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La Vie d’un simple/16

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Stock (p. 102-109).
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XVI


Il est nécessaire de changer de vie pour apprécier justement les bons côtés de sa vie ancienne ; car, dans la monotonie de l’existence journalière, on jouit inconsciemment des meilleures choses ; elles semblent tellement naturelles qu’on ne conçoit pas qu’elles puissent ne plus être ; seuls, les ennuis frappent parce qu’on se figure qu’ils n’existent pas partout. Le changement de milieu, en supprimant les bonnes choses qu’on n’appréciait pas, fait ressortir leur importance, et il montre que les embêtements se retrouvent toujours : c’est à peine s’ils changent de forme.

Je constatai cela les premières semaines de mon séjour à Fontbonnet et il y eut des instants où je regrettai d’avoir quitté ma famille. Je finis pourtant par m’habituer tout à fait et même par me trouver mieux que chez nous, en raison de l’indépendance absolue dont je jouissais aux heures libres. Pourtant, je n’avais pas la ressource de demander de l’argent pour sortir. Je cessai complètement d’aller au bourg de Saint-Menoux, ce qui put sembler naturel à mes anciens amis, étant donné que je n’habitais plus la commune. Mais je n’allai pas davantage au bourg d’Autry, dont je dépendais. J’évitai même les vijons, dans la crainte de trouver des gens qui me voudraient faire jouer. Ayant la poche vide, j’étais forcément sage.

Je passai mes dimanches d’été à rôder dans la campagne et dans la forêt : car le domaine côtoyait le point terminus de Gros-Bois. Il y avait par là une maison forestière où résidait un garde déjà vieux, le père Giraud, avec qui je ne tardai pas à me lier. J’eus l’occasion de lui rendre différents services, de l’aider à couper de l’herbe pour ses vaches dans les clairières de la forêt et à moissonner le carré de blé qu’il avait au bas de son jardin. Je trouvais toujours chez lui à m’occuper quelques heures chaque dimanche. La plupart du temps, il offrait un verre de vin quand le travail était fait et je restais avec lui une bonne partie de la journée. Le père Giraud avait un fils soldat en Afrique dont il me parlait souvent, une fille mariée à un verrier de Souvigny, et enfin une seconde fille non mariée, encore avec lui. Mlle Victoire était une brune aux yeux noirs, au teint bistré, à l’air froid comme sa mère. J’étais peu familier avec les deux femmes : la fille du garde me semblait être d’ailleurs d’une situation trop supérieure à la mienne pour que je tente de lever les yeux sur elle.

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Par exemple, je les levais beaucoup, les yeux, sur la servante qui était avec moi à Fontbonnet. C’était une maigriote à l’air ingénu qui avait les plus belles dents du monde et le sourire le plus enchanteur. Elle s’appelait Suzanne, travaillait bien et n’avait pas mauvais caractère. J’aurais peut-être pu prendre à son endroit des idées pour le bon motif si elle eût été d’une famille honorable. Mais elle était bâtarde. Sa mère, bonne à tout faire, disait-on, chez un vieux rentier infirme, n’avait jamais eu de mari, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir deux autres enfants. La pauvre Suzanne devenait pourpre quand on l’entretenait de cela. Pour moi, qui n’étais domestique que par hasard et de ma propre volonté, c’eût été déchoir déjà que de me marier avec une servante : seules, les filles de métayers étaient de mon rang. À plus forte raison, ne pouvais-je épouser une bâtarde : pour le coup, ma mère aurait fait joli ! Si donc je ne m’arrêtais pas à l’idée du mariage avec Suzanne, je rêvais d’en faire ma maîtresse… Pour mon excuse, je peux dire que j’étais alors dans un état d’esprit particulier que tous les garçons connaissent un moment, je crois bien.

À Saint-Menoux, Aubert et la plupart de ceux avec qui j’avais fait de bonnes parties l’année d’avant, affirmaient mordre à volonté au fruit défendu. Ils citaient même les filles qu’ils avaient eues : et, à beaucoup de celles qu’ils nommaient ainsi, on aurait donné le bon Dieu sans confession, tellement elles n’en avaient pas l’air. Chaque fois que ce chapitre était venu sur le tapis, je m’étais efforcé de prendre part à la conversation d’un ton enjoué, comme quelqu’un qui connaît ça depuis longtemps ; (pour parler sur un sujet qu’on ne connaît pas, il suffit de savoir assaisonner et servir à point quelques phrases des autres, tout en posant au blasé : ça prend toujours). En somme, j’étais entièrement naïf et j’avais un grand désir de ne l’être plus.

Je m’efforçai donc d’amadouer Suzanne en lui rendant des petits services d’ami, comme de lui éviter les plus mauvaises besognes aux champs et à la maison, d’aller à sa place quérir l’eau et le bois quand il m’était possible. Elle ne tarda guère de me regarder avec tendresse, rien qu’à cause de ces petites attentions. Je ne représentais pas trop mal, d’ailleurs. J’étais de taille moyenne, plutôt trapu ; mon organisme décelait la vigueur ; et mon visage un peu allongé, au nez fort, au front couvert, était empreint de virilité et d’énergie. Il était tout naturel que je plaise à la petite. Quoi qu’il en soit, le hasard nous ayant fait rencontrer dans l’étable des vaches, un soir, à la tombée de la nuit, je lui dis qu’elle était jolie, que je l’aimais, et je l’embrassai avec autant d’effusion que j’avais embrassé Thérèse deux ans et demi auparavant. Elle en parut si heureuse que je crus bien qu’elle allait défaillir dans mes bras. Je m’en tins là, craignant l’arrivée du maître qui rôdait aux alentours.

Mais un dimanche que nous étions seuls à la maison, je recommençai de lui conter fleurette et, après des préludes peut-être trop courts, je voulus glisser ma main sous ses jupes. Elle fut debout d’un bond ; une flamme étrange passa dans ses yeux et, de toute la force de son petit bras nerveux, deux fois de suite elle me souffleta… Puis, s’étant mise en défense derrière le dos d’une chaise, elle dit d’une voix sifflante :

— Salaud, va ! C’est pour ça que vous me flattiez ; vous vouliez vous amuser de moi… J’ai autant d’honneur que n’importe laquelle, vous le saurez… Et si jamais vous vous ravisez de me toucher, je le dis tout de suite à la bourgeoise. Vous avez compris ?

— Méchante !… Méchante !… fis-je bêtement, frottant ma joue rouge et cuisante.

— C’est bien votre faute si je vous ai fait mal, reprit-elle un peu radoucie. Ça vous apprendra à me respecter.

Je sortis tout penaud et n’essayai plus de revenir à l’assaut de cette vertu trop farouche. J’eus d’ailleurs, à la suite de sa défense énergique, un réveil de conscience qui me montra combien ce serait de ma part une action mauvaise que de risquer par sot amour-propre, plus encore que pour quelques problématiques instants de satisfaction, de causer le malheur de sa vie. Je me sentis coupable et méprisable, et m’efforçai de mériter mon pardon en continuant de me montrer prévenant envers Suzanne sans jamais plus lui parler d’amour.

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À quelque temps de là, j’eus une nouvelle aventure galante qui tourna encore à mon désavantage. Il y avait dans un domaine voisin, à Toveny, une autre servante déjà vieille, aux allures indolentes et aux cheveux blond filasse, qu’on appelait la grosse Hélène. De la Billette même, j’avais entendu parler de cette fille qui passait pour très légère de mœurs. Ici, c’était bien autre chose. Au travail, entre hommes, on s’entretenait tous les jours d’elle. On rapportait, aux heures de fatigue, pour retrouver la gaîté, toutes les histoires scabreuses dont elle avait été l’héroïne.

— Elle n’en refuse que deux, disait le maître, celui qui ne veut pas et celui qui ne peut pas.

Je souhaitais fort la connaître mieux.

Or, un jour, comme nous étions en train de déjeuner, elle vint à Fontbonnet pour réclamer trois taureaux échappés du pâturage et égarés. Elle s’assit, point gêneuse, causa de tout avec assurance et répondit carrément aux blagues du maître et de ses garçons. Elle sortit en même temps que moi. Dehors, je pus lui parler seul à seule et j’en profitai pour lui servir quelques bêtises choisies parmi les plus raides que je connusse, lesquelles n’eurent pas l’air de la troubler le moins du monde ; je crois bien qu’au contraire ce fut moi qui rougis de ses réparties.

La connaissance me sembla suffisamment faite et, le diable me poussant, je m’en fus rôder le dimanche suivant autour de Toveny. Je me dissimulai dans un carré de maïs voisin de la cour et ne tardai pas à voir Hélène qui s’en revenait de traire. Elle porta à la maison sa cruche de lait et ressortit un moment après, transformée, ayant mis un bonnet blanc, un caraco propre, des sabots nouvellement noircis. Elle retourna à l’étable pour détacher les vaches qu’elle démarra hors de la cour. Cinq minutes plus tard, les bâtiments n’étant plus en vue, je me trouvais comme par hasard sur son passage, dans le chemin.

— Tiens, vous êtes par là ? fit-elle, l’air étonné.

— Oui, je me promène pour ma santé.

— Eh bien, si vous voulez venir m’aider à garder les vaches ?

— Je voulais vous le proposer.

Nous dévalâmes côte à côte par une rue ombreuse et solitaire jusqu’à un pré de bas-fond que bordait un petit taillis. J’étais un peu ému de me voir seul avec cette dispensatrice d’amour et je ruminais péniblement des phrases de circonstance que je ne parvenais pas à rendre viables. Elle jouait avec sa trique, gaie, très à l’aise, faisant tous les frais de la conversation. Je fus ennuyé de voir qu’il y avait à l’autre extrémité du pré une chaumière de journalier auprès de laquelle jouaient des enfants. Mais ma compagne proposa, comme devinant ma pensée :

— Tenez, si vous voulez, nous allons entrer dans le taillis cueillir des noisettes.

Je m’empressai d’accepter, et, quand nous y eûmes pénétré, bien que le cœur me battît fort, je me fis entreprenant : passant mon bras autour de la taille d’Hélène, je lui déclarai qu’il ferait bon se coucher au dessous de ces arceaux de verdure, sur le fin gazon. Elle répondit, ironique :

— Vous êtes fatigué ? Je vous préviens que, moi, je ne suis pas venue ici pour me coucher.

Puis ayant, par un demi-tour preste, échappé à mon étreinte, elle se mit à courber les branches de noisetier et à détacher les touffes de noisettes qu’elle glissait à mesure dans la poche de son tablier.

Je commençais à devenir perplexe. Cela m’étonnait qu’elle eût l’air de mettre des formes à une chose qui devait lui sembler très banale. J’avais la volonté d’agir, mais je repoussais d’instant en instant le début de l’action. J’observai que les noisetiers se faisaient rares.

― Allons dans le fond, nous en trouverons davantage, dit-elle.

Elle glissait au travers des branches avec une agilité qui avait de quoi surprendre, étant donné ses façons pesantes ; j’avais de la peine à la suivre. Nous marchions depuis quelques instants dans la voie frayée qui coupait en deux le taillis quand nous nous trouvâmes en face d’un homme à forte barbe noire, très grand et jeune encore. Elle ne parut pas surprise : j’eus l’intuition que j’étais joué. L’homme dit, mi-sérieux, mi-rieur :

― Tiens, vous avez donc pris un commis pour vous aider aux noisettes, Hélène ?

Je rougis comme une ingénue de quinze ans, comme rougissait la Suzanne de chez nous ; néanmoins, j’essayai de m’en tirer par une bravade.

— À deux, on fait toujours mieux, dis-je.

— Oui, mais à trois on fait moins bien, blanc bec !

Et le voilà qui me tombe dessus à coups de poing en ricanant.

— Tiens, attrape ça… tiens… Et puis ça encore… C’est pour t’apprendre à venir rôder où tu n’as pas affaire, gamin !…

En toute autre circonstance, je ne me serais certainement pas laissé rosser sans rien dire. Mais je fus tellement surpris que je n’eus pas l’idée de me défendre. Sans demander mon reste, je détalai comme un lièvre, poursuivi jusqu’au bout du taillis par les quolibets des deux autres.

Et je jurai, mais trop tard, qu’on ne me reprendrait plus auprès des jupes de la grosse Hélène.

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Mes équipées amoureuses de jeunesse se réduisent à peu de chose, comme on voit, et je n’ai pas le droit d’en être bien fier. Mais ça ne m’a pas empêché de faire le malin plus tard, comme tous les autres, de parler d’un air entendu de mes bons tours de l’époque où j’étais garçon, de dire même :

― Les femmes ne me manquaient pas, grand Dieu ! Je n’avais que l’embarras du choix !

À la vérité, ce fut mon épouse légitime qui eut les prémices de ma virilité…