La Vie d’un pope/XII

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Traduction par Serge Persky.
Charpentier (p. 269-291).

XII

Ils entraient en silence, à pas comptés et timides, et se plaçaient au hasard ; car, malgré leur envie de s’agenouiller à la place accoutumée, il ne convenait pas, en ce jour de deuil et d’épouvante, de s’inquiéter de ses habitudes et de ses commodités.

Ils se mettaient à genoux, et longtemps ils ne pouvaient se résoudre à tourner la tête pour regarder autour d’eux ; la presse était déjà si grande qu’on respirait à peine, et pourtant, de nouveaux arrivants s’entassaient sans cesse aux dernières rangées, sans que le sentiment d’être ainsi serrés l’un contre l’autre, coude à coude, pût calmer leur angoisse.

Des gens étaient venus des autres paroisses, des bourgs les plus lointains, attirés par des rumeurs ; ceux-là étaient plus hardis d’abord, et parlaient à voix haute ; mais bientôt ils se taisaient comme les autres, avec une sorte d’inquiétude irritée à se sentir garrottés peu à peu dans les mailles invisibles et pesantes de ce silence.

Par les hautes fenêtres ogivales ouvertes pour donner de l’air, regardait un ciel menaçant, d’un rouge cuivré ; dans la lueur ardente et lourde versée par ce ciel, les vieilles dorures de l’iconostase luisaient d’un éclat terne et fané.

Derrière l’une de ces fenêtres, on apercevait la verdure immobile et desséchée d’un jeune érable ; les yeux ne pouvaient se détacher de ses larges feuilles qui déjà pendaient, à demi-mortes ; car, dans le silence des choses, dans le jeu ironique de tous ces reflets dorés, cet arbre avait l’air d’un ami, d’un vieil ami sûr et réconfortant.

Mais, plus forte que les parfums habituels de l’église, plus précise et plus pénétrante que les arômes de l’encens et de la cire, l’odeur de la pourriture s’élevait, épouvantable et triomphante : le corps s’était décomposé rapidement à la chaleur, et l’on ne pouvait passer sans répulsion auprès de ce cercueil noir, empli de chair fondante et à demi-putréfiée ; et pourtant, à toucher ce cercueil, se tenaient immobiles la veuve et les trois enfants du défunt ; mais peut-être, bien que percevant cette odeur, ne voulaient-ils pas y croire, et craignaient-ils d’enterrer un vivant, comme il est fréquent chez ceux qu’une mort inattendue vient de priver d’un être très proche, très cher, et très nécessaire.

Quand la messe eut commencé, simple et solennelle comme à l’ordinaire, et que le diacre gras et parfumé eut balancé l’encensoir au-dessus des têtes inclinées, il y eut dans la foule un soupir de soulagement ; des hommes chuchotèrent bruyamment ; d’autres s’ébrouèrent librement et traînèrent pesamment sur le plancher leurs pieds engourdis ; le vieux diacre, qui toussotait et reniflait avant chaque phrase, chercha du regard les causeurs dans la foule, et les menaça de son doigt court et massif ; quelques assistants, les plus près du portail, sortirent pour fumer une cigarette… Mais, tout en fumant, en parlant de leurs affaires, des semailles, de la sécheresse imminente, ils sursautaient tout à coup, pris d’une crainte subite : peut-être allait-il se passer quelque chose d’extraordinaire ; alors, jetant en hâte leur cigarette à demi-consumée, ils rentraient dans l’église, et se frayaient un passage à travers la foule, qu’ils fendaient de leurs épaules comme d’un coin.

Dans le court intervalle qui sépare la messe du service funèbre, au moment où le père Vassili allait revêtir la chasuble de velours noir, le diacre s’approcha et lui dit avec un claquement de lèvres :

— Il faudrait tout de même de la glace ; il sent vraiment trop fort, mais où la prendre, cette glace ? À mon avis, il serait bon d’en avoir une petite provision près de l’église pour ces occasions… dites-le donc au staroste !…

— Il sent ? demanda le pope d’une voix sourde.

— Est-ce que vous ne vous en apercevez pas ? Vous avez un nez pourtant. Moi, j’en suis tout simplement malade. Sans compter que par ce temps d’été, vous aurez beau fumer, l’odeur vous tiendra bien pendant une semaine. Voyez donc, même ma barbe qui sent !… Bon Dieu !…

Il mit sous le nez du pope la pointe grise de sa barbe, renifla et conclut avec mépris :

— Quel paroissien, vrai !

L’office funèbre commençait ; le vieux chantre se mit à réciter les psaumes.

Il avait assisté à la mort de celui qui, du fond de sa bière, épouvantait maintenant la foule ; il voyait encore la motte de terre desséchée venant rouler à ses pieds, innocente et candide, et le jeune chêne agitant faiblement son feuillage ciselé.

Aussi, dans sa vieille bouche édentée, les mots antiques, usés, déjà moribonds, prenaient une vie douloureuse et nouvelle.

— … « En vérité, tous les soucis humains, la vie elle-même, n’est que songe et que vanité ; et c’est en vain que s’agitent les vivants de la terre, car, ainsi qu’il est dit dans l’Écriture, quand bien même nous aurions conquis le monde, il n’en faudrait pas moins aller à la tombe, où tous seront ensemble confondus, le roi comme le mendiant ! Et pour cela, ô Christ, ô Seigneur, donne le repos à Ton esclave apparu en ce jour devant Toi, ô Toi qui as aimé les hommes !… »

Dans l’église, pénétrait maintenant une obscurité bleuâtre ; les ténèbres se répandaient sur le jour, et tous les sentirent venir bien avant de les voir ; mais ceux-là seulement qui ne pouvaient détacher leurs regards des feuilles amies de l’érable virent un grand nuage tout en lambeaux, d’un gris plombé, émerger derrière l’arbre, plonger dans l’église des yeux vides, et ramper lentement vers la croix.

La lecture des psaumes se poursuivait, et les vieilles paroles amères semblaient trembler maintenant entre les lèvres frémissantes du vieillard :

— « … Où sont les imaginations du monde et ses passions éphémères ? Où sont l’or et l’argent, et la multitude des esclaves et les rumeurs de la gloire ? Tout cela n’est plus que poussière et que cendre ! »

À ce moment, tous remarquèrent l’obscurité croissante et se tournèrent vers les fenêtres.

Derrière l’érable, le ciel était tout noir ; les feuilles de l’arbre avaient pâli, et leur stupeur peureuse n’avait plus rien d’amical ni de réconfortant.

À l’autel, le père Vassili officiait avec calme, et la noirceur de son vêtement sacerdotai paraissait presque de la lumière, parmi les dorures ternes, les visages terreux et les fenêtres encombrées de ténèbres.

Pendant quelques minutes, il avait hésité.

Son pas s’était ralenti, et le cou tendu en avant, il avait jeté sur les assistants un regard étonné, déconcerté sans doute par l’aspect de cette foule muette entassée dans l’église, où il avait coutume de prier dans la solitude.

Mais bientôt il avait oublié la foule, il avait oublié qu’il officiait, et s’avançait distraitement vers l’autel ; son âme s’était dédoublée ; il attendait le mot, l’ordre, l’inspiration puissante et décisive, et rien ne venait…

— « … Je pleure et je sanglote, quand je considère la mort, quand je contemple au fond du cercueil, désormais informe et hideuse, notre beauté créée à l’image de Dieu ! Ô miracle, car ceci a lieu afin que s’accomplisse en nous le mystère ; et c’est pourquoi, voués par avance à la pourriture, nous portons en nous la mort. En vérité, Dieu l’a voulu ainsi !… »

Dans l’obscurité devenue plus dense, les cierges brûlaient d’une flamme claire, projetant sur les visages des reflets rougeâtres, et beaucoup furent frappés de ce passage rapide du jour à la nuit, alors qu’on n’était encore qu’au milieu de la journée.

Le père Vassili lui-même perçut vaguement les ténèbres ; il se crut à l’aube d’un jour d’hiver, à la messe matinale, où, seul à seul avec Dieu, l’inspiration lui donnait des ailes, comme à l’oiseau, comme à la flèche, qui vole, infaillible, vers le but.

Et il frissonna, comme un aveugle qui ne voit pas encore, mais qui sait qu’il va recouvrer la vue à l’instant même ; ses milliers de pensées effervescentes, de désirs inachevés, suspendirent leur cours tumultueux, se figèrent sur place… Il se sentit choir dans le vide sans fond d’une chute vertigineuse, — et, lorsque son cœur, un instant arrêté, se reprit à battre à coups sourds et profonds, il le savait déjà : C’était elle ! l’exaltation décisive et suprême, plus forte que la vie et que la mort ! celle qui commande aux montagnes : « Allez ! » et les vieilles montagnes, irritées, commencent à se mouvoir ! Joie ! joie ! joie !

Il embrasse d’un coup d’œil le cercueil, l’église, la foule, et comprend !… il comprend tout ! il a cette intuition merveilleuse et spéciale aux rêves, cette divination qui fait pénétrer jusque dans la profondeur des choses, et s’évanouit sans retour aux premières lueurs du matin ! C’est elle ! La voici ! Joie ! joie ! joie !

Il éclate d’un rire enroué, entrevoit le visage effaré du diacre qui lève le doigt pour l’avertir ; il entrevoit les échines courbées de ceux qui ont entendu son rire et se faufilent vers la porte, comme des vers de terre… Il voit tout cela, et se pince les lèvres comme un écolier pris en faute.

— Je ne le ferai plus ! chuchote-t-il au diacre, mais une extase insensée jaillit comme une flamme de tous les traits de son visage ; et soudain il sanglote, la face abîmée dans les mains.

— Des gouttes ! il faut prendre des gouttes, murmure à son oreille le diacre éperdu. Ah ! Seigneur, voilà qui tombe mal à propos ! Écoutez, père Vassili !

Le pope l’entend, écarte légèrement les mains de son visage, et jette sur le diacre un regard oblique et furtif ; le diacre tressaille d’épouvante à ce regard…

Il s’éloigne de l’autel à grands pas sur la pointe du pied, vient donner du ventre contre la porte grillée, l’ouvre à tâtons et sort précipitamment.

— « … Venez, et donnons le dernier baiser à celui qui n’est plus, ô mes frères, et remercions Dieu ! Il fut pauvre dès sa naissance, et dès sa naissance voué à la tombe, dans sa vie soucieuse et dans sa chair aux passions multiples. Là se trouve aujourd’hui sa famille, là sont aussi ses amis. Voici que nous allons nous séparer… »

Une poussée dans la foule ; une partie des fidèles se glisse furtivement vers la porte, sans échanger un mot avec ceux qui restent ; déjà l’on respire plus à l’aise dans l’église obscurcie ; près du cercueil, des gens s’assemblent en silence, font le signe de la croix, se penchent sur le mort et se relèvent avec une grimace de souffrance ; à son tour, la veuve dit adieu au défunt.

Elle croit maintenant à sa mort, elle perçoit l’affreuse odeur, mais ses yeux ne laissent point passer de larmes, et la plainte expire dans son gosier ; et ses enfants, les yeux fixes, la regardent en silence.

C’est à ce moment qu’on s’aperçut que le diacre fendait éperdument la foule, et que le père Vassili, debout maintenant près de l’ambon, s’était tourné vers la nef.

Et ceux qui le virent en cet instant, conservèrent pour la vie la tragique image gravée dans leur mémoire.

Il s’appuyait des deux mains sur la balustrade, avec une énergie telle que le bout de ses doigts avait blanchi ; le cou tendu en avant, tout le buste penché par-dessus la grille, il se concentrait tout entier dans le regard monstrueux qu’il projetait vers la veuve et ses enfants ; il y avait, dans ce regard fulgurant, une joie insolente et hardie, qui semblait se repaître de leur immense douleur…

— « … C’est l’heure de la séparation, mes frères, l’heure des pleurs et des sanglots !… Ainsi donc, venez, et donnez le dernier baiser à celui qui fut parmi nous, à celui qui va descendre dans la tombe, sous la terre et sous les pierres, à celui qui s’en va vers les ténèbres, habiter parmi les morts, loin de ses parents, loin de ses amis !… »

Alors, près de l’ambon, une voix s’éleva plaintive :

— Arrête, insensé ! ne vois-tu donc pas qu’il n’est point de mort ici ?…

Et l’acte s’accomplit, l’acte solennel et dément que tous attendaient avec tant d’effroi.

Le père Vassili rejeta derrière lui la porte de la grille qui fit un cliquetis sonore, fendit la foule bariolée de la sombre splendeur de sa chasuble, et se dirigea vers la bière qui semblait l’attendre, noire et muette. Il s’arrêta, étendit la main d’un geste impérieux, et d’une voix précipitée, ordonna au cadavre :

— Lève-toi, te dis-je !

Des hurlements confus retentissent, des cris d’effroi mortel ; pris d’une terreur panique, les assistants se ruent vers la porte ; comme un troupeau en déroute, ils se cramponnent les uns aux autres, se menacent en grinçant des dents, s’écrasent avec des mugissements de rage, s’écoulent lentement, par saccades, comme l’eau qui sort d’une bouteille renversée… ; il ne reste plus maintenant que le chantre, qui, de stupeur, a laissé choir son livre, et la veuve avec ses enfants.

Un sourire lumineux éclaire les traits du père Vassili, un sourire plein d’indulgente pitié pour leur peur et pour leur incrédulité ; et tout resplendissant d’une foi immense, il s’écrie pour la deuxième fois, avec une solennité simple et royale :

— Lève-toi, te dis-je !

Mais le cadavre restait immobile et ses lèvres serrées gardaient, impassibles, leur éternel secret.

Le silence emplissait maintenant la nef ; des pas précipités résonnèrent sur les dalles ; la veuve s’enfuyait, suivie de ses enfants ; le vieux chantre, qui trottinait derrière elle, se retourna une dernière fois en arrivant à la porte et se tordit les mains.

« Cela est mieux ainsi ; il ne pouvait se lever en cet état, devant sa femme et ses enfants », se dit le père Vassili ; et, pour la troisième fois, d’une voix basse et sévère, cette fois, il prononce :

— Sémione ! lève-toi !

Il laisse doucement retomber la main et attend ; derrière la fenêtre, des pas font craquer le sable, et le son est si proche qu’il semble venir du cercueil. Le père Vassili attend. Les pas se rapprochent, passent la fenêtre, leur bruit s’éteint ; un long et douloureux soupir rompt le silence… Qui donc a soupiré ? Il se penche sur la bière, épie dans le visage enflé et difforme les premiers tressaillements de la vie, ordonne impatiemment aux yeux : « Mais ouvrez-vous donc ! » se penche plus près, plus près encore, les mains crispées sur les bords coupants du cercueil, effleure presque les lèvres bleuies, y souffle la chaude haleine de la vie… ; et voici que le cadavre, irrité dans son repos, lui souffle en pleine face l’haleine froide et empestée de la mort !

Le pope se tait maintenant, et, l’espace d’une seconde, il voit, il comprend tout. Il sent l’odeur de mort ; il s’aperçoit que le peuple épouvanté a déserté l’église, qu’il y est maintenant seul à seul avec le cadavre… Un souvenir d’autrefois, un souvenir effacé, lointain, traverse sa mémoire : c’était au printemps, un rire jaillissant dans la campagne et vite éteint… ; et puis cette tourmente d’hiver et le son des cloches dans la tempête… et le masque immobile de l’idiot !

De nouveau tout s’efface ; ses yeux éteints s’allument d’un feu errant et glacial, le sentiment de sa force inonde tout son corps, ses muscles d’acier ; et, doucement, doucement, comme s’il craignait de réveiller quelqu’un, il demande :

— Seigneur, Tu veux donc me tromper ?

Les yeux baissés, il attend une réponse ; puis il reprend toujours à voix basse, avec une intense expression de menace, la menace puissante et calme de l’orage, qui, déjà maître de toute la nature, s’attarde encore, et joue avec une grâce souveraine, à balancer dans l’air quelque plume d’oiseau :

— Alors, pourquoi ai-je cru ? Pourquoi m’as-Tu donné l’amour des hommes et la pitié, si c’était pour Te jouer de moi ?… Et pourquoi donc T’ai-je donné ma vie ? J’étais Ton esclave enchaîné, Ta chose, je n’avais plus une pensée à moi, pas un amour, pas un soupir ! je n’étais que par Toi ! je n’étais que pour Toi ! pour Toi seul ! Allons ! parais maintenant, j’attends !

Et, le visage empreint d’une soumission hautaine, il attend. Dans l’obscurité, les cierges font des trous immobiles, et l’orage qui s’éloigne chante encore dans le lointain.

— Alors, Tu ne veux pas ? demande-t-il toujours, humblement, à voix basse.

Et tout à coup, les yeux hors de la tête, dans un transport de rage qui donne à ses traits l’expression de terrifiante sincérité spéciale aux fous et aux gens endormis, il éclate en invectives passionnées. Et l’explosion de ses cris couvre la menace du silence, étouffe les derniers soubresauts d’une âme humaine à l’agonie…

— Tu le dois ! rends-lui la vie ! Prends-la aux autres, mais rends-lui la vie ! je T’en supplie !

Il se tourne vers le cadavre morne et décomposé ; avec colère, avec mépris, il l’interpelle :

— Et toi, prie-Le donc, prie-Le !

Et, dans son délire sacrilège, il s’écrie encore :

— Ton paradis, il n’en a pas besoin ! Voici ses enfants ! ils appellent leur père… et lui Te dira : « Ôte de mon front la couronne céleste, car, là-bas, on couvre de cendre et de boue la tête de mes enfants. » Il Te le dira ! il Te le dit !

Puis, secouant avec fureur la masse pesante du cercueil :

— Et toi, vas-tu parler à la fin, chair maudite !

Il plonge dans la bière des yeux étincelants et se rejette en arrière, muet d’effroi, les mains tendues en avant pour se défendre ; le cadavre n’est plus dans la bière… ; à sa place…, voici l’idiot ! de ses doigts crochus, il se cramponne aux bords du cercueil…, il a soulevé à demi sa tête monstrueuse, et jette sur le pope un regard oblique du coin de ses petits yeux clignotants ; autour de ses narines retroussées, de sa grande bouche aux lèvres serrées, un rire muet commence à déferler ; et tout son corps hideux, où l’éternelle mort embrasse l’éternelle vie, se hisse lentement, hors du cercueil… !

— Arrière, crie le père Vassili, et sous ses cheveux dressés, sa tête lui semble devenue énorme. Arrière !

Voici de nouveau le cadavre immobile… Non ! c’est encore l’idiot ! En une sorte de jonglerie prodigieuse, la masse putréfiée semble se dédoubler et souffler l’épouvante. Fou de colère, le pope glapit :

— Tu veux m’effrayer ! Alors, tiens !

Mais le reste meurt sur ses lèvres. La face de l’idiot s’embrase tout à coup d’une lumière aveuglante et se fend jusqu’aux oreilles, d’un rire prodigieux ; il éclate, ce rire, il roule dans l’église comme un fracas de tonnerre, il broie les voûtes de granit, fait voler les pierres, enveloppe le prêtre d’une sorte de mugissement continu…

Le père Vassili rouvre ses yeux aveuglés et lève la tête : tout tombe ; lentement et pesamment, les murailles s’inclinent et se rapprochent, les voûtes s’effondrent, la haute coupole s’affaisse sans bruit, les dalles se creusent et s’agitent, la terre tressaille jusque dans ses fondements, le monde s’écroule, tout tombe !…

Il jette un hurlement sauvage et se rue vers la porte… ; il ne la trouve pas et la cherche à tâtons, se heurte çà et là aux murailles, aux angles tranchants du granit… ; une porte s’ouvre brusquement sous son élan forcené, il roule sur les dalles, se relève joyeux et s’élance ; des mains tremblantes et tenaces l’agrippent au passage et le retiennent, il se débat avec des cris perçants, dégage un de ses bras, frappe d’un poing dur et pesant comme du fer la face du chantre qui tente de l’arrêter, pousse le corps du pied, et bondit hors de l’église…

Le ciel est inondé de feu. De grands nuages noirs, déchirés, tourbillonnent dans les airs, et leur immensité sans bornes s’abat sur la terre ébranlée… ; le monde s’écroule !… Un rire de tonnerre, des craquements formidables, des cris de joie sauvage jaillissent sans interruption de ce chaos de feu. À l’occident, une bande de ciel bleuit encore à l’horizon, et c’est vers elle que se rue le père Vassili, hors d’haleine…

Ses jambes s’embarrassent dans sa longue soutane, il trébuche, roule à terre, se relève sanglant et terrible, recommence à courir.

La rue est déserte, comme si c’était la nuit ; aux maisons, aux fenêtres, personne !…

« Tout le monde est mort ! »

Comme un éclair, cette pensée traverse le cerveau du fou ; au-dessus de lui, un grand nuage, noir comme la fumée, projette en avant trois longs bras semblables à des griffes crochues ; derrière, un bruissement confus et menaçant le poursuit…

Bien loin, devant lui, sur la route, un moujik et des femmes, dans une télègue, s’en retournent de Znamenskoié ; ils voient un grand homme noir courir vers eux à toutes jambes, s’arrêtent un instant, puis, reconnaissant le pope, ils fouettent le cheval, qui part au galop. La télègue bondit à chaque ornière, se renverse à demi, mais les trois paysans, muets et penchés en avant, talonnés par l’épouvante, ne cessent de fouetter le cheval éperdument, et s’en vont au galop…

Le père Vassili tomba à trois verstes du village, au beau milieu de la grand’route. Il tomba la face contre terre, et son visage osseux s’imprima dans la poussière grisâtre du chemin, pétrie par les roues des chars, broyée par le piétinement des hommes et des animaux…

Le corps avait conservé, dans sa posture, l’élan désespéré de la dernière course : les mains blanches et inertes étendues en avant, l’une des jambes repliée sous le corps, l’autre que chausse une vieille botte éculée, rejetée en arrière, toute droite et raidie par l’effort.

Même dans l’éternel repos de la mort, le père Vassili semblait courir encore…