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La Vie d’un simple/15

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Stock (p. 90-102).
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XV


J’eus, à dater de ce moment, passablement d’inquiétudes pour mon compte. Le bourg de Saint-Menoux était important ; il possédait au moins cinq auberges, dont l’une avait un billard, et une autre un jeu de boules ; on dansait à deux endroits les grands jours. Or, depuis que j’avais cessé de voir Thérèse, je m’étais débauché. Je sortais à peu près régulièrement un dimanche sur deux et, chaque fois, je demandais à mes parents une pièce de quarante sous. Quand ils faisaient. droit à ma demande, ils ne se dispensaient jamais de me faire une morale que j’écoutais tête baissée, sans répondre ; ou bien je disais carrément que j’entendais être récompensé de mon travail. Des fois, ils ne me donnaient que vingt sous et même rien du tout ; alors, furieux, je parlais d’aller me louer ailleurs.

Nous étions cinq ou six garçons de la classe prochaine à nous fréquenter et nous avions tous pris goût au jeu : nous faisions de longues parties de quilles ou de neuf trous. Il nous arrivait, les jours de gain, de boire force litres, de nous soûler et de rentrer tard. Dans ces moments il ne faisait pas bon venir nous chercher noise : nous n’étions pas d’accès facile, ni d’humeur à plaisanter. Ce fut ainsi qu’un beau dimanche nous nous prîmes de dispute avec ceux du bourg. Ceux du bourg, c’étaient les jeunes ouvriers des différents corps d’état : forgerons, tailleurs, menuisiers, maçons, etc. Il y avait entre eux et nous un vieux levain de haine chronique. Ils nous appelaient dédaigneusement les laboureux. Nous les dénommions, nous, les faiseux d’embarras, parce qu’ils avaient toujours l’air de se ficher du monde, qu’ils s’exprimaient en meilleur français, et qu’ils sortaient souvent en veste de drap, sans blouse. Ils avaient leur auberge attitrée comme nous avions la nôtre, et on ne s’aventurait guère les uns chez les autres sans qu’une dispute s’ensuivît. Ce jour-là, trois du bourg, ayant bu du vin blanc le matin, se trouvèrent être éméchés de suite après la messe. Ils vinrent pour jouer avec nous au jeu de neuf trous. L’un de notre groupe dit :

— Nous ne jouons pas avec les bourgeois, nous autres !

— Eh bien, firent-ils, nous voulons jouer avec les bounhoummes, nous ; aussi bien qu’eux nous avons de l’argent pour mettre nos enjeux.

J’étais à jeun et je restais un peu timide avec ces gas-là, qui, même sans avoir bu, avaient plus de blague que nous. Je dis néanmoins :

— Il ne faut pas que ça vous embête : les bounhoummes, les laboureux ont autant d’argent que vous pouvez en avoir.

J’avais bien trente sous !

Un de mes intimes, un grand, nommé Aubert, qui n’avait pas froid aux yeux, leur lança je ne sais plus quelle injure cinglante. Ils ripostèrent. Finalement, on en arriva à s’engueuler ferme de part et d’autre ; et, comme nous étions de beaucoup les plus nombreux, nous les chassâmes de la cour où était le jeu. La partie recommença après leur départ et notre groupe fut favorisé : Aubert gagna, moi aussi, un autre encore. Naturellement, nous nous mîmes à faire la noce. Vers huit heures du soir, quand nous eûmes mangé, le diable nous tenta d’aller dans l’auberge où ceux du bourg étaient réunis autour du billard. Notre entrée fit sensation. Il y eut un moment de silence pendant lequel nous nous observâmes mutuellement. Enfin, l’un de ceux que nous avions expulsés le matin, un petit cordonnier brun, prononça d’une voix forte :

— Les porchers ne sont pas admis ici !

— Répète voir, feignant, répète voir que j’sons des porchers ! dit Aubert en roulant des yeux furieux.

— Oui, oui, reprit l’autre, vous êtes des porchers, des pantes, des tas de sacrés bounhoummes !

Un de ses camarades, mettant la main devant son nez, lança :

— Misère ! ça sent la bouse de vache !

Et un troisième :

— Ce n’est pas étonnant ; ils se lavent les jambes une fois par an ; ils gardent une couche de bouse l’hiver pour se tenir chaud !

La partie de billard était interrompue : ils étaient dix à présent à nous regarder, à nous huer. Nous nous efforcions de faire bonne figure en leur renvoyant leurs insultes grossies le plus possible. Aubert, qui était fier de sa force, rageait :

— Venez donc le dire dehors, sacrés feignants que vous êtes, bourgeois manqués, arsouilles !

L’aubergiste intervint, nous supplia de ne pas nous battre, puis nous invita à sortir, nous, campagnards, derniers arrivants. Mais cela ne faisait pas notre affaire.

— Nous avons le droit d’être là aussi bien qu’eux, je suppose ! dit l’un de nous que nous approuvâmes tous.

Cependant, avec des ménagements, le bistro nous poussait dehors peu à peu. Les autres s’avancèrent :

— À la porte ! firent-ils. À la porte !

Et, sans nous frapper, il nous bousculèrent…

— Ah, c’est comme ça ! fit Aubert. Eh bien, vous allez voir !

En même temps il assénait un grand coup de poing sur la tête du petit cordonnier brun qui, dans le clan opposé, se démenait le plus.

Ce fut le signal d’une mêlée générale. Les coups de poing, les coups de pied pleuvaient, en même temps que continuaient les insultes. Et l’aubergiste nous poussait tous dehors, amis et ennemis, avec une douceur obstinée. Quand les derniers furent à proximité du seuil, il ferma la porte si brusquement que deux ou trois dégringolèrent. Dans la rue, que balayait un vent glacial précurseur de la neige, la lutte continuait furieuse : on entendait :

― Tiens, attrape ça, bounhoumme !

― V’là pour toi, bouif !

― Cochon ! il m’a cassé deux dents !

― Le nez me saigne, laisse-moi ! me dit un maçon à qui je venais d’appliquer un formidable gnon.

Aubert serrait à l’étouffer un ouvrier maréchal qui, impuissant, le mordait au bras et à la figure ; un charron vint délivrer le maréchal et, combinant leurs efforts, ils renversèrent mon grand copain. Lui, au paroxysme de la colère, sortit son couteau, en porta un coup sur la main de l’un, laboura la joue de l’autre. Il y eut des cris de fureur :

— Un bounhoumme qui se sert de son couteau !

— Oui, fit Aubert relevé, nu-tête, la blouse rejetée en arrière, les yeux hors de l’orbite, les dents grinçantes, la main levée brandissant le couteau saignant : si d’autres ont envie d’en avoir autant, qu’ils s’approchent !

Le garde-champêtre arrivait, et des curieux avec des lanternes.

— Voyez, il y en a un qui saigne comme un bœuf !

— Tas de sauvages ! Est-ce possible de s’abîmer comme ça.

Des hommes séparèrent ceux de nous qui luttaient encore et nous retinrent éloignés : car nous étions tellement furieux tous que nous continuions à nous invectiver et que nous voulions de nouveau nous précipiter les uns sur les autres. Le garde-champêtre prit nos noms. On soigna les blessés. Nos antagonistes furent tous emmenés par leurs parents ou leurs patrons. Le père du maréchal qui avait reçu le coup de couteau à la joue cria, en s’éloignant :

— On va laisser les laboureux tranquilles ; ils se battront ensemble s’ils veulent.

— Les laboureux vous valent bien ! hurla Aubert.

Et il voulut courir sus à leur groupe. Notre aubergiste habituel et quelques autres personnes qui l’accompagnaient nous prêchèrent la modération. Je n’étais moi-même ni ivre, ni encoléré au point de ne plus rien comprendre. Je dis :

― C’est bien assez, Aubert, il vaut mieux s’en aller…

Et nous partîmes, en effet, pas très loin, à vrai dire : car l’idée nous vint d’entrer chez notre aubergiste pour boire un café froid, histoire de calmer notre excitation.

Les quelques consommateurs qui se trouvaient là s’entretenaient de la rixe :

— Ils en sauront long : il y a des coups de couteau.

— Ça sera peut-être de la prison !

— Rien d’impossible.

Aubert, toujours très énervé, donnait de grands coups de poing sur la table, disant qu’il se foutait de la justice :

— S’il faut aller en prison, on ira, voilà tout. Et ça ne m’empêchera pas de me battre encore quand on m’insultera. Ce que je ne veux pas, c’est passer pour feignant, non, jamais ! Les gas du bourg voulaient nous flanquer une trifouillée : eh bien, c’est eux qui la tiennent… Ils ne pourront pas dire que les laboureux sont des lâches !

Nous nous entendions tous pour déclarer que nous ne regrettions rien, que, d’ailleurs, toutes les bonnes raisons étaient de notre côté. Au fond, nous n’en étions pas moins très inquiets.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, les gendarmes de Souvigny vinrent à la Billette pour m’interroger. Mes petits neveux, qui jouaient dans la cour, furent les premiers à les voir.

— Les gendarmes ! firent-ils d’un ton d’effroi, les gendarmes !

Ils vinrent se réfugier dans la grange où nous battions au fléau, mes frères et moi ; ils se blottirent derrière un tas de paille et n’en bougèrent plus.

Mes parents ne furent qu’à demi-surpris, car ils avaient vu le matin mes vêtements souillés, ma figure noire de coups ; et j’avais dû avouer que je m’étais trouvé mêlé à une dispute.

Les gendarmes m’interrogèrent sommairement et m’enjoignirent de me rendre au bourg de Saint-Menoux le lendemain à midi.

À l’heure dite, nous nous trouvâmes réunis tous, artisans et campagnards, sur le lieu de la lutte. Le maréchal frappé par Aubert avait un bandeau sur la joue ; un autre avait le bras en écharpe ; plusieurs boitaient ; des gnons, des bleus, des meurtrissures se voyaient encore comme de convaincantes, sinon glorieuses cicatrices, sur tous les visages. Deux gendarmes arrivèrent bientôt, dont l’un avait des galons blancs sur le bras : c’était le maréchal-des-logis, chef de la brigade de Souvigny. Ce fut lui qui mena l’enquête. Ses traits accentués, son air froid, sa longue moustache noire et sa barbiche le faisaient paraître sérieux et méchant. Il se fit expliquer par l’aubergiste dans quelles conditions la rixe s’était engagée ; puis il questionna le garde-champêtre ; puis enfin il nous interrogea séparément, en commençant par les blessés. Sur un grand carnet il crayonnait à mesure les réponses. Ah ! notre morgue du dimanche était loin ! Nous nous regardions, amis et ennemis, sans haine ; nos yeux baissés, nos physionomies atterrées disaient seulement combien nous regrettions cette bêtise aux si vilaines suites. Je remarquai qu’Aubert était le plus pitoyable de tous. Comme il était le seul à s’être servi d’un couteau, le maréchal-des-logis l’interrogea plus longuement ; mais le malheureux, affalé, livide, tremblait si fort qu’il se trouvait dans l’impossibilité de répondre autrement que par monosyllabes. Les plus malins lorsqu’ils ont un verre dans le nez sont presque toujours les plus lâches, les plus couards aux heures difficiles.

Je dois dire que ceux du bourg firent meilleure impression que nous à l’interrogatoire : ils s’exprimaient mieux et avec plus de facilité, étaient moins impressionnés. Et il en fut de même au jour du jugement. Les campagnards, habitués à travailler solitairement en pleine nature, font toujours mauvaise figure en présence de gens qui ne sont pas de leur milieu.

On peut croire qu’après cela j’eus de tristes jours à passer chez nous. Ce furent des reproches à n’en plus finir sur les ennuis, les frais, le déshonneur que j’allais causer.

— Ce n’est pas une petite affaire, Seigneur de Dieu, disait ma mère, tu vas peut-être faire de la prison ! Tu seras marqué sur le papier rouge ! Qu’on est donc malheureux d’avoir des enfants qui vous fassent faire tant de bile.

Mon père se lamentait presque autant ; les autres montraient aussi de l’inquiétude ; et, certes, je n’étais guère tranquille moi-même.

Quand M. Boutry eut connaissance de l’affaire, il vint chaque jour me faire la morale, disant que c’était indigne d’un siècle de civilisation de voir se battre ainsi, sans motif, des jeunes gens d’une même commune.

— Vous avez agi en sauvages, en barbares ! concluait-il.

Il intervint néanmoins auprès du maréchal des logis et auprès du maire ; puis, voyant qu’il était impossible de nous éviter le tribunal, il s’occupa de nous chercher un avocat, le même pour tous les belligérants.

— Ce procès, me dit-il un jour, doit non seulement vous servir de leçon, mais il doit encore être le prétexte d’une réconciliation générale et durable.

Il n’était guère prophète, ce bon M. Boutry : soixante années ont passé depuis, et l’antagonisme dure encore, à Saint-Menoux et ailleurs, entre les garçons du village et ceux des fermes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le jour du jugement, nous nous rendîmes à Moulins à pied, en deux groupes, à une demi-heure d’intervalle : ceux du bourg les premiers, nous ensuite. Il me souvient que je fus bien étonné en passant sur le pont de l’Allier. Je n’avais jamais vu que l’étroite Burge de Bourbon et les tout petits ruisseaux de nos prés : il ne me semblait pas qu’il pût y avoir des rivières aussi larges. Ceux de mes compagnons qui venaient au chef-lieu pour la première fois partagèrent, d’ailleurs, mon étonnement

En ville, nous nous trouvâmes vite embarrassés. Nous allions lentement, regardant les étalages, en badauds qui n’ont jamais rien vu. Il avait plu le jour précédent et le temps menaçait encore ; nos sabots glissaient sur les trottoirs humides. J’avais conscience que, pour les gens de la ville, nous devions former un groupe ridicule. En effet, les employés de bureau et les demoiselles de magasin qui s’en revenaient de travailler nous jetaient des regards curieux, nuancés d’ironie.

Un homme chargeait sur un tombereau des tas de boue ; je me hasardai à lui demander s’il connaissait l’endroit où l’on juge.

— Le tribunal ? fit-il, un peu étonné, c’est rue de Paris, un grand bâtiment en briques rouges avec une cour au milieu. Vous en êtes encore loin ; il vous faut aller d’abord jusqu’à la place d’Allier et là vous demanderez de nouveau.

Il nous indiqua le chemin pour arriver à cette place d’Allier que nous ne fûmes pas longtemps à trouver. Comme nous cherchions quelqu’un à qui nous adresser pour nous renseigner de nouveau, nous aperçûmes un autre groupe en contemplation devant l’entrée d’un grand bazar : c’étaient nos compatriotes ennemis, les gas du bourg. Ma foi, on était là hors de son atmosphère habituelle, on n’était plus chez soi ; on n’était plus soi ; la rancune persistante s’en trouva très atténuée. Ils se tournèrent de notre côté : nous échangeâmes des sourires.

— Eh bien, on y va ?

Le petit cordonnier brun répondit :

— Nous vous attendions… seulement, on commençait à craindre que vous n’ayez mangé le mot d’ordre.

Nous nous dirigeâmes de compagnie vers le grand bâtiment de briques rouges. On nous fit entrer dans une salle carrée, blanchie à la chaux et garnie de bancs, où il nous fallut attendre une grande heure et demie en compagnie de six roulants et de trois braconniers. Notre tour vint enfin, après tous les autres, et nous pénétrâmes à la file dans la salle du tribunal. Dans le fond, sur une sorte d’estrade élevée, trois hommes, en robe noire, étaient assis. Au mur, derrière eux, un grand Christ de plâtre trônait, les dominant. L’homme du milieu nous interrogea ; c’était un gros rougeaud à figure rasée dont les yeux clignotaient derrière des lunettes. Nous avions tous des allures de bêtes prises au piège ; nous lui répondîmes d’un ton si humblement plaintif qu’il dut se demander si nous étions bien les mêmes fous furieux qui s’étaient tant cognés quinze jours auparavant. Après que l’interrogatoire fut terminé, se leva un autre homme en robe, un jeune avec des favoris noirs, qui siégeait sur une petite estrade placée à gauche de celle des juges et un peu en avant ; il flétrit notre abominable conduite, prétendit que nous étions des crapules, des brigands, — il traita même Aubert d’assassin, — et conseilla au tribunal de ne pas hésiter à nous appliquer toutes les rigueurs du Code : ce serait d’un excellent exemple. Mais ce fut après le tour de notre avocat, un petit barbu qui avait l’air de se ficher du monde. Il traita de gaminerie sans conséquence notre lutte épique, dit que nous étions tous d’excellents garçons, d’inoffensifs petits jeunes gens dont le seul tort avait été de boire un verre de trop certain jour, et il supplia les trois hommes du fond de ne pas nous mettre en prison. Il eut gain de cause : en raison des coups de couteau, Aubert fut condamné à vingt-cinq francs d’amende ; tous les autres à seize francs.

Étant sortis, nous allâmes manger tous ensemble dans un caboulot de la place du Marché, après quoi nous nous mêmes en route pour l’étape de retour, qui se passa bien, sauf que plusieurs avaient les pieds écorchés et que tout le monde était très fatigué. Le petit cordonnier essaya pourtant, à différentes reprises, de se payer nos têtes ; mais ses amis n’eurent pas l’air de le soutenir et les rapports restèrent cordiaux entre les deux groupes réunis.

On fut bien content chez nous de ce que je n’avais pas de prison ; néanmoins, la solde de l’amende et des frais parut énorme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le tirage au sort approchait : mes parents m’appelèrent à part un beau jour pour m’annoncer que je n’avais pas à compter sur un remplaçant. Ils me détaillèrent leurs raisons ; le déménagement, la mort de ma grand’mère avaient causé des dépenses considérables ; mes frères avaient sept enfants à eux deux, ce qui augmentait les charges de la maisonnée ; la canaillerie de Fauconnet avait causé bien du tort ; je faisais depuis longtemps de grands frais d’auberge ; et, enfin, ce maudit procès était survenu qui coûtait cher. À cause de tout cela, il ne leur avait pas été possible de réunir les cinq cents francs nécessaires pour m’assurer au marchand d’hommes ou à la cagnotte mutuelle qui existait à Saint-Menoux[1]. Cette révélation m’abasourdit, car j’avais toujours compté, malgré tout, jouir du même régime que mes frères. J’eus une explosion de fureur et je dis carrément que, si la chance me favorisait au tirage, je ne resterais pas longtemps à la maison. Mes parents, tout confus, ne cherchèrent pas à modérer mon mécontentement.

J’eus le numéro 68 ; et fus sauvé on ne prit que jusqu’à 59. Je passai encore à la Billette le reste de l’hiver et tout le printemps. Mais, quand arriva l’époque de la Saint-Jean, j’annonçai officiellement que j’allais me louer.

— Ce n’est pas vrai que tu veux t’en aller, Tiennon ? fit ma mère très inquiète.

— Qu’irais-tu faire ailleurs, du moment qu’il y a ici de quoi t’occuper ? ajouta mon père.

— C’est bien que vous comptiez pouvoir vous passer de moi, puisque vous vouliez me laisser partir, répondis-je malignement. J’ai passé toute ma jeunesse à travailler pour rien : il est temps que je travaille pour gagner de l’argent.

Ma mère reprit :

— Quand il te faudra t’entretenir sur ton gage, je t’assure que tu n’auras guère de reste. Tu n’auras pas autant pour t’amuser que nous te donnions ici.

Tous me supplièrent de rester : mon parrain, le Louis, mes belles-sœurs, et jusqu’à cette pauvre innocente de Marinette qui m’aimait beaucoup. Les petits mêmes se cramponnaient à moi.

— Tonton, ne t’en va pas ! Dis, ne t’en va pas, je t’en prie !

Je faillis pleurer en dénouant l’étreinte de leurs petites menottes, mais je demeurai inflexible.

À vrai dire, il y avait pour me faire partir un motif autre que l’injustice obligée de mes parents. Je comprenais que bientôt, quand les petits auraient grandi, nous serions trop nombreux pour ne former qu’une maisonnée. Forcément, il faudrait alors que je gagne ma vie ailleurs. Je préférais commencer plus jeune.

J’allai donc à la foire de Souvigny, avec un épi de froment sur mon chapeau. Je me louai à l’année dans un domaine d’Autry, à Fontbonnet, pour la somme de quatre-vingt-dix-francs. C’était, à l’époque, le prix des bons domestiques.

Le matin de Saint-Jean, je fis un ballot de mes effets, je pris ma faucille et ma faux, et quittai pour jamais le toit familial, un peu ému d’avoir entendu sangloter ma mère et d’avoir vu mon père pleurer silencieusement.

  1. Dans les gros villages les parents des conscrits versaient préalablement une somme convenue qui servait à acheter des remplaçants à ceux que le sort désignait pour partir.