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La Vie d’un simple/14

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Stock (p. 85-90).
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XIV


Il se passa chez nous, pendant le cours de notre première année de séjour à la Billette, deux événements familiaux très graves : la mort de ma grand’mère et le départ de ma sœur Catherine.

Ma grand’mère avait plus de quatre-vingts ans. Un jour de mai, en gardant les oisons, elle fut prise d’une attaque. Inquiet de ne pas la voir rentrer à l’heure du repas, mon père alla à sa recherche et la trouva affalée sur le bord d’un fossé, le côté gauche inerte, la langue pâteuse. On la transporta sur son lit d’où elle ne put plus bouger. Elle resta six mois ainsi, souffrant beaucoup et donnant pas mal de peine. Elle articulait obstinément des sons incompréhensibles qui devaient être des phrases et se mettait en colère parce que nous ne pouvions saisir sa pensée. Il fallait presque toujours quelqu’un à côté d’elle pour la contenter à demi, la faire manger et boire lorsqu’elle en avait envie, et ainsi de suite.

Bien souvent j’entendais prononcer à ma mère ou à l’une de mes belles-sœurs des phrases comme celle-ci :

— Savoir si ça va durer longtemps ?

À quoi une autre répondait :

— Ça n’est pas à souhaiter.

Je n’aimais ni ne détestais la vieille femme ; elle m’était plutôt indifférente. Mais j’étais quand même peiné de ces dialogues où perçait le désir de sa mort. Quand nous étions à table, je portais machinalement mes yeux sur son lit et une angoisse m’étreignait de la contempler immobile et le teint cireux sous sa vieille coiffe, ou bien remuant les lèvres pour des articulations qui n’étaient pas des mots. Souvent j’abrégeais le repas, emportant un morceau de pain pour manger dehors, parce qu’en sa présence ça me devenait impossible.

Je trouve qu’un des bons avantages des fortunés, est d’avoir des appartements composés d’une série de pièces, — celle où l’on mange étant distincte de celle où l’on couche, chaque ménage ayant sa chambre propre et, conséquemment, son intimité distincte. Au moins, ils peuvent être malades tranquillement. Tandis que dans l’unique pièce des maisonnées pauvres, c’est tous les spectacles mêlés, la misère de chacun s’étalant aux yeux de tous sans possibilité contraire.

Et c’est ainsi qu’à côté de ma grand’mère se mourant, mes petits neveux clamaient leur joie d’être au monde, l’assommaient de leurs jeux bruyants, de leurs cris. La vie allait son train coutumier. Qu’importait la vieille femme paralysée !

Elle mourut à l’entrée de l’hiver, à la suite d’une seconde attaque, après une journée seulement de souffrances plus vives. Aussitôt qu’elle fut morte, on arrêta l’horloge et on jeta dehors l’eau qui était dans le seau parce que l’âme de la défunte avait dû s’y baigner avant de s’élever vers les régions célestes. Comme je n’avais encore jamais vu de deuil chez nous, cet événement me causa une très vive impression. C’était la terreur de la mort vue de près, sentiment complexe où se mêlaient la curiosité, la pitié, le dégoût. Je contemplai longuement, à plusieurs reprises, dans sa rigidité dernière, cette créature qui était mêlée à mes premiers souvenirs, que j’avais toujours vue évoluer dans le rayon familier de mon existence. Cette mort ne changea rien aux coutumes journalières de la maisonnée ; les mêmes besognes furent exécutées ; les repas eurent lieu aux mêmes heures, en face de ce lit dont les rideaux fermés masquaient un cadavre. Seule, mettait une note de mystère la bougie qui brûlait à proximité, sur une petite table, à côté du bol d’eau bénite où trempait une branche de buis. On s’abstint pourtant de faire l’attelée quotidienne de labour. Mon frère Louis s’en alla à Agonges prévenir l’oncle Toinot et sa famille. Mon parrain s’occupa d’aller déclarer le décès au secrétaire de mairie et de fixer avec le curé l’heure de l’enterrement. Je fus chargé, moi, d’aller dans le voisinage demander des porteurs. Quand il fut rentré du bourg, mon parrain travailla à la mise au point d’un araire neuf, et il me fallut l’aider. Sa besogne terminée, il me dit, l’air satisfait :

— Il y a combien de temps que je voulais en voir le bout de cet araire ! J’avais bien besoin d’une journée comme ça

Vrai, ce sentiment de calme égoïsme me peina. On s’attendrit aisément quand on est jeune ; plus tard, quand j’eus l’âge qu’avait mon parrain à ce moment, je devins bien aussi pratique que lui.

Le lendemain, ce fut l’enterrement. Nous étions une trentaine à suivre, dans l’épais brouillard froid, le char à bœufs qui portait la bière. À l’entrée du bourg on la descendit et on la déposa sur deux chaises empruntées dans une maison voisine. Il fallut attendre là un grand quart d’heure, car le curé n’arrivait pas. Il parut enfin, récita quelques prières latines et l’on se mit en route vers l’église, la bière portée maintenant par quatre hommes, avec des bâtons qu’ils passaient dans une serviette suspendue à leur cou. Ce fut de la même manière qu’on se rendit de l’église au cimetière après la cérémonie. Au bord de la fosse, au moment de l’aspersion finale, j’eus la surprise de voir pleurer et sangloter bien fort ma mère et mes belles-sœurs. Ce grand chagrin, ostensiblement étalé, m’étonna, étant donné qu’elles avaient manifesté si souvent la crainte de voir la disparue durer trop longtemps. Je compris que ces sanglots ne survenaient que pour la forme, parce qu’il était d’usage d’en faire entendre à ce moment. Pour moi, au moment de la descente du cercueil dans la fosse, j’eus un moment d’émotion intense et je versai en silence quelques larmes très sincères.

Quand tout fut terminé, les parents d’Agonges vinrent chez nous. On avait fait quelques préparatifs, acheté du vin et un morceau de viande pour la soupe ; ma mère ajouta une omelette. Le repas dura deux heures et, vers la fin, la conversation s’anima ; je crois même que l’oncle Toinot redit une fois de plus dans quelles conditions il avait tué son Russe. Je fis cette réflexion que tous les rassemblements se terminaient à peu près de la même manière, qu’ils aient lieu à l’occasion d’un mariage, d’un baptême, d’un enterrement ou d’un autre événement de moindre importance. Pourvu qu’il y ait un repas avec de l’extra, un repas donnant l’occasion de rester longtemps à table, on en arrivait fatalement à émettre des souvenirs où chacun se donnait le beau rôle et en tournait d’autres en ridicule, à raconter des histoires comiques ou osées : en somme, des mensonges, des médisances, des bêtises…

De ce repas funèbre, seules, les chansons furent bannies.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce fut peu de temps après la mort de ma grand’mère que ma sœur Catherine nous quitta pour aller servir, à Moulins, chez une parente de Mme Boutry.

La Catherine avait alors vingt-quatre ans. De physionomie sympathique, elle avait plu tout de suite à la Dame qui la faisait aller chez elle fréquemment pour aider la bonne. Ma sœur prit goût à ce qu’elle faisait et voyait faire dans cette maison ; elle adopta bientôt les manières polies et soumises qu’il faut pour servir les riches ; elle en vint même à prendre une certaine familiarité respectueuse avec les Boutry qui lui étaient bons. Elle aimait un garçon de Meillers, un nommé Grassin, qui était au service et auquel elle avait juré d’être fidèle. Depuis cinq ans déjà elle tenait sa promesse, sortait peu et ne se laissait aucunement courtiser. Grassin lui écrivait trois fois par an : au premier janvier, dans le cours du printemps, à la fin de l’été. La Catherine attendait avec impatience ces lettres qui, cependant, lui causaient beaucoup d’ennui : car elle ne savait à qui s’adresser pour les faire lire, ni pour faire écrire les réponses. Elle économisait sur ses effets pour obtenir de ma mère l’argent nécessaire au libellé et à l’expédition de ses missives. Or, après quelques mois, elle avait fait aux propriétaires l’aveu de son roman et ils s’étaient chargés de la correspondance. Puis, voyant qu’elle mettait de la bonne volonté à leur être agréable et qu’elle avait des dispositions pour le service, M. et Mme Boutry eurent cette pensée de la caser en ville. Grassin étant brosseur d’un officier, ils pourraient, une fois mariés, se placer ensemble et gagner beaucoup. La Catherine s’habitua progressivement à cette idée qui, de prime abord, l’avait effrayée, à cause de la part d’inconnu qu’elle contenait. Elle s’y habitua d’autant mieux qu’elle voyait mes belles-sœurs lui tourner les yeux parce qu’elle délaissait le travail de la ferme pour celui des maîtres. De plus, Grassin, consulté par M. Boutry, se montra enthousiaste du projet. Elle accepta donc et partit pour Moulins dans le courant de décembre, malgré l’opposition de mes parents.