La Vie d’un simple/1

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I


Je m’appelle Étienne Bertin, mais on m’a toujours nommé « Tiennon ». C’est dans une ferme de la commune d’Agonges, tout près de Bourbon l’Archambault, que j’ai vu le jour au mois d’octobre 1823. Mon père était métayer dans cette ferme en communauté avec son frère aîné, mon oncle Antoine, dit « Toinot ». Mon père se nommait Gilbert et on l’appelait « Bérot », car c’était la coutume, en ce temps-là, de déformer tous les noms.

Mon père et son frère ne s’entendaient pas très bien. Mon oncle Toinot avait été soldat sous Napoléon : il avait fait la campagne de Russie et en était revenu avec les pieds gelés et des douleurs par tout le corps. Depuis, il avait pu se guérir à peu près ; néanmoins, aux brusques changements de température, les douleurs revenaient, assez vives pour l’empêcher de travailler. D’ailleurs, même quand il ne souffrait pas, il préférait aller aux foires, porter les socs au maréchal, ou bien se promener dans les champs, son « gouyard » sur l’épaule, sous couleur de réparer les brèches des haies, que de s’atteler aux besognes suivies. Son séjour à l’armée l’avait déporté du travail, lui avait donné du goût pour la flânerie et pour la dépense ; il fumait à outrance une pipe de terre très culottée ; il lui fallait sa goutte d’eau-de-vie tous les matins et il ne pouvait aller à Bourbon sans s’attarder à l’auberge. Bref, il était de force à utiliser pour son seul agrément tous les bénéfices de l’exploitation.

Si je raconte ces choses, ce n’est pas que j’aie eu la connaissance de les pouvoir apprécier par moi-même, mais je les ai entendu rapporter bien souvent chez nous.

Donc, mon père se décida à partir. À Meillers, sur la lisière de la forêt de Gros-Bois, il prit en métayage un domaine qui s’appelait le Garibier, et qui était géré par un fermier de Bourbon, M. Fauconnet.

À l’époque du déménagement, il y eut des discussions pénibles au sujet du partage des outils, du mobilier, du linge et des ustensiles de ménage. Ma grand’mère venait avec nous, et cela compliquait encore les choses. Ma tante, qui était au plus mal avec elle, chicanait sur ce qu’elle devait emporter, lui arrachait des mains draps et serviettes. D’un caractère très calme, mon père cherchait à éviter les disputes ; mais ma mère, impétueuse et vive, se fâchait constamment avec mon oncle ou avec ma tante, parfois même avec tous les deux. Cela me faisait peur de les voir crier si fort et lever les poings d’un geste de menace, comme prêts à se frapper.

Le jour de Saint-Martin, on me hissa pour le trajet au faîte d’un char que conduisaient des bœufs mauriats[1], entre une cage à faire sécher les fromages dans laquelle on avait mis des poules, et une corbeille d’osier où était empilée de la vaisselle. Les chemins étaient partout défoncés et boueux, très mauvais. Des lambeaux de terre gluante se collaient aux roues, puis retombaient sur le sol avec un bruit mat. En traversant Bourbon, j’ouvris les yeux autant qu’il me fut possible pour bien voir les belles maisons de la ville et les hautes tours grises du vieux château. Je m’intéressai aussi aux évolutions d’une équipe d’ouvriers travaillant à l’empierrage de la grande route de Moulins qu’on était en train de construire. Peut-être eus-je tort de trop regarder et de me fatiguer ? Toujours est-il qu’après un moment, quand notre cortège eut regagné la pleine campagne, je m’endormis sans qu’on y prît garde, adossé à la cage à poules et bercé par le roulis continuel de la voiture. Mais un cahot trop brusque fit se renverser la cage qui dégringola jusqu’à terre où, bien entendu, je la suivis en grande vitesse. Cela me procura un réveil plutôt désagréable. Les volailles se mirent à piailler et moi à crier : on se précipita pour nous porter secours. Je fus très difficile à consoler, paraît-il, bien que je n’eusse aucun mal — la boue dans laquelle j’avais roulé ayant amorti ma chute. Je fis à pied le reste du trajet, moins une petite séance à califourchon sur le dos de mon frère Baptiste qui était mon parrain.

À l’arrivée, ma mère me coucha dans un coin de la chambre à four, sur un amas de hardes, et je trouvai dans un nouveau sommeil, très paisible cette fois, le vrai remède à mes émotions de la route.

Je fus éveillé par ma sœur Catherine qui m’amena dans la grande pièce. Les meubles étaient tous en place au long des murs et l’horloge sonna les douze coups de minuit. Les bouviers du voisinage qui nous avaient remués, ayant fini de dîner, chantaient. Mon père leur offrit à boire avec insistance. Les verres se choquèrent bruyamment ; il y eut du vin répandu qui souilla de rouge la blancheur de la nappe. Tout le monde semblait extraordinairement gai ; de gros rires secouaient les visages animés. On me servit à manger un reste de viande, de la galette et de la brioche ; puis un vieillard me fit faire des galopades sur ses genoux : j’eus ma part de la joie générale.

Mais le lendemain, j’entendis ma mère dire à mon père d’un ton fâché que ça revenait joliment coûteux de faire la Saint-Martin. Et lui appuya :

— Je crois bien… Heureusement que ce n’est pas une chose qu’on recommence souvent.

Ma mère conclut :

— On serait vite épuisé, s’il fallait recommencer souvent…

J’avais alors quatre ans : je puis donner comme mes plus vieux souvenirs ces quelques épisodes du déménagement.

  1. Bœufs rouge foncé de la race de Salers.