La Vie d’un pope/II

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Traduction par Serge Persky.
Charpentier (p. 166-176).

II

Le père Vassili n’était aimé de personne, ni de ses paroissiens, ni de ses subordonnés.

À l’église, il s’acquittait mal et pauvrement de son office ; sa voix sèche et sans ampleur ânonnait dans les lectures ; à certains moments, il précipitait ses mots au point de dérouter le diacre ; à d’autres, il lambinait sans motif.

Bien qu’il ne fût pas cupide, sa façon d’accueillir l’argent et les offrandes était si gauche qu’on le croyait intéressé et qu’on en riait à sa barbe. Et comme, de plus, on le savait très malheureux dans sa vie privée, tout le monde aux environs le tenait à l’écart avec un certain mépris ; et même, on considérait comme un mauvais présage de le rencontrer ou de s’entretenir avec lui.

Le jour anniversaire de sa naissance, il avait invité à souper les notables du village et tous avaient répondu par une acceptation ; mais quand vint l’heure du souper, le clergé fut seul à venir ; parmi les paroissiens de marque, nul ne parut au festin ; le pope s’en trouva humilié devant ses subordonnés, et la popadia, qui voyait ainsi prodigués en pure perte les vins de prix et les desserts commandés à la ville, en fut cruellement mortifiée :

— On ne veut même plus venir chez nous, soupira-t-elle tristement et sans avoir touché aux vins.

Quand les invités s’en allèrent, ils étaient ivres et dirent à peine merci ; d’ailleurs, dans leur voracité hâtive, ils n’avaient apprécié ni les desserts, ni la finesse des vins.

Le plus inconvenant à l’égard du pope était le marguillier, un certain Ivan Porphyritch ; il méprisait franchement le prêtre pour sa malchance, et, quand l’effrayante ivrognerie de la popadia devint chose avérée au village, il se jura de ne plus baiser désormais la main du pope.

C’était à la sortie de la messe : au moment où le père Vassili tendit vers lui sa main, Ivan Porphyritch affecta de se détourner avec insolence.

La main brunie par le hâle resta suspendue en l’air, lamentable, et le pope rougit jusqu’aux oreilles, sans mot dire.

Cet incident, dont parla tout le village, ne fit que confirmer encore Ivan Porphyritch dans son opinion que le pope était un homme mauvais et sans dignité ; il résolut de travailler les paysans pour les inciter à se plaindre à l’hyparchie et à demander un autre pasteur.

Cet Ivan Porphyritch était lui-même un homme riche, parfaitement heureux et universellement respecté ; il avait un air d’importance, des joues fermes et rebondies, une grande barbe noire ; et la toison noire aussi qui lui recouvrait tout le corps, surtout la poitrine et les jambes, lui semblait être l’indice d’un bonheur particulier ; il était d’ailleurs hautain, présomptueux, toujours gai, et persuadé que Dieu l’avait élu entre les autres hommes. Un terrible accident de chemin de fer, où périrent de nombreuses victimes, ne lui coûta que sa casquette qui fut souillée de terre. « Et encore, elle était vieille ! » concluait-il d’un air suffisant, car cette circonstance lui semblait être un nouveau mérite à son actif.

Tout cela faisait du marguillier un être terrible et extraordinaire aux yeux timides du pope. S’ils venaient à se croiser, il ôtait le premier son chapeau à larges bords avec une hâte peu convenable ; il sentait même en s’éloignant, ses pas se presser, comme ceux d’un homme effrayé et honteux de son effroi, et ses jambes flageolantes s’embarrasser dans les plis de sa soutane. Il lui semblait que toute sa destinée énigmatique et cruelle s’incarnait dans cette barbe noire énorme, ces mains poilues, cette démarche imperturbable, et qu’il lui fallait se ramasser, se faire tout petit, se bien cacher derrière les murs, sous peine d’être écrasé comme une fourmi par ce grand corps menaçant.

Peu à peu, tout ce qui appartenait à Ivan Porphyritch, tout ce qui le concernait, avait pris pour lui un tel intérêt que parfois, pendant des journées entières, sa pensée s’absorbait sur le marguillier, sa femme, ses enfants, sa richesse.

Même, quand il travaillait aux champs parmi les paysans, paysan lui-même avec ses grosses bottes graissées et sa chemise de chanvre, il lui arrivait fréquemment de se retourner vers le village ; et c’était toujours, près de l’église, la maison à deux étages du marguillier, avec son toit recouvert de tuiles rouges, qu’il apercevait la première. Mais sa propre maisonnette, avec son humble toiture de bois, il la découvrait à grand’peine, au milieu de la verdure grisâtre des saules échevelés par le vent ; et le seul aspect de ces deux toits si voisins et si dissemblables avait quelque chose de navrant qui lui serrait le cœur.

Un jour, lors de la fête de l’Épiphanie, la popadia revint de l’église toute en larmes et se plaignit d’avoir été insultée ; elle passait devant Ivan Porphyritch pour aller à son banc ; et lui, avait dit assez haut pour être entendu de tout le monde :

— On ne devrait pas laisser cette ivrognesse entrer à l’église ; c’est une honte !…

La popadia pleurait en racontant l’injure ; et, dans cet instant, les progrès de sa vieillesse et de son affaissement pendant les quatre années qui avaient suivi la mort de Vassia apparurent au pope avec une cruelle et indiscutable évidence.

Elle était jeune encore, mais déjà des fils d’argent sillonnaient ses cheveux ; ses dents avaient noirci et ses yeux s’étaient gonflés ; elle fumait et c’était pitié de la voir avec sa cigarette qu’elle tenait gauchement, à la manière des femmes, entre deux doigts dressés. Tout en fumant, elle pleurait, et la cigarette tremblotait entre ses lèvres enflées par les larmes.

— Seigneur Dieu ! Pourquoi ? Seigneur ! répétait-elle, en regardant tomber avec une insistance imbécile, la pluie fine de septembre.

Les gouttes d’eau avaient brouillé les vitres, et, dans l’ombre maintenant descendue, les branches du bouleau, lourdes de pluie, remuaient comme des fantômes. Dans la maison, on ne chauffait pas encore, pour ménager le bois, et l’air y était humide, froid, hostile comme dans une cour.

— Que faire avec des gens pareils, chérie ? disait le pope en manière d’excuse, — et il se frottait les mains, qu’il avait sèches et brûlantes, — il faut prendre patience !

— Seigneur ! Seigneur ! personne ne nous défendra donc ? gémissait la popadia.

Dans un coin, les yeux de loup de la morne Nastia luisaient immobiles et froids à travers les mèches éparses de ses cheveux rudes…

Quand la nuit fut venue, la popadia était ivre ; et alors, commença pour le pope la plus intolérable, la plus cruelle, la plus lamentable des épreuves, celle dont il ne se souvint jamais sans un sursaut de honte et de chasteté outragée.

Dans l’obscurité maladive des persiennes closes, dans les rêvasseries monstrueuses engendrées par l’alcool et les phrases traînantes indéfiniment ressassées, la popadia conçut un espoir insensé : mettre au monde un second fils en qui revivrait l’enfant mort prématurément. Oui, l’enfant allait renaître avec son doux sourire, avec ses yeux resplendissants d’une calme lumière, avec son parler tranquille et déjà raisonnable ; il allait renaître dans la beauté de son enfance innocente, tel enfin qu’il était en cette terrible journée de juillet, où le soleil ardent brûlait dans le ciel, où la rivière aveuglante et perfide étincelait au loin !…

Et, tout enflammée de sa folle espérance, belle, jusqu’à l’indécence, du feu qui l’embrasait, la popadia voulut les caresses de son époux : tantôt elle le suppliait humblement, tantôt elle minaudait et se faisait provocante. Mais l’effroi ne quittait pas le visage assombri du prêtre.

Alors, douloureusement, elle s’efforça de redevenir la créature tendre et désirable qu’elle était il y a dix ans : elle prit un visage timide et virginal, et murmura de petites phrases naïves de fillette ; mais ses lèvres gonflées par l’alcool ne lui obéissaient pas, et sous les cils baissés brûlait, ardent et significatif, le feu d’un désir insensé… Et cependant le pope, la face abîmée dans ses mains fiévreuses, murmurait faiblement :

— Il ne faut pas ! il ne faut pas !

Alors, elle se jeta à genoux, et d’une voix enrouée l’implora :

— Par pitié ! rends-moi Vassia ! rends-le moi, pope ! rends-le, maudit !

La pluie d’automne fouettait obstinément les volets hermétiquement clos, et seule autour d’eux, la nuit mauvaise respirait, lourde et profonde.

Isolés, dans leur maison, du monde extérieur, il leur semblait qu’un songe farouche et sans issue les emportait dans son orbite, parmi des cris de douleur et des imprécations forcenées. La démence les guettait à la porte. Son souffle était dans l’atmosphère étouffante de la chambre, et son regard, dans la flamme rouge de la lampe, qui s’éteignait sous le verre enfumé.

— Tu ne veux pas ! Tu ne veux pas ! cria la popadia, et, dans sa frénésie de maternité, elle avait arraché ses vêtements d’un geste impudique et se dressait toute nue et haletante, lubrique et terrible comme une bacchante, touchante et pitoyable comme une mère. Tu ne veux pas ! Alors, je te le jure devant Dieu, j’irai dans la rue, j’irai, toute nue, me jeter au cou du premier homme venu !… Rends-moi Vassia ; maudit !

Et sa passion triompha de la chasteté du prêtre. Au travers des longs gémissements de la nuit d’automne et des paroles hagardes, il lui sembla que la vie, la vie elle-même, l’éternelle menteuse, lui découvrait enfin ses mamelles obscures et mystérieuses ; et, dans les ténèbres de sa conscience, une pensée prodigieuse brilla comme un éclair : la pensée d’une résurrection miraculeuse, d’une lointaine et merveilleuse possibilité.

Et aux transports furieux de la popadia, il répondit, lui, le chaste, lui, le pudique, par d’autres transports, où se fondaient ensemble et l’espérance lumineuse, et la prière et la profondeur d’un désespoir sans bornes !