La Vie d’un pope/IV

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Traduction par Serge Persky.
Charpentier (p. 182-195).

IV

Dès lors, l’accablante torpeur des regrets régna dans la maison du père Vassili, et l’effrayante image de l’idiot y pesa sur toutes les pensées, sur tous les actes.

Comme autrefois, le ménage allait son train ; les poêles chauffaient, les gens parlaient de leurs affaires ; mais la joie de vivre n’était plus là, et tout s’en allait à la dérive.

Les ouvriers flânaient en accomplissant leur tâche et s’en allaient sans motif ; d’autres les remplaçaient, mais, au bout de peu de jours, ils ressentaient le même ennui découragé, la même indifférence et devenaient grossiers.

Les repas étaient irréguliers, servis trop tôt ou trop tard, et toujours un convive y manquait.

Le linge et les vêtements tombaient en loques, et, bien que la popadia manifestât constamment l’intention de ravauder les chaussettes de son mari, elles étaient toujours trouées, et le père Vassili se blessait les pieds.

L’enfant avait maintenant quatre ans, mais il ne marchait pas encore, et il ne savait dire qu’un seul mot : « Donne ! ». Il était méchant et exigeant : si on venait à lui refuser quelque chose, il poussait des cris de bête, aigus et bruyants, et tendait en avant ses mains aux doigts crochus.

Il était malpropre dans ses habitudes, et satisfaisait ses besoins, au hasard, par terre, comme les animaux ; c’était une véritable torture que de le changer de linge, car il épiait, avec une malice sournoise, le moment où la tête de sa sœur se penchait vers lui pour plonger les mains dans ses cheveux et en arracher des mèches entières.

Un jour, il mordit Nastia ; elle le jeta sur le lit, et le battit longuement, cruellement, comme s’il n’eût pas été un enfant, mais un morceau de viande corrompue. Dès lors il prit le goût de mordre et de montrer les dents d’un air menaçant, à la façon des chiens.

Il était par ailleurs difficile à nourrir, car, dans son impatiente avidité, il exagérait la gaucherie de ses mouvements, et s’étranglait ou renversait son écuelle. Son aspect inspirait l’aversion, presque l’effroi : sur des épaules petites, encore tout à fait infantiles, se mouvait une grosse tête, et le visage énorme, immobile et large semblait celui d’un adulte. Il y avait quelque chose d’impressionnant dans ce désaccord violent entre la tête et le corps : l’on eût dit que l’enfant avait revêtu, on ne sait trop pourquoi, un masque monstrueux.

Épuisée de souffrances, la popadia se remit à boire. Elle buvait démesurément, au point de se rendre malade et de perdre la raison ; mais la surexcitation de l’alcool restait impuissante à l’entraîner hors de ce cercle d’airain, où trônait implacable l’image de l’enfant stupide.

Comme jadis, elle s’efforçait de puiser dans l’eau-de-vie les souvenirs amers et brûlants d’autrefois ; mais les souvenirs même la fuyaient, et le néant mortel ne lui rendait plus un son, plus une image…

De toutes les forces de son cerveau surchauffé, elle évoquait le doux visage du garçonnet mort, chantonnait les petites chansons qu’il aimait à fredonner, souriait de son sourire, simulait la façon dont l’eau taciturne l’avait étreint et bâillonné… Et déjà le voici qui s’approche ; voici que la grande douleur tant désirée va s’allumer dans son cœur… ; quand, soudain, l’insaisissable image s’évanouit à ses regards…, tout s’effondre, s’efface…, et, du fond des ténèbres mortes et froides, le masque de l’idiot surgit, épouvantable.

Alors, il semblait à la popadia qu’elle venait d’enterrer Vassia pour la seconde fois, et elle souhaitait de pouvoir se briser la tête contre un mur.

Épouvantée, elle courait à la chambre et appelait son mari :

— Vassili ! Vassili ! vite, viens !

Le père Vassili accourait et s’asseyait dans un recoin obscur, aussi indifférent, aussi calme, aussi lointain, que si l’épouvante et la folie n’eussent pas régné dans la maison ; on ne voyait plus ses yeux et, sous le front bombé, se creusaient seulement deux taches noires qui donnaient à son visage émacié l’aspect d’une tête de mort.

Le menton appuyé dans ses deux mains osseuses, il restait là, figé dans un silence, une immobilité absolus, tandis que la popadia, un peu rassurée pourtant, barricadait, avec une hâte folle, la porte donnant accès dans la chambre de l’idiot.

Elle y portait la table et les chaises, y entassait les coussins et les vêtements, mais ce n’était pas assez ; il lui fallait encore ébranler et pousser, avec la force d’un homme, une ancienne et pesante commode, et la traîner jusqu’à la porte en égratignant le plancher.

— Enlève les chaises ! criait-elle toute haletante.

Et lui, toujours muet, se levait, débarrassait la porte et se retirait de nouveau dans son coin.

Un instant, la popadia s’apaise et se rassoit, comprimant de sa main les mouvements précipités de son sein ; mais, tout à coup, elle se dresse d’un bond, rejette en arrière les mèches touffues de ses cheveux, et prête l’oreille avec une indicible épouvante à ce qu’elle imagine derrière le mur.

— Tu entends, Vassili, tu entends ?

Les deux taches noires se fixent sur elle, immobiles, et une voix s’élève, indifférente et morne :

— Tout est tranquille, il dort ; calme-toi, ma femme.

Un sourire clair et joyeux, un sourire d’enfant illumine les traits de la popadia, et, encore indécise, elle revient s’asseoir sur le bord de la chaise.

— C’est vrai ? Il dort ? Tu l’as vu toi-même ? Ne mens pas ! C’est un péché de mentir !

— Mais oui, je l’ai vu, il dort.

— Alors, qui donc parle, là, derrière le mur ?

— Il n’y a personne, c’est toi qui crois entendre parler.

La popadia exulte d’une joie fiévreuse : elle rit bruyamment et secoue la tête d’un air mutin, en chassant de la main quelque chose… Évidemment, c’est cela… ; quelqu’un a voulu l’effrayer pour se jouer d’elle, et, comme ce n’est qu’une plaisanterie, elle est la première à en rire.

Mais son rire solitaire reste sans écho et meurt dans le silence, comme une pierre qui tombe dans un abîme sans fond ; et le sourire crispe encore ses lèvres que déjà l’épouvante glacée renaît dans son regard.

Plaintive, elle recommence à gémir :

— Vassili, j’ai peur de toi, comme tu es changé tout de même !… viens un peu à la lumière !

Obéissant, le père Vassili s’approche de la table ; la chaude lumière de la lampe inonde son visage sans parvenir à le réchauffer ; cependant, comme ses traits n’expriment aucun effroi, la terreur de la popadia se dissipe ; elle colle ses lèvres à l’oreille de son époux et chuchote :

— Pope, dis, pope, tu te rappelles Vassia, l’autre Vassia ?

— Non !

— Alors, pourquoi gémis-tu dans tes rêves ? Pourquoi gémis-tu ?

— Je suis parfois mal à l’aise

La popadia éclate d’un rire irrité :

— Toi, mal à l’aise ?… allons donc ! — Et elle donne du doigt dans la poitrine osseuse, mais large et robuste, du prêtre. — Pourquoi mens-tu ?

Le père Vassili ne répond rien ; la popadia jette un regard hostile sur sa figure froide, sa barbe inculte croissant en broussailles clairsemées sur les joues caves ; elle hausse les épaules d’un air de dégoût.

— Pouah ! comme tu es changé tout de même ! tu es devenu méchant, froid, répugnant comme une grenouille !… Est-ce ma faute, s’il est né ainsi ? Allons, parle donc !… À quoi penses-tu ?… À quoi donc es-tu toujours à penser, à penser, à penser ?…

Mais le père Vassili persiste à se taire, et scrute d’un regard attentif, irritant, le visage pâle et épuisé de la popadia. Et, quand meurent les derniers sons de ses paroles incohérentes, elle sent de nouveau les anneaux d’airain de ce lugubre silence lui étreindre la tête et la poitrine, et en faire jaillir, irrésistiblement, des paroles pressées, inattendues.

— Mais moi, je sais, je sais, pope !

— Que sais-tu ?

— Je sais à quoi tu penses… Tu ne… Et elle s’écarte soudain du prêtre avec effroi. Tu ne crois pas en Dieu !… Voilà quoi !

Et, tout aussitôt, elle comprend la gravité de ses paroles ; un sourire pitoyable, implorant le pardon, effleure ses lèvres gonflées, brûlées par l’eau-de-vie et rouges comme du sang.

Mais le pope, pâle d’émotion, la reprend avec une âpre insistance :

— Cela n’est pas vrai ! Pense à ce que tu dis… Je crois en Dieu !…

Et de nouveau le silence renaît autour d’eux ; mais il y a maintenant dans ce silence quelque chose de caressant, qui baigne doucement la popadia comme de l’eau chaude… ; les yeux baissés, elle demande timidement :

— Si tu voulais, Vassili, je boirais un peu, je m’endormirais mieux, après cela, il est déjà si tard !

Elle se verse un petit verre d’eau-de-vie, hésite un instant, le remplit, puis le vide jusqu’au fond, par petites gorgées précipitées, comme font les femmes. La liqueur lui brûle la poitrine, et il lui vient une envie soudaine de rire, de s’agiter et de faire du bruit

— Sais-tu quoi ? Vassili, nous allons jouer aux « douratchki ». Appelle Nastia, j’aime tant jouer aux « douratchki » !… Vassili, mon chéri, va l’appeler et tu auras un baiser.

— Il est tard, elle dort déjà !

La popadia frappe du pied avec colère.

— Alors, réveille-la, allons, va !

Et Nastia vient, tout ensommeillée, haute et mince comme son père, avec de grandes mains déformées par l’ouvrage ; elle a froid et s’emmitoufle frileusement dans sa robe courte, en vérifiant silencieusement le jeu de cartes graisseux.

Ils s’asseyent autour de la table, et le jeu, le plus gai et le plus animé des jeux, commence toujours en silence, dans le chaos des meubles renversés, dans la nuit profonde où tout dort, les gens, les bêtes, la campagne.

La popadia s’efforce de rire et de plaisanter ; elle triche, dérobe les atouts, et, par instants, il lui semble que tout le monde autour d’elle a la même gaieté.

Mais, bientôt, elle s’inquiète de voir ces deux paires de mains, osseuses et muettes, aller et venir sur la table, doucement et sans bruit, comme si ces mains étaient des êtres sensés, doués d’une vie particulière.

Elle recommence à tressaillir, à se tendre dans l’attente épouvantée de quelque chose de surnaturel. Par-dessus la table deux visages mornes et blêmes émergent de l’obscurité, avancent et reculent, dans une sorte de danse étrange et silencieuse. La popadia achève son petit verre en marmottant des mots… ; les mains sèches se remettent à courir sans bruit sur la table… ; et voici que le silence commence à bruire, et qu’à la table vient s’asseoir un nouveau personnage… des doigts crochus tâtent les cartes, se tendent vers la popadia, parcourent ses genoux comme des araignées, rampent jusqu’à sa gorge…

— Qui est là ? s’écrie-t-elle en se dressant d’un bond.

Mais il n’y a là que le pope et Nastia, qui la regardent, étonnés.

— Calme-toi, chérie, nous sommes là. Nous et personne d’autre.

— Mais lui ?

— Il dort.

La popadia se rassied, et, pendant un instant, les objets cessent de se mouvoir, et restent immobiles à leur place usuelle. Et le père Vassili se compose un boa visage.

— Pope, que deviendrons-nous, quand il se mettra à marcher ?

Et Nastia répond :

— Aujourd’hui, en lui donnant son dîner, je l’ai vu qui remuait sa petite jambe.

— Ce n’est pas vrai, s’empresse de nier le pope.

Mais le mot résonne sourd et lointain ; et voici que soudain les objets, les ténèbres, les lumières commencent à tournoyer, virent éperdument, dans l’orbite d’un tourbillon enragé, et que, de toutes parts, surgissent des fantômes qui n’ont pas d’yeux…

Ils s’avancent en se dandinant vers la popadia, l’atteignent, grimpent à ses genoux, rampent sur elle au hasard comme des bêtes aveugles, la palpent de leurs doigts crochus, arrachent ses vêtements, l’agrippent à la gorge, aux cheveux, s’efforcent de l’entraîner…

La popadia en délire se roule maintenant sur le plancher, s’y accroche de ses ongles meurtris, va frapper de la tête contre les murs ; et sa folie lui donne une telle force, que Nastia et le père Vassili ne peuvent en venir à bout, et qu’il faut appeler à l’aide la cuisinière et un ouvrier.

À quatre, ils parviennent à la maîtriser, lui lient les mains avec des serviettes, et la portent sur son lit, où seul, le père Vassili resta auprès d’elle.

Assis à côté du lit il regarde, immobile, le pauvre corps se plier et se tordre, et les larmes jaillir sous les paupières contractées.

D’une voix enrouée à force de crier, elle ne cesse d’implorer :

— Au secours ! J’ai mal ! Au secours, Vassilia, mon chéri !

D’un geste mesuré et étrangement calme, le père Vassili se prend la tête à deux mains ; elles retombent du même geste tranquille et posé, et de longues mèches de cheveux gris tremblent entre ses doigts.