La Vie d’un pope/I

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Traduction par Serge Persky.
Charpentier (p. 157-165).

I

Sur toute l’existence de Vassili Fiveisky pesait une fatalité mystérieuse et farouche. En butte à des malédictions inconnues, il avait porté, dès sa jeunesse, le fardeau de la tristesse, de la douleur et de la maladie, et les plaies toujours saignantes de son cœur ne se cicatrisaient jamais.

Au milieu des hommes, il allait solitaire, environné, semblait-il, d’une atmosphère délétère et spéciale, comme d’un nuage invisible et transparent.

Fils d’un père humble et patient, pauvre prêtre ignoré, il était, lui aussi, un humble et un patient, et longtemps, il n’avait pas eu conscience de cette préméditation sournoise et méchante que les misères mettaient à fondre sur sa tête sans beauté.

Il tombait vite et se relevait lentement, pour retomber encore, et de nouveau se relever plus lentement ; c’était une fourmi laborieuse, et, broutille sur broutille, grain de sable sur grain de sable, sans cesse, il restaurait sa fourmilière détruite, sur les grand’routes de la vie.

Et lorsqu’il eut été ordonné prêtre, et qu’ayant épousé une belle jeune fille, elle lui eut donné un fils et une fille, il crut sa destinée bien établie, solidement et définitivement, comme celle des autres hommes ; — et il bénit Dieu, parce qu’il croyait en lui, et parce qu’il avait une âme sans malice.

Or, dans la septième année de son bonheur, par un torride après-midi de juillet, il arriva ceci : les enfants du village s’en allèrent à la baignade, et parmi eux, le fils du pope, nommé Vassili, un garçonnet noiraud et renfermé, comme son père. Et Vassili se noya.

La jeune popadia, accourue sur la berge avec la foule, assista au simple et déchirant spectacle de la mort : jamais elle n’oublia les battements de son cœur, si sourds et si lents, que chacun d’eux semblait devoir être le dernier ; et la transparence insolite de l’air, où passaient et repassaient les figures familières, mais devenues étrangères en cet instant ; et la confusion singulière des discours, où chaque parole entendue, semble s’arrondir dans l’air, pour fondre et s’effacer ensuite, au milieu des paroles nouvelles.

Elle en conçut pour toute sa vie l’épouvante des jours clairs et ensoleillés ; ils faisaient revivre à ses yeux les larges carrures détachées en plein soleil, les pieds nus solidement campés dans les débris de légumes jonchant la berge, l’élan régulier de la barque blanche, où repose, tout au fond, le petit corps fluet et recroquevillé, si proche et déjà si lointain, étranger à jamais.

Et longtemps après, quand déjà l’herbe eut poussé sur la tombe du petit Vassia, la popadia répétait encore, inlassable, la prière des mères malheureuses :

— Seigneur, prends ma vie, mais rends-moi mon enfant !…

Dès lors, toute la maisonnée du père Vassili, se mit à craindre les jours lumineux de l’été, où le soleil brûle d’un feu trop vif, où la rivière décevante, incendiée par ses rayons, brille d’un intolérable éclat…

Ces jours-là, quand tout s’épanouissait alentour, les hommes, les champs, les bêtes, des regards d’angoisse se posaient sur la popadia, et tous, à dessein, s’efforçaient de parler fort et de rire bruyamment. Mais elle, indolente et morne, fixait sur eux un regard si étrange et si obstiné, qu’ils détournaient les yeux ; elle s’en allait errer par la maison à la recherche d’objets familiers : des clefs, un verre, une cuiller. Tous ces objets, on les mettait à sa portée ; mais elle continuait à chercher, toujours plus anxieuse et plus opiniâtre, à mesure que le soleil luisait plus gaiement et plus haut dans le ciel.

Alors, elle venait à son mari, posait une main glacée sur son épaule et répétait indéfiniment sa vaine demande :

— Vassia, dis, Vassia ?

— Quoi, ma chérie ? répondait le père Vassili, humble et navré, et, de ses doigts tremblants, aux ongles incultes et souillés de terre, il lissait doucement les cheveux en désordre.

Elle était encore jeune et jolie, et sur la soutane usée du prêtre sa main, lourde et blanche, reposait comme une main de marbre.

— Qu’y a-t-il, chérie ? Veux-tu boire un peu de thé ? Tu n’as pas encore bu.

— Vassia, dis, Vassia ? implorait-elle encore, et, sa main découragée abandonnant l’épaule, elle poursuivait ses recherches, toujours fiévreuse et plus impatiente.

La maison avec ses chambres en désordre une fois explorée, elle allait au jardin, du jardin à la cour, pour s’en revenir encore à la maison. Cependant, le soleil montait toujours dans le ciel ; à travers les arbres, la rivière resplendissait chaude et tranquille, et la fille de la popadia, Nastia, cramponnée d’une main à ses jupes, la suivait pas à pas, déjà taciturne et grave, comme si l’ombre noire des choses à venir eût envahi son cerveau de six ans ; ses petits pas pressés s’efforçaient à égaler les pas longs et distraits de la mère, et ses yeux, sournoisement baissés, jetaient des regards chagrins sur le jardin familier, mais toujours plein d’un mystérieux attrait.

Dès que le soleil était parvenu au zénith, la popadia s’enfermait dans sa chambre, les volets clos ; et là, dans l’obscurité, elle buvait jusqu’à l’ivresse, avivant à chaque gorgée l’amertume de son chagrin et la brûlure de ses souvenirs.

Elle pleurait et se parlait à elle-même, d’une voix traînante et mal assurée, comme les gens qui lisent avec peine un ouvrage difficile : c’étaient indéfiniment les mêmes histoires, où vivait, riait et mourait, un petit garçon tranquille et noiraud ; et, dans ses paroles chantantes et ses phrases de livre, les yeux, le sourire et les raisonnements vieillots de l’enfant revivaient un instant.

Quand, pour la première fois, le père Vassili s’aperçut que sa femme s’enivrait, il comprit, à son air de révolte exaspérée et d’amère gaîté, que c’était pour la vie ; il se mit à frotter l’une contre l’autre ses mains sèches et brûlantes et partit subitement d’un rire silencieux et stupide qui ne s’arrêtait plus ; enfin, il se raidit, et se détournant de sa femme qui pleurait douloureusement, il réussit à contenir ce rire déplacé ; mais, par instants, il pouffait encore sous cape, les mains devant la bouche comme un écolier en faute.

Tout à coup, il redevint sérieux et ses mâchoires se refermèrent comme un étau de fer ; il ne sut pas trouver un mot de tendresse ou de consolation pour la popadia qui divaguait ; seulement, quand elle se fut endormie, il lui signa le front par trois fois, s’arrêta dans le jardin auprès de Nastia pour lui caresser froidement les cheveux, et s’en alla aux champs.

Longtemps, il marcha au milieu des hautes moissons de seigle, les yeux fixés sur la poussière blanche et moelleuse du chemin, où se lisait encore l’empreinte arrondie des pieds nus. Au détour de la route, il s’arrêta. Devant lui, autour de lui, jusqu’à l’horizon lointain, les épis lourds ondoyaient sur les tiges frêles ; là-haut, dans le ciel bleu tout pâle de chaleur, resplendissait un soleil implacable, et c’était tout. Pas un arbre, pas une maison, pas un homme !

Il était seul, perdu dans l’immensité lourde des épis, devant le visage lointain du ciel torride.

Le père Vassili leva les yeux : ils étaient petits et enfoncés, noirs comme des charbons, et brûlaient d’un feu sombre, reflet de l’embrasement du ciel ; il croisa les bras sur sa poitrine et voulut parler. Les mâchoires de fer, serrées comme un étau, frémirent, ses dents grincèrent, et, d’un effort semblable à un bâillement convulsif, le pope ouvrit la bouche et prononça ces paroles à voix haute et distincte :

— Je crois !

Le cri de sa prière, lancé comme un défi, se perdit sans écho dans l’immensité du ciel et des champs ; et de nouveau, avec passion, comme pour persuader ou pour avertir, il répéta :

— Je crois !

De retour à la maison, il entreprit encore une fois de reconstruire, grain de sable sur grain de sable, sa fourmilière détruite ; il assista à la traite des vaches, peigna lui-même les longs cheveux rêches de Nastia et, malgré l’heure tardive, fit dix verstes, pour aller consulter le médecin du canton sur la maladie de sa femme.

Le médecin lui remit des gouttes dans une fiole.