La Vie d’un pope/V

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Traduction par Serge Persky.
Charpentier (p. 196-205).

V

Vint le carême ; la cloche jetait sourdement ses tintements monotones, et son appel timide ne parvenait pas à ébranler la torpeur de l’hiver qui pesait encore sur les champs couverts de neige. Hésitantes, les notes grisâtres s’envolaient une à une du clocher, se perdaient dans les nuées glaciales, et mouraient lentement.

Pendant longtemps, pas une âme ne se rendit à l’invitation discrète et cependant pressante de la petite église.

Vers la fin de la première semaine, deux vieilles femmes se présentèrent à confesse, grises, mornes et brumeuses comme l’hiver finissant.

Longtemps elles mâchonnèrent, de leurs bouches édentées, les mêmes plaintes obscures, décousues, sans commencement ni fin, et les mots, comme les larmes taries par un trop long usage, ne voulaient plus venir.

Déjà elles avaient reçu l’absolution ; mais elles ne comprenaient toujours pas, et s’obstinaient à réclamer quelque chose ; et leur plainte était obscure et ténébreuse, comme les fragments d’un songe pénible.

Après elles, on vint en foule ; et beaucoup de larmes jeunes et brûlantes furent versées, beaucoup de paroles acérées et navrantes entrèrent dans le cœur du père Vassili.

Quand le paysan Sémione Mossiaguine eut salué trois fois jusqu’à terre et se fut avancé à pas comptés vers le pope, celui-ci fixa sur le moujik un regard pénétrant.

— Voici bien longtemps que j’attends ta venue, dit le père Vassili. Pourquoi es-tu venu, Mossiaguine ?

— Pour me confesser ! répondit le paysan empressé et joyeux, et il montrait, dans un bon sourire, ses dents blanches, bien rangées, comme égalisées à la lime.

— Pourquoi te confesser ? Cela va donc mieux, quand tu t’es confessé ? continua le pope.

Et il semblait à Mossiaguine qu’il souriait gaîment et bénévolement.

— Pour sûr, que ça va mieux, après.

— Est-il vrai que tu aies vendu ton cheval et ta dernière brebis, et donné ta charrette en gage ?

Mossiaguine jeta au pope un regard sérieux et mécontent. Tous deux se turent ; le père Vassili se tourna lentement vers le pupitre et ordonna :

— Allons, conte-moi les péchés.

Mossiaguine toussota, prit une figure de commande, s’appuya respectueusement de la tête et de la poitrine contre le prêtre, et se mit à chuchoter précipitamment.

À mesure qu’il parlait, le visage du pope se faisait plus hautain et plus sévère, et l’on eût dit qu’il se durcissait sous l’averse des douloureuses confidences du moujik. Sa respiration était profonde et saccadée, comme s’il suffoquait dans ce réseau de cruelles insanités, qui s’enroulait lentement autour de lui, tels les noirs anneaux d’un serpent inconnu.

Car la vie de Sémione Mossiaguine se résumait ainsi : il avait toujours faim, sa femme, ses enfants, ses bêtes avaient faim, et sa raison finissait par se troubler, par vaciller, comme un ivrogne qui titube, sans la trouver, devant la porte de sa maison.

Il s’exténuait de labeurs forcenés, et les fruits de ce labeur s’effondraient en poussière impalpable : la vie répondait à ses efforts par d’impitoyables railleries.

Comme il avait l’âme compatissante, il avait recueilli chez lui un orphelin, ce dont tout le monde le blâmait ; l’orphelin vécut quelque temps et finit par mourir de faim et de maladie ; alors il se blâma lui-même et ne sut plus au juste s’il fallait être compatissant ou non.

Il semblait que les larmes ne dussent jamais tarir dans les yeux de cet homme, que les cris de colère et de révolte ne dussent jamais mourir sur ses lèvres ; et, tout au contraire, il ne cessait de rire et de plaisanter ; il avait une barbe absurdement comique, où des milliers de petits poils d’un rouge feu s’enlaçaient dans une sorte de sautillement joyeux. À la danse, il s’en allait côte à côte avec les jeunes filles et les enfants, et chantait des complaintes mélancoliques d’une voix aiguë et vibrante ; ceux qui l’écoutaient en avaient les larmes aux yeux, mais lui gardait toujours son même sourire ironique et tranquille…

Ses péchés étaient insignifiants et de pure forme : un jour, l’arpenteur qu’il voiturait, le jour de la Saint-Pierre, lui avait donné un gâteau gras, et Mossiaguine l’avait mangé, bien qu’on fût en carême ; une autre fois, il avait fumé une cigarette avant la communion ; et ces péchés prenaient, dans sa confession, l’importance d’un assassinat.

— J’ai fini, s’écria enfin Mossiaguine d’une voix toute changée et joyeuse, en essuyant la sueur qui coulait de son front.

Le père Vassili tourna lentement vers lui sa figure osseuse.

— Et qui donc te vient en aide ?

— Qui me vient en aide ? répéta Mossiaguine, mais personne… C’est qu’on n’est pas riche par ici, tu le sais bien. Tout de même, Ivan Porphyritch m’a secouru. — Et le moujik cligna de l’œil sournoisement. — Il m’a donné « trois pouds »[1] de farine, pour quatre à lui rendre à l’automne !

— Et Dieu ?

Sémione soupira et son visage se rembrunit :

— Dieu ? Je ne mérite pas qu’il m’aide.

Les questions inutiles du pope l’ennuyaient ; il jetait par-dessus son épaule des regards furtifs sur l’église déjà vide, et comptait avec attention les poils clairsemés de la barbe du pope ; même, il regarda ses dents noires et gâtées, et pensa avec envie : « Sûr qu’il mange beaucoup de sucre. »

Le prêtre reprit :

— Qu’est-ce que tu espères ?

— Ce que j’espère ?… Mais que puis-je donc avoir à espérer ?

L’église devenait sombre, et le froid se glissait sous la chemise du moujik.

— Alors rien à faire ! fit le pope, et ses paroles tombèrent sourdes et lointaines comme les premières pelletées de terre tombent sur le cercueil.

— Rien à faire, rien à faire !… répéta lentement Mossiaguine en écoutant ses propres paroles.

Il se représentait sa vie, les visages faméliques de ses enfants, les reproches éternels, son labeur de forçat, et ce poids obscur et éternel sur le cœur, qui donne envie de se battre ou de boire de l’eau-de-vie… et cela durerait ainsi, longtemps, toujours, jusqu’à la mort.

Mossiaguine fixa sur le pope un œil humide et voilé sous les cils blancs qui battirent rapidement ; et soudain, les deux hommes sentirent qu’une chose affreusement triste les unissait.

D’un mouvement inconscient, ils se penchèrent l’un vers l’autre, et le père Vassili mit sa main sur l’épaule du moujik ; elle reposait là, douce et légère, comme une toile d’araignée en automne. Mossiaguine frémit tendrement de l’épaule, et, levant ses bons yeux confiants, la bouche à demi tordue par un sourire pitoyable, il dit :

— Peut-être que cela ira mieux ?

Le pope retira doucement sa main et garda le silence. Les cils blancs du moujik battirent plus vite ; les poils rouge-feu de sa barbe frémirent, et ses lèvres balbutièrent quelque chose de confus et d’inintelligible.

— … Ainsi, cela n’ira jamais mieux… sûrement, vous dites vrai !…

Mais le pope ne lui permit pas de finir ; il frappa du pied avec colère, enveloppa Mossiaguine d’un regard hostile, et, se penchant jusqu’à le toucher, chuchota dans un sifflement de serpent irrité :

— Ne pleure pas, n’ose pas pleurer ! Ce sont les veaux qui mugissent ainsi. Que puis-je faire, moi ?

Et il se frappait la poitrine de son doigt tendu.

— Que suis-je donc ? Suis-je Dieu, peut-être ? Prie-le ! Allons, prie-le, te dis-je !

Et, donnant une poussée au moujik :

— Mets-toi à genoux !

Mossiaguine s’agenouilla.

— Prie !

Derrière le pénitent, c’était la solitude obscure de l’église ; au-dessus de lui, le pope irrité continuait à crier :

— Prie ! Prie !

Machinalement, il se mit à faire des signes de croix précipités et de grands saluts jusqu’à terre.

Ces inclinations rapides et répétées, l’étrangeté des paroles du pope, la conscience d’être soumis, corps et âme, à une volonté obscure, mais forte, tout cela effrayait Mossiaguine, et, par cela même, le réconfortait singulièrement. Car, de l’effroi même, inspiré par un Dieu puissant et redoutable, naissait l’espoir en sa miséricorde ; et, tandis qu’il pressait avec ardeur son front contre les dalles glacées, le pope prononça doucement :

— C’est fini !

Mossiaguine se leva et se signa devant les images les plus proches ; maintenant, il en avait la certitude, sa destinée allait s’alléger ; et, tranquillement, il attendit les instructions du pope.

Mais le père Vassili se contenta de le regarder encore avec une morne curiosité et lui donna l’absolution.

En sortant, Mossiaguine se retourna encore une fois : la silhouette immobile et solitaire du pope commençait à se fondre dans l’obscurité environnante ; la faible lueur d’un cierge ne l’éclairait qu’en partie ; elle était devenue sombre et immense ; elle n’avait plus de contours exacts ni de limites précises, et ne semblait plus maintenant qu’un fragment de l’obscurité qui emplissait l’église.

  1. Le poud vaut quarante livres.