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La Vie d’un simple/13

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Stock (p. 79-85).
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XIII


Les premiers mois de notre installation à la Billette j’étais resté fidèle à Thérèse Parnière et, en dépit de l’éloignement, — dix kilomètres au moins par les coursières, — j’allais la voir presque tous les dimanches. J’accomplissais ces trajets par monts et par vaux, au travers des cultures et des prés, suivant quelquefois un bout d’impossible rue Creuseet circulant même en un coin de la forêt.

À vingt minutes à peu près de la Bourdrie j’avais à traverser un terrain vague assez vaste et très humide auquel accédaient plusieurs rues. Vers le milieu il n’y avait pour passer qu’un étroit sentier, le terrain étant coupé par une grande mare à l’eau verdâtre où croissaient des roseaux et qu’entouraient des ormes bizarrement penchés. Deux rangées de vieux chênes jamais élagués régnaient tout auprès. Et la forêt était à cinq minutes. Ce lieu désert et un peu mystérieux était dénommé le rendez-vous des sorciers, et, certes, il n’était pas agréable de passer là tout seul en pleine nuit : les cris des hiboux y semblaient plus lugubres et le bruit du vent dans les feuilles avait une insistance particulière, une sonorité inquiétante. Sans avoir précisément peur, ce n’était pas sans une certaine appréhension que je m’engageais dans cet espace.

J’étais passé plusieurs fois déjà sans rien voir d’anormal. Mais, certaine nuit sans lune, comme j’arrivais a quelques dix mètres du bord de la mare, surgit soudain d’entre les ormes une forme blanche qui se mit à faire des cabrioles… Puis une autre survint, et une troisième qui firent de même. Un frisson de terreur me parcourut tout entier, mais je ne perdis pas mon sang-froid. J’étais muni d’un solide gourdin d’épine ; je l’assurai dans ma main et continuai d’avancer, bien résolu à en user contre les fantômes s’ils tentaient de me barrer le passage. Après avoir gambadé quelques instants en silence, ils se campèrent tous trois de front dans le sentier et se mirent à pousser, simultanément d’abord, puis alternativement, d’horribles cris gutturaux. Ils étaient effrayants : les linceuls blancs qui les drapaient masquaient leurs formes ; on ne leur voyait ni tête ni jambes ; seulement ils agitaient, tout blancs aussi, des bras d’une longueur démesurée. Quand je fus à cinq pas d’eux :

— Attendez-moi, les gas ! fis-je avec une énergie dont je ne me serais pas cru capable.

Au lieu de se détourner, ils m’entourèrent en continuant leurs cris, tendant vers moi leurs grands bras menaçants. D’un geste désespéré, mon gourdin fendit l’air, s’abattit sur le travers d’un des trois êtres qui s’affaissa avec un long cri plaintif — très humain cette fois. Sans demander leur reste, les autres détalèrent prestement au travers d’un champ.

À mes pieds, le fantôme à présent gémissait, râlait, de façon lamentable. Et il proféra entre deux plaintes :

— Tu m’as tué, cochon, tu m’as tué !…

Je déroulai les serviettes et le drap qui masquaient le malheureux et je reconnus le petit Barret, de Fontivier, un garçon de deux ans plus jeune que moi avec qui j’étais très bien. Je lui demandai où je l’avais frappé.

— C’est dans les reins, gémit-il. Tu m’as cassé les reins, je ne peux pas me remuer.

Ses compagnons étaient les deux Simon, de Suippière, des amis d’enfance avec lesquels j’étais brouillé depuis un certain temps. Je les appelai l’un après l’autre, mais ils ne me répondirent pas. Barret eut un spasme ; il vomit du sang, je crus qu’il allait passer. J’avais bien envie de m’en aller, de le laisser crever tout seul là, dans la nuit, non pas pour me venger cruellement, mais plutôt par égoïsme, parce que je prévoyais que j’allais avoir grand’peine à le secourir. Je fouillai mes poches et pus y découvrir quelques allumettes. À la lueur de l’une d’elles, je distinguai ses traits décomposés, ses yeux suppliants, le sang rouge qui sortait encore de sa bouche. Une grande pitié me prit et un chagrin immense. Je descendis jusqu’à l’extrême bord de la mare dans laquelle je mouillai l’une des serviettes qui avaient servi à lui envelopper les bras ; j’humectai son front, ses tempes, le creux de ses mains ; je nettoyai sa bouche. Il parut se remettre un peu.

— Conduis-moi, je t’en prie, dit-il. Ne me laisse pas tout seul là…

— Tu n’aurais pourtant que ce que tu mérites, fis-je d’un ton de justicier.

— Oh ! Tiennon, tu t’es bien assez vengé… Je te jure que je n’avais pas du tout l’intention de te faire du mal. Je voulais seulement te faire peur pour que tu ne reviennes plus voir la Thérèse. Depuis quelque temps je l’aimais à n’en plus dormir. Mais tu peux être tranquille à présent, va : c’est toi qui l’auras ; je suis foutu !

Je m’efforçai de le rassurer sur son état ; puis, avec de grandes précautions, je le mis sur ses jambes. Il chancelait beaucoup ; pourtant, appuyé sur moi, il put se tenir et faire quelques pas ; mais un faux mouvement provenant du heurt de son pied contre un caillou le fit crier de douleur.

— Asseyons-nous ; je ne peux pas aller plus loin, dit-il en sanglotant.

Nous n’avions pas parcouru dix mètres.

Je me baissai, le fis s’appuyer sur mon dos, sa tête sur ma nuque, ses bras m’étreignant, ses mains se nouant sur le haut de mon estomac. Puis, m’étant relevé doucement, mes mains passées sur ses cuisses pour l’empêcher de glisser, je me mis à marcher avec précaution, tout courbé. Mais j’eus beau faire : les secousses inévitables de la marche lui causaient des souffrances tellement intolérables qu’il gémissait à fendre l’âme. Je l’emportai quand même, sans paraître faire attention à ses plaintes qui, tantôt s’affaiblissaient, et, tantôt redevenaient déchirantes. Vint un moment où l’étreinte de son bras parut mollir, où son corps pesa davantage d’être inerte. Je le crus mort. Comme j’étais exténué, je le déposai à terre lentement ; il ne remua pas. Je courus retremper la serviette dans un trou de fossé et lui bassinai de nouveau le visage, les mains, les poignets : il rouvrit les yeux, se remit à geindre sans me rien dire. Dès que je fus un peu reposé, je le repris dans les mêmes conditions que la première fois, et la marche lugubre recommença. Barret eut des hoquets qui me semblèrent marquer son agonie. Le drap blanc que j’avais passé en travers sur mon cou se marbra de rouge à proximité de sa bouche ; le sang venait de nouveau. Je me félicitai intérieurement de ce que le linceul préservait mes effets, empêchait ma blouse de recevoir des traces de sang qui n’eussent pas manqué le lendemain, chez nous, de me valoir un interrogatoire embarrassant. Je m’efforçai de marcher plus vite, tellement anxieux et énervé que je ne sentais plus le poids de mon fardeau. Ma force était comme décuplée. Et mon cœur, un moment amolli, était redevenu de marbre ; j’entendais distraitement et sans en être affecté les modulations diverses de ma victime, indiquant le degré de torture qu’elle subissait.

Après une grande heure de marche, j’arrivai dans la cour de Fontivier. Les chiens eurent des abois furieux et vinrent en grognant me flairer ; craignant qu’ils ne donnent l’éveil aux gens, je m’efforçai de les amadouer par des paroles douces. Je suivis le mur de l’unique corps de bâtiment de la ferme et parvins à la porte de la maison où je posai le malheureux qui geignait toujours de façon lamentable ; je le couchai dans l’embrasure sur son suaire de fantôme. Puis, ayant donné deux grands coups de pied dans la porte, je me sauvai par un sentier de chèvre qui, en arrière des bâtiments, dévalait brusquement au travers des cultures. Les chiens me poursuivirent un peu avec des jappements toujours fâchés, mais je fus bientôt hors de leur atteinte. Et quand, dans le silence de la nuit, j’entendis les crissements du verrou qu’on tirait et de la porte qu’on ouvrait, puis les exclamations que provoquait la lugubre découverte, je n’avais plus à craindre d’être rejoint.

Le pauvre Barret ne s’était malheureusement pas trompé : il avait son affaire. Mon bâton d’épine avait dû lui casser quelque chose dans la colonne vertébrale. Il traînailla plusieurs mois, souffrit affreusement, puis mourut. Jamais, au cours de son agonie, il ne voulut parler du drame dont il était victime. Quand on lui demandait qui l’avait frappé, il répondait invariablement :

— C’est quelqu’un qui en avait le droit ; c’est bien fait pour moi… Et il défendit absolument à ses parents de porter plainte.

Les deux complices de la victime n’avaient pas à faire de confidences qui eussent provoqué la confession de leur triste rôle. J’avais moi-même tout intérêt à ne rien dire. Les parents de Barret, s’ils eurent des doutes, s’abstinrent de les divulguer. La justice ne fut donc pas informée, et, après les mille suppositions du début, on ne parla plus de cet événement qui resta pour tout le monde mystérieux et inexplicable.

Ayant agi en état de légitime défense, ou presque, je n’avais rien à regretter. Mais c’est tout de même ennuyeux de se dire qu’on a causé la mort d’un homme, dans ces conditions-là, du moins car il y a des cas où c’est, paraît-il, une action très méritoire : mon oncle Toinot était si fier d’avoir tué un Russe ! souvent l’image du malheureux et les détails de cette triste nuit sont revenus assaillir ma pensée. Je ne dirai pas que ce souvenir a empoisonné ma vie : non, certes ! Mais il m’a causé bien des embêtements intimes.

Après l’événement, je ne tardai pas à rompre avec la Thérèse. Ses parents me mirent en demeure de l’épouser tout de suite ou de ne plus la fréquenter. Ils avaient entendu dire que mon père ne pourrait pas m’assurer et que je serais soldat, si le sort m’était défavorable. Cela les effrayait. Et leur ultimatum était un congé, car ils savaient bien que je ne voulais pas me marier sans être fixé à cet égard. Bref, je ne revins plus.

Six mois après, elle devint la femme de l’aîné des Simon, de l’un des lâches qui accompagnaient le petit Barret au rendez-vous des sorciers. La noce eut lieu la semaine même où on l’enterra. La vie a de bien cruelles ironies…