. » Mais ce raisonnement me paraît bien téméraire. Une extrême liberté de langage, chez cet homme excessif en paroles, n’entraîne pas nécessairement une extrême liberté de gestes.

Le dernier témoignage est tiré, non plus des lettres à Sophie Volland, mais des lettres inédites à Grimm. Plusieurs fois, Diderot parle à son ami du « petit escalier » qui lui donne accès à l’appartement de Mlle Volland. Pendant ces visites qui leur étaient permises, ils n’étaient pas à l’abri d’une surprise. « Nous étions bien pressés de nous retrouver. J’y allais un jour, et par le petit escalier. Il y avait environ une heure que nous étions ensemble, lorsque nous entendons frapper ; eh bien, mon ami, celle qui frappait, c’était elle, oui, elle, sa mère. Je ne dirai rien du reste. Je ne sais ce que nous devînmes tous les trois. Nous restâmes debout, Sophie et moi. Sa mère ouvrit un secrétaire, prit un papier et s’en retourna ; depuis, on parle d’aller à sa terre, et pour cette fois, l’enfant est du voyage. On va l’entraîner pour la faire périr d’ennui. Quel avenir ! (1er  mai 1759). Voilà l’extrême confidence, la plus révélatrice, puisque Diderot n’a rien de caché pour son ami. Mme Volland a-t-elle surpris le philosophe et Sophie dans un désordre décisif ? Après avoir scruté les mots, le lecteur appréciera.

J’arrive à la contre-partie, c’est-à-dire aux passages des lettres à Sophie où Diderot laisse entendre ou rappelle clairement qu’elle ne lui a jamais accordé ce qu’il est convenu d’appeler les dernières faveurs.

Tandis qu’il se rendait de Langres à Isle-sur-Marne, en 1759, Diderot fit escale au village de Vignory. « Ma Sophie, quel endroit que ce Vignory !… Imaginez-vous une centaine de cabanes entourées d’eau, de vieilles forêts immenses, des coteaux et des ruisseaux qui coupent les prairies. Non, pour l’honneur des garçons de ce village, je ne veux pas me persuader qu’il y ait là une fille pucelle passé quatorze ans ; une fille ne peut pas mettre le pied hors de sa maison sans être détournée ; et puis le frais, le secret, la solitude, le silence, le cœur qui parle, les sens qui sollicitent… Ma Sophie, ne verrez-vous jamais Vignory ? » Ajouterai-je que, suivant la même route que Diderot, de Langres à Isle-sur-Marne, nous nous sommes scrupuleusement arrêtés à Vignory ? Rien ne nous a permis d’affirmer que les mœurs de ce charmant village aient changé depuis cent cinquante ans. Ses environs offrent toujours ces séductions qui, selon Diderot, eussent enfin triomphé de Sophie.

Autre passage, plus significatif, daté de 1765. À la rigueur, on objectera qu’il pouvait être destiné à Mme Legendre. Vers cette époque, Diderot n’écrivait-il pas volontiers pour les deux sœurs ? Mais cette fois, il s’adresse uniquement à son amie. « Vous êtes enchantée si un homme bien épris attache sur vos yeux ses regards pleins de tendresse et de passion ; leur expression passe dans votre âme, et elle tressaille. Si ses lèvres s’appuient sur les vôtres, vous sentez votre âme s’élancer pour venir s’unir à la sienne ; si dans ce moment ses mains serrent les deux vôtres, il se répand sur tout votre corps un frémissement délicieux, tout vous annonce un bonheur infiniment plus grand. Tout vous y convie : et vous ne voulez pas mourir et faire mourir de plaisir… Si vous sortez de ce monde sans avoir connu ce bonheur, pouvez-vous vous flatter d’avoir été heureuse et d’avoir vu et fait un heureux ? »

Enfin, en 1767, après avoir célébré sa propre fidélité, qui résiste aux séductions du Grandval, il ajoute : « Je serai placé tout au moins au deuxième ciel du paradis des amants, parmi les vierges où j’espère vous trouver, et cela pour cause que vous savez. »

Ces trois traits ne soulignent-ils pas la vérité ? Pour qui, pourquoi Diderot risquerait-il ces allusions à une virginité qui ne serait plus ?

Ce n’est pas tout. On trouve, dans les lettres à Sophie Volland, des indications d’un ordre plus subtil. Peut-être serai-je mal compris des femmes, parce que les hommes, de toute éternité, les ont laissées prudemment dans l’ignorance sur ce point capital. Mais les hommes, eux, me comprendront.

À partir de la cinquantaine, Diderot parle une demi-douzaine de fois, dans ses lettres, de ce qu’il appelle sa nullité. Il entend par là cet état où l’homme, désarmé par l’âge, ne peut plus franchir les portes du plaisir et doit définitivement baisser pavillon.

Cette nullité, il l’a laissé deviner à Grimm le jour où, voyant sa tête tout argentée, il déclare qu’il échappe « au maître sauvage et furieux ». Dans une boutade, il l’a avouée tout net à d’Alembert, cruellement malade : « D’Alembert, vous ne vivez plus que pour la douleur ; moi, je suis nul ; quand vous voudrez, nous finirons ; qu’avons-nous de mieux à faire ? »

Mais il y revient dans ses lettres à Sophie. D’abord à propos d’une anecdote : « Un homme pressait très vivement une femme et cette femme soupçonnait que cet homme n’avait pas la raison qu’il faut pour être pressant ; elle lui disait : « Monsieur, prenez-y garde, je m’en vais me rendre. » Passé cinquante ans, il n’y en a presque aucun de nous que cette franchise n’embarrassât… J’en excepte cependant les prêtres et les moines, parce qu’il y a des grâces d’état. »

Plus tard : « Vous ne sauriez croire combien on a l’âme honnête quand on a cinquante ans, et avec quel courage on se refuse au plaisir qu’on n’est plus en état de goûter ! Quand une jeune femme serait disposée à m’entendre, puis-je ignorer combien j’aurais peu de chose à lui dire ?… Ah ! nous sommes tous bien sages, quand nous n’avons plus les moyens d’être fous. »

Enfin, dans une lettre à Sophie, où il feint, par badinage, de faire la cour à Mme de Blacy, « son amoureuse », il avoue : « je suis vieux, mais il est sûr qu’il n’y paraît pas ; on ne le croirait jamais, à moins que je ne révèle mon secret, ce que je ne fais pas volontiers avec les femmes que j’aime et dont je veux être aimé aussi longtemps que je pourrai leur en imposer. Mademoiselle, n’allez pas commettre cette indiscrétion-là avec mon amoureuse ; elle a, je crois, la meilleure opinion de moi ; je ne veux pas la perdre ; laissez-lui tout le mérite qu’elle peut avoir à me résister. Vous voyez bien qu’il n’est bon ni pour elle ni pour moi de savoir qu’en renonçant à moi elle ne renonce à rien. »

Ces aveux devraient suffire à montrer que Diderot ne fut pas l’amant de Sophie Volland. Car les hommes sont tellement orgueilleux de leur puissance virile, ils ont attaché tant de honte à leur déchéance prochaine, qu’en général ils en parlent le moins possible. Et il y a une personne au monde à qui ils n’en parlent pas du tout : c’est précisément leur maîtresse.

Enfin, il faut bien reconnaître que Sophie Volland devait avoir plus de séduction, de charme spirituels, que d’attraits voluptueux. « Il y a quatre ans que vous me parûtes belle », lui écrit Diderot. Mais elle lui avait paru belle parce qu’il l’aimait. Et quelques années après, il lui déclare : « Le temps, qui dépare les autres, vous embellit. » Ne montre-t-il pas par là même qu’il s’agit de beauté morale ? Car nous savons tous, hélas ! que le temps n’améliore pas la beauté physique.

Tous les biographes de Diderot ont fait allusion à la « menotte sèche » de Sophie Volland, à ses lunettes qu’elle portait avant la quarantaine. Sa santé était extrêmement délicate. « Elle payait de quinze mauvais jours un petit verre de vin et une cuisse de perdrix de trop. » Son ami la réprimande doucement de ces légers excès : « Et qui est-ce qui vous a permis de vivre comme ceux qui se portent bien ? » Sans cesse il s’inquiète. Dès les premières années de leur liaison, il interroge : « Plus de mal au sein ? Plus d’enflure aux jambes ? Plus de lassitude ? » Même de loin, il l’entoure de soins : « Veillez bien sur votre santé ; ne vous exposez pas au serein ; vous connaissez quelle méchante petite poitrine de chat vous avez et à quels terribles rhumes vous êtes sujette. » Tout l’attrait de Sophie Volland n est-il pas dans les dons éblouissants de cœur et d’esprit qui rayonnaient de son corps fragile ?

Au fond, qu’importe où s’arrêtèrent leurs caresses ? N’y a-t-il pas, dans le prix singulier qu’on attache au signe virginal, un reste de préjugé, de lointain fétichisme ? Un obscur besoin d’amour pousse deux êtres à supprimer entre eux toute barrière, à disposer de l’autre aussi librement que de soi-même : parmi les plaisirs qu’ils se donnent, en est-il un qui soit vraiment décisif ? Les bagatelles de la porte ont-elles vraiment moins d’importance que la porte ? Quelle que fût la nature de leur tendresse, Sophie Volland a joué dans la vie de Diderot ce rôle capital : elle a allégé, elle a ennobli, elle a exalté cette vie. Voilà l’essentiel, qui domine de très haut tout le reste.

Elle a allégé la vie de son ami. On a vu comme il se tournait vers elle lorsqu’il gémissait sous le poids de son labeur. C’est d’elle qu’il attendait la consolation, le sage conseil, le réconfort. Elle partageait le fardeau. « Je suis tout pour vous, vous êtes tout pour moi ; nous supporterons ensemble les peines qu’il plaira au sort de nous envoyer ; vous allégerez les miennes, j’allégerai les vôtres. » Pour lui, elle était le refuge : « L’esprit abattu, la tête lasse et paresseuse, le corps en piteux état. Il ne me reste de bon que la partie de moi-même dont vous vous êtes emparée. C’est un dépôt où je la trouve si bien que j’ai résolu de l’y laisser toute ma vie. » Un jour, accablé par les soucis domestiques, il souhaite que la mort l’en délivre. Et c’est encore la pensée de son amie qui le sauve du désespoir : « Demain, la tendresse et tout son doux cortège reprendront leur place, et je ne voudrai plus mourir. »

Elle a ennobli sa vie. Chez Diderot, l’amour fortifie le respect de soi-même. Il a pris son amie pour juge, et il ne veut pas déchoir à ses yeux : « J’ai élevé dans mon cœur une statue que je ne voudrais jamais briser ; quelle douleur pour elle si je me rendais coupable d’une action qui m’avilît à ses yeux !… Aimez-moi donc toujours afin que je craigne toujours le vice. Continuez de me soutenir dans le chemin de la bonté. » Elle est sa conscience et son modèle. Certain d’être aimé de la plus rare, de la plus noble des femmes, il entend mériter une telle récompense. « Oh ! mon amie, ne faisons point le mal, aimons-nous pour nous rendre meilleurs, soyons-nous, comme nous l’avons été, des censeurs fidèles l’un à l’autre… Rendez-moi digne de vous, inspirez-moi cette candeur, cette franchise, cette douceur qui vous sont naturelles. »

Elle a exalté sa vie. Elle a jeté, sur l’existence du philosophe, un éclat précieux qu’il n’eût pas connu sans elle. Près d’elle, il vit pleinement : « Avec vous, je sens, j’aime, j’écoute, je regarde, je caresse, j’ai une sorte d’existence que je préfère à toute autre. » Loin d’elle, l’ivresse d’être aimé l’anime et le transporte encore. « J’étais plein de la tendresse que vous m’aviez inspirée quand j’ai paru au milieu des convives ; elle brillait dans mes yeux ; elle échauffait mes discours ; elle disposait de mes mouvements ; elle se montrait en tout… Je leur semblais extraordinaire, inspiré, divin… Tous étaient étonnés… C’était comme un feu qui brûlait au fond de mon âme, dont ma poitrine était embrasée. »

Ainsi, même lointaine, elle était présente. Et pendant près de trente ans, penchée sur lui comme un invisible échanson, elle lui a versé ce divin cordial qui l’a soutenu, ennobli, exalté. Amie ou maîtresse, qu’importe ? Elle fut la déesse de sa vie.