Aller au contenu

La Vie d’un simple/Aux lecteurs

La bibliothèque libre.
Stock (p. v-vii).


AUX LECTEURS


Le père Tiennon est mon voisin : c’est un bon vieux tout courbé par l’âge qui ne saurait marcher sans son gros bâton de noisetier. Il a un collier de barbe claire, très blanche, les yeux un peu rouges, une verrue au bord du nez ; la peau de son visage est blanche aussi comme sa barbe, d’un blanc graveleux, dartreux. Il porte toujours, — sauf pendant les mois d’été, — une grosse blouse de cotonnade serrée à la taille par une ceinture de cuir, un gros pantalon d’étoffe bleue, une casquette de laine dont il rabat les bords sur ses oreilles, un foulard de coton mal noué, et des sabots de hêtre cerclés d’un lien de tôle.

Je rencontre souvent le père Tiennon dans la grande rue qui relie à la route nationale la ferme où il vit et celle où j’habite, et, chaque fois, nous causons. Les vieillards aiment bien qu’on leur prête attention et, la plupart du temps, personne n’est disposé à le faire. Or, pour peu que j’aie des loisirs, je suis pour le père Tiennon un auditeur complaisant. Ayant vécu longtemps, il se souvient de beaucoup de choses et il les raconte de façon pittoresque, en émettant sur chacune des opinions personnelles, parfois fort justes, et souvent peu banales. Sans s’en apercevoir, il m’a conté toute sa vie par tranches ; elle n’offre rien de bien saillant : c’est une pauvre vie monotone de paysan, semblable à beaucoup d’autres. Le père Tiennon a eu ses heures de joie ; il a eu ses jours de peine ; il a travaillé beaucoup ; il a souffert des éléments et des hommes, et aussi de l’intraitable fatalité ; il a été parfois canaille et parfois bon, — comme vous, lecteurs, et comme moi-même…

Je me suis dit : « On connaît si peu les paysans ; si je réunissais pour en faire un livre les récits du père Tiennon… » Et, un beau jour, je lui ai fait part de mon idée. Il m’a regardé avec étonnement.

— À quoi ça t’avancera-t-il, mon pauvre garçon ?

— À pas grand’chose, père Tiennon, à montrer aux messieurs de Moulins, de Paris et d’ailleurs ce qu’est au juste une vie de métayer, — ils ne le savent pas, allez, — et puis à leur prouver que tous les paysans ne sont pas aussi bêtes qu’ils le croient : car il y a dans votre façon de raconter une dose de ce qu’ils appellent « philosophie » et dont ils font grand cas.

— Si ça t’amuse, fais-le… Mais tu ne vas pas rapporter les choses comme je les dis : je parle trop mal ; les messieurs de Paris ne comprendraient pas…

— C’est juste ; je vais écrire en français pour qu’ils comprennent sans effort ; mais je ne ferai que traduire vos phrases, ce sera bien de vous quand même.

— Allons, c’est entendu : commence quand tu voudras.

Cela l’a occupé beaucoup, le pauvre vieux ; il est venu me trouver à plusieurs reprises pour me rapporter des choses qu’il avait oubliées, ou bien d’autres qu’il s’était juré de ne jamais dévoiler.

— Puisque je raconte ma vie par ton intermédiaire, je dois tout dire, vois-tu, le bon et le mauvais. C’est une confession générale.

Il a donc fait tout son possible pour me satisfaire. Mais peut-être n’ai-je pas été constamment fidèle à ma promesse ; peut-être ai-je mis dans certaines pages plus de moi qu’il n’eût fallu… Cependant j’ai lu au père Tiennon, aussitôt écrit, chacun des chapitres ; j’ai fait à mesure les retouches qu’il m’a indiquées, réparé les petits accrocs à la vérité, changé le sens des pensées que je n’avais pas bien saisies de prime-abord.

Quand tout a été terminé, je lui ai fait de l’ensemble une nouvelle lecture ; il a trouvé bien conforme à la vérité cette histoire de sa vie ; il s’est déclaré satisfait : lecteurs, puissiez-vous l’être aussi !

Émile Guillaumin.