La Vie d’un pope/XI

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Traduction par Serge Persky.
Charpentier (p. 251-268).

XI

C’était bientôt la Trinité, la fête joyeuse et ensoleillée du printemps, où l’on répand sur les chemins du sable fin, du sable d’or rouge. Les carrières profondes où, depuis longtemps, les paysans de Znamenskoié venaient chercher ce sable se trouvaient à deux verstes du village, au milieu de taillis encore jeunes, de bouleaux, de trembles et de chênes-nains.

On n’était encore qu’à la mi-juin, et déjà l’herbe montait à la ceinture d’un homme et recouvrait à demi la verdure vivace et somptueuse des arbrisseaux étalant partout leurs feuilles larges et humides.

Il y avait aussi beaucoup de fleurs, cette année, et les abeilles voletaient jusque dans le fond de la fosse aux murailles friables et sans cesse éboulées ; et partout leur murmure ardent et continu se fondait avec les senteurs fraîches des plantes aromatiques.

Depuis plusieurs jours déjà, la nature et les hommes se recueillaient dans l’attente de l’orage ; elle était partout, cette attente, dans l’atmosphère immobile et embrasée, dans les nuits étouffantes et sans rosée, dans la plainte du bétail épuisé qui tendait le cou en mugissant ; et, malgré l’oppression de cette chaleur suffocante, les gens se sentaient à l’aise : une sorte d’inquiétude agitée les incitait au mouvement, aux causeries bruyantes et, à tout propos, aux rires sans cause.

Deux ouvriers travaillaient à la carrière : le chantre Nikone, pour le compte de l’église, et l’ouvrier du marguillier, Sémione Mossiaguine,

Ivan Porphiritch aimait, en ces jours de fête, à répandre le sable avec profusion sur les pavés de sa cour et dans la rue, devant sa maison ; Sémione lui en avait déjà ramené une pleine charrette depuis le matin, et, pour parfaire un second chargement, il enfournait avec ardeur les pelletées de sable fin et doré.

Tout le rendait joyeux, ce jour-là : le murmure des abeilles, les senteurs des plantes, le travail facile ; il jetait des coups d’œil narquois sur le vieux chantre morose qui raclait paresseusement la terre du bout de son râteau édenté, et le tournait en dérision.

— Hé, Nikone Ivanitch, frère, à quoi nous sert notre belle jeunesse, à nous deux ?

— C’est bon, on verra cela plus tard… riposta le chantre avec une vague menace dans sa voix indolente, et la pipe qu’il mâchonnait vint heurter son menton hérissé de poils raides comme des soies.

— Prends garde, tu vas laisser tomber ton biberon, plaisanta encore Sémione.

Nikone ne répondit rien, et Sémione, sans s’offenser, continua à bêcher joyeusement.

Depuis un mois qu’il travaillait chez le marguillier, il était devenu rond et luisant comme un concombre frais, et ce travail facile n’absorbait ni ses forces ni son attention ; il creusait le sable à grands coups de bêche rapide ; et la promptitude alerte avec laquelle il rassemblait les petits tas épars, faisait penser à la vivacité précise d’une poule en train de picorer.

Mais la fosse d’où l’on avait extrait du sable tous les jours précédents, était maintenant épuisée, et Sémione y cracha résolument.

— Allons, plus rien à faire ici, mais il y aurait peut-être quelque chose à gratter par là, fit-il en se dirigeant vers une anfractuosité assez basse, bariolée de tranches de terre rouges et verdâtres, qui s’ouvrait au bas de la fragile muraille de sable.

Le chantre regarda le trou, et pensa tout de suite : « Cela va s’ébouler », mais il ne dit rien. Sémione eut la même impression sous forme d’un trouble confus, d’une sorte de nausée subtile et passagère, et s’arrêta.

— Crois-tu que cela va s’ébouler ? demanda-t-il en se détournant.

— Et comment le saurais-je ? grogna le chantre d’un air mécontent.

Il y avait dans cette ouverture obscure et ovale, semblable à une bouche entr’ouverte, quelque chose de perfide et d’attentif, et Sémione hésitait encore ; mais en haut, un jeune chêne se penchait sur la fosse, et son feuillage frémissant et finement ciselé se dessinait si hardiment sur le ciel, et il venait de là des bouffées d’air si vif et si parfumé, qu’on en ressentait une irrésistible envie de tenter des choses joyeuses et hardies.

Donc, Sémione cracha dans ses mains et empoigna la bêche ; mais, au second coup qu’il donna, il y eut un faible craquement, et toute la muraille de sable, s’éboulant silencieusement, ensevelit l’ouvrier ; le jeune chêne, retenu seulement par ses racines, agita faiblement ses branches ; une motte de terre desséchée vint rouler jusqu’aux pieds de Nikone pâle d’effroi, et s’y arrêta, innocente et candide.

Deux heures après, on parvint à déterrer le cadavre de Sémione.

Sa bouche largement ouverte, aux dents blanches et comme égalisées à la lime, était pleine de sable jusqu’aux lèvres ; et partout, ce beau sable fin poudrait les sourcils blancs, la barbe et la chevelure de feu, tous les replis du visage et les yeux d’une poussière dorée.

Le fils de Mossiaguine, Sionka, était accouru avec les gens du village venus à cheval ; et parce que personne n’avait voulu le prendre en croupe, et qu’il avait dû trotter tout le long de la route derrière les cavaliers, on entendait maintenant sa respiration courte et haletante. Il s’était assis à l’écart sur une motte de terre, tandis qu’on déterrait le cadavre de son père, et ses yeux immobiles n’avaient pas quitté la montagne de sable qui fondait lentement…

Le corps du défunt fut transporté sur la charrette, et étendu sur le sable qu’il avait amassé quelques heures auparavant ; on le recouvrit d’une natte, et l’on reprit à pas lents le chemin de Znamenskoié, par la route forestière.

Derrière la charrette, les moujiks marchaient en silence ; ils s’étaient dispersés dans la forêt, et les rayons de soleil, pénétrant çà et là à travers le feuillage, incendiaient leurs chemises d’un feu pourpre.

Lorsque le convoi passa devant la maison à deux étages d’Ivan Porphyritch, le chantre proposa d’y déposer le corps.

« C’était son ouvrier ; c’est à lui de l’enterrer. »

Mais personne ne se montrait aux fenêtres, ni aux alentours, et le portail était fermé par un énorme verrou de fer ; longtemps les moujiks frappèrent la porte à coups redoublés du lourd marteau de bronze noirci ; puis ils tirèrent la sonnette, et l’on entendait son tintement sonore et impérieux résonner quelque part derrière un angle de la muraille.

Dans la cour les chiens aboyèrent, mais personne ne se montra.

À la fin, une vieille cuisinière parut ; le maître ordonnait de porter Mossiaguine à sa maisonnette, et faisait don de dix roubles pour l’enterrement, indépendamment des gages échus ; mais, tandis qu’elle s’expliquait avec la foule, Ivan Porphyritch, caché derrière un rideau, jetait sur le cortège funèbre des regards effarés et méchants, et chuchotait à l’oreille de sa femme :

— Souviens-toi de mes paroles : le pope me donnerait un million que je ne lui tendrais pas la main ; quand elle en devrait sécher sur place ! C’est un homme qui fait peur !

Et peut-être est-ce à ces paroles énigmatiques du marguillier, ou à son refus d’accueillir le défunt, ou à toute autre cause, qu’il faut attribuer les bruits sinistres et troublants qui se répandirent dans tout le village, et partout crépitèrent comme un feu caché.

On parlait de Sémione, de sa mort inattendue, puis on pensait involontairement au pope, sans savoir pourquoi, ni ce qu’on avait à craindre de lui.

Quand le père Vassili s’en allait à la panikhide[1] pâle, épuisé par on ne sait quelle obscure songerie, mais cependant joyeux et souriant, les gens s’écartaient avec soin de son passage ; et, longtemps après, ils se refusaient à franchir l’endroit, où semblaient flamber encore les traces invisibles de ses grands pieds lourds.

Ils évoquaient dans leurs lentes causeries l’incendie du presbytère, la mort de la popadia, la naissance de l’idiot ; au travers des paroles simples et naïves, on sentait pointer les aiguillons acérés de la peur ; parfois, une vieille femme se mettait à pleurer sans motif et s’en allait tout à coup ; et les autres, après avoir longtemps suivi des yeux son échine secouée par les sanglots, se séparaient en silence et sans oser se regarder.

Les enfants, reflétant l’anxiété de leurs parents, se rassemblaient au crépuscule dans les enclos, derrière les étables ; ils se racontaient d’effrayantes histoires de cadavres, qui dilataient d’épouvante leurs grands yeux noirs ; et la rassurante colère de la voix bien connue avait beau les rappeler à la maison, ils ne se décidaient pas à sauter sur leurs pieds nus et à se précipiter à travers la brume menaçante.

Pendant les deux jours qui précédèrent l’enterrement, ils ne cessèrent de venir contempler le cadavre que la chaleur avait rapidement fait enfler et bleuir…

La nuit, une chaleur implacable émanait de la terre et pas une goutte d’eau ne venait rafraîchir les prairies à demi-consumées ; le ciel était pur, mais sombre ; les étoiles rares scintillaient d’un feu terne, et le crépitement sec et monotone des cigales dominait tous les autres bruits.

Lorsque, après la première panikhide du soir, le père Vassili sortit de la maisonnette du défunt, il faisait déjà noir et pas une lumière ne brillait dans la rue endormie.

Et c’est à l’accentuation de l’angoisse qui l’oppressait maintenant, comme tous les autres habitants du village, plutôt qu’en entendant des pas derrière lui, qu’il devina tout à coup que quelqu’un le suivait. Il jeta un regard autour de lui : une haute silhouette sombre marchait à quelque distance en arrière, réglant évidemment son pas sur la démarche lente et mesurée du pope.

Le père Vassili s’arrêta : le mystérieux promeneur fit encore involontairement quelques pas ; puis il s’arrêta court, lui aussi.

— Qui est là ? demanda le pope.

L’homme ne répondit pas ; puis, soudain, il se retourna brusquement, s’éloigna rapidement, et se perdit bientôt dans la nuit.

La nuit suivante, le même fait se renouvela ; l’inconnu suivit le pope jusqu’à la grille de sa maison, et, à sa démarche, comme à sa haute stature trapue, le pope crut reconnaître le marguillier.

— Ivan Porphyritch, est-ce vous ? cria-t-il.

Mais l’homme resta muet et disparut. Seulement, tandis que le pope se déshabillait pour se mettre au lit, quelqu’un frappa doucement à la fenêtre ; le pope sortit, il n’y avait personne…

« Qu’a-t-il donc à rôder de la sorte, comme un mauvais esprit ? » pensa le père Vassili mécontent, en se mettant à genoux.

Mais, dans sa longue prière du soir il oublia bientôt le marguillier, et la nuit soucieuse étendue sur la terre ; il priait pour le mort, sa femme, ses enfants ; il implorait pour la terre et les hommes la grande miséricorde de Dieu ; et dans des profondeurs ensoleillées, le monde nouveau se dessinait confusément… le pope n’était plus à la terre !

Or, tandis qu’il priait, l’idiot se laissa glisser à bas de son lit, en agitant bruyamment ses jambes encore faibles, mais où la vie avait enfin pénétré.

Depuis le printemps, il commençait à se traîner çà et là, et, plus d’une fois, il était arrivé au pope de le trouver en rentrant, étendu sur le seuil, comme un chien couché devant la porte fermée de la maison.

Cette fois, il se dirigeait vers la fenêtre ouverte et s’avançait lentement, avec effort, en branlant la tête d’un air soucieux ; il se cramponna de ses mains fortes et tenaces à l’appui de la fenêtre, se hissa péniblement et plongea un regard morne et avide dans la nuit…, car il sentait venir quelque chose…

L’enterrement eut lieu le lundi de la Pentecôte ; le jour s’était levé, sombre et menaçant ; sur la nature comme sur les hommes, pesait un trouble confus ; une brume de chaleur avait voilé le ciel depuis le matin, et l’herbe se fanait et se recroquevillait à vue d’œil, comme dans le voisinage d’un énorme brasier ; le ciel opaque était descendu tout près de terre ; son immensité d’un bleu trouble, sillonnée de veines fines et sanglantes, apparaissait comme une voûte de métal chaud et sonore aux changeants reflets de pourpre…

Le disque colossal du soleil embrasait l’atmosphère, et le plus étrange était de le voir si brillant, alors que cependant les ombres des objets n’avaient pas de contours précis et immobiles, comme il arrive d’ordinaire aux jours ensoleillés.

C’était comme si un rideau, compact et pourtant invisible, se fût étendu devant le soleil et en eût absorbé les rayons.

Tandis que le père Vassili revêtait les ornements sacerdotaux, Ivan Porphyritch s’approcha de l’autel.

Au travers de la sueur et des plaques rougeâtres dont la chaleur avait marbré son visage, la frayeur avait mis une pâleur terreuse, et ses yeux gonflés par la fièvre flambaient étrangement ; ses cheveux peignés à la hâte et tout reluisants de kwass avaient séché par places et s’étaient collés en mèches éperdues ; il était visible que cet homme, bourrelé par une épouvante surnaturelle, n’avait pas dormi depuis plusieurs nuits ; dans son désarroi il avait perdu ses manières onctueuses, car il omit de demander au pope sa bénédiction, et même de le saluer.

— Qu’avez-vous donc, Ivan Porphyritch, êtes-vous souffrant ? demanda le père Vassili en dégageant ses longs cheveux du col étroit de la chasuble ; sa figure pâle comme la cire, malgré la chaleur, avait une expression concentrée.

Le marguillier essaya de sourire :

— Voilà… rien de grave à vrai dire… je voulais seulement vous parler… père Vassili.

— C’était vous, hier soir ?

— C’était moi, et avant-hier aussi… pardonnez-moi… je n’avais pas l’intention…

Il respira profondément, et, tout à coup, laissant là ses politesses feintes, il cria son effroi :

— J’ai peur ; moi qui ne craignais rien au monde… maintenant, j’ai peur !

— De quoi donc avez-vous peur ? demanda le pope avec étonnement.

Ivan Porphyritch jeta par-dessus l’épaule du prêtre un regard inquiet, comme si là se cachait une chose effrayante et muette, et proféra d’une voix faible comme un soupir :

— J’ai peur de la mort !

Ils se regardèrent en silence.

— La mort !… elle est à nos portes !… une mort insensée, qui ne sait plus raisonner,… qui prend au hasard ! Ainsi, moi, excusez… est-ce que mes poules se permettent de trépasser sans raison ? Si j’ordonne de leur faire couper le cou pour le « chtchi »[2], alors, qu’elles crèvent, c’est dans l’ordre…, mais autrement, qu’est-ce que cela veut dire… ? Est-ce une façon de faire ?… Excusez-moi, je n’avais pas deviné tout de suite, mais maintenant… !

— Vous voulez parler de Sémione ?

— Et de qui donc ? de Sidor et d’Evstigniéi ?… et quant à toi… (le marguillier divaguait de fureur et d’effroi, et devenait grossier), et quant à toi…, laisse là ces pratiques…, il n’y a pas d’imbéciles ici ; va-t’en, en tout bien tout honneur !… Va-t’en !

Il fit un signe de tête énergique dans la direction de la porte, et ajouta :

— Et vivement !

— Qu’est-ce qui te prend ? tu perds le sens ?

— C’est encore une chose à savoir, qui de nous deux a perdu le sens… Qu’est-ce que tu as, à venir traîner ici tous les matins en répétant : « Je prie ! je prie ! » vociféra le marguillier d’une voix de prêche. Ce n’est pas ainsi qu’on prie ! Souffre et endure, au lieu de crier : « Je prie. » Un imposteur, une canaille, voilà ce que tu es ! Tu veux plier tout le monde à tes façons…, et c’est toi qui plies, en attendant… Où est Sémione, dis ? où est Sémione ? Le moujik que tu as fait périr ! Où est Sémione ? allons, parle !

Il se tourna brusquement vers le pope… pour entendre une voix brève et impérieuse laisser tomber ces mots :

— Éloigne-toi de l’autel, impie !

La face empourprée de colère, Ivan Porphyritch leva la tête, et resta figé sur place, la bouche ouverte ; des yeux profonds le regardaient, des yeux noirs et sans fond comme l’eau d’un étang ; une vie puissante se dégageait de ces yeux, une volonté implacable en jaillissait comme un glaive acéré.

Ivan Porphyritch en ressentit comme une brûlure ; il agita faiblement la main, et sortit précipitamment, en heurtant dans son trouble le linteau de la porte.

Et aux frissons qui lui parcouraient le dos, il sentait encore les yeux noirs et terribles rivés sur lui à travers la muraille de pierre.

  1. Service funèbre qu’on célèbre généralement dans la maison du défunt.
  2. Sorte de soupe aux choux.