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La Vie d’un simple/21

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Stock (p. 126-132).
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XXI


Victoire, enceinte une seconde fois, me donna une petite fille. Heureusement, les affaires n’allaient pas trop mal. Le père Giraud était intégralement remboursé, je payais régulièrement mon fermage et j’avais quelques pièces de cent sous devant moi. Mais ce succès ne m’empêchait pas de travailler, bien loin de là ; au contraire, il me donnait du contentement, partant, du courage. Je continuais, quand cela m’était possible, d’aller besogner hors de ma locaterie. J’avais trouvé pour la mauvaise saison un emploi stable et assuré ; c’était à la carrière du Pied de Fourche, derrière l’église, à l’est de la ville ; j’y cassais de la pierre pour le compte d’un entrepreneur qui faisait des routes. J’étais à la tâche, ce qui me permettait de venir à ma convenance, quand j’avais fini mon pansage du matin, et de rentrer à temps pour celui du soir. Au printemps, j’apportais à manger et restais plus tard.

Nous étions parfois jusqu’à vingt casseurs à la file, travaillant chacun à l’abri d’une claie de paille, agenouillés sur un tabouret de chiffons. De notre chantier, nous dominions toute la ville : (seules, les vieilles tours du château, sur la colline opposée, nous faisaient pendant) ; les toits des plus hautes maisons étaient plus bas que nous ; la grande rue surtout nous semblait être un précipice et nous étions tentés de plaindre ses habitants qui devaient manquer d’air. À vrai dire, si nous avions, nous, la faculté de respirer à l’aise, de nous sentir caressés par les souffles sains de la campagne et de la forêt, nous méritions bien d’être plaints aussi, car c’est un travail peu récréatif que de casser la pierre. D’être toujours inertes et pliées, nos jambes s’ankylosaient ; et nos mains s’écorchaient au contact des trop petits manches de houx de nos masses. Souvent la lassitude nous gagnait, et l’ennui…

Mon voisin de droite prisait et, quand nous nous trouvions rapprochés, il me lançait sa tabatière dans laquelle je prenais de toutes petites pincées, histoire de faire comme les autres, de m’éclaircir le cerveau en éternuant. Mais, peu à peu, je pris goût au tabac et j’en vins à me procurer une queue de rat que je fis garnir ; Victoire se fâcha, disant que nous n’étions pas riches au point qu’il soit nécessaire que je m’entre de l’argent dans le nez, et puis, d’ailleurs, que c’était dégoûtant. Mais ses observations furent vaines : ma passion naissante était déjà trop forte.

Et le tabac n’était pas tout. Ce travail à proximité de la ville m’entraînait à d’autres dépenses que je cachais soigneusement à ma femme. Pour me rendre au chantier, il me fallait passer devant la porte de l’entrepreneur qui tenait un caboulot tout près. Quand, par hasard, il me voyait arriver le matin, il ne manquait pas de m’appeler :

— Eh ! Tiennon, viens donc « tuer le ver »…

« Tuer le ver », c’était boire une goutte d’eau-de-vie. Il offrait sa tournée, je ne pouvais moins faire que d’offrir la mienne : c’était deux gouttes bues et quatre sous dépensés.

Quand nous mangions, nouvelle attaque : il y avait toujours un de mes compagnons qui disait :

— Sacré bon sang, que le pain est sec ! Si l’on misait pour avoir un litre ?

En mettant trois sous chacun, ça nous faisait un litre à quatre. Ce verre de vin ne pouvait que nous faire du bien, c’est certain ; mais trois sous ça se connaît sur une journée de quinze à vingt sous !

Les jours de paie, il fallait encore boire. Je n’avais pas le courage de refuser dans la crainte de passer pour « chien » et de me faire remarquer, mais ces dépenses anormales m’inquiétaient ; de plus, Victorine, en dépit de mes précautions, avait fini par avoir vent de la chose et je m’apercevais que c’était loin de lui aller.

Je compris alors que c’est une vraie calamité pour les ouvriers des bourgs et des villes que d’avoir trop d’occasions. Quoique gagnant plus que nous, ils ne sont pas plus riches, car, insensiblement, ils en viennent à trouver naturel de dépenser tous les jours une petite somme à l’auberge, ce qui va loin en fin de compte. Ils sont plus à plaindre qu’à blâmer. Je sentais qu’à leur place je n’eusse pas agi différemment. Mais je résolus de fuir la contagion, de chercher du travail ailleurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est ainsi que, dans l’hiver de 1850, je pris à défricher, du côté de César[1], une portion d’un champ broussailleux qu’on mettait en culture. Là, c’était la vraie campagne ; je gagnais peut-être un peu moins qu’à la carrière, mais j’avais finalement plus de bénéfice, car ma seule débauche était de puiser quelquefois dans ma tabatière.

À ce chantier, il m’arriva d’être dupe de ma crédulité. Un jour de mars que le soleil brillait, très chaud déjà, je trouvai dans des racines de genêts une vipère qui s’éveillait de sa léthargie hivernale. Je n’avais plus, comme étant gamin, une crainte exagérée des reptiles ; je la regardai donc un instant s’agiter, puis je hélai M. Raynaud, un boulanger de la ville, qui se trouvait là en train de faire mettre en fagots des débris d’épines et de genévriers qu’il avait achetés pour son four.

― Venez voir une belle vipère, monsieur Raynaud, elle est déjà à moitié désengourdie.

Le boulanger s’approcha, l’examina.

— Diable, pas rien qu’à moitié ; elle se tortille joliment…

Après qu’il l’eut contemplée à loisir, il reprit, d’un ton mi-sérieux, mi-narquois :

— Vous devriez la porter toute vivante au pharmacien : il vous la paierait au moins cent sous.

— Vous vous fichez de moi, monsieur Raynaud ?

— Ma foi non ! Je vous assure que les pharmaciens s’en servent pour leurs drogues et qu’ils achètent toutes celles qu’on leur porte.

Les fagoteurs s’étaient approchés : je jetais des regards questionneurs sur leur groupe.

— Monsieur Raynaud a raison, dit l’un ; je crois bien que ça s’achète, en effet.

— Moi, c’est la première fois que je l’entends dire, reprit un autre.

— Moi aussi, fis-je.

— Eh bien, essayez, reprit le boulanger ; portez-la-lui vivante et vous verrez qu’il vous la paiera cent sous et peut-être plus.

— C’est qu’elle n’est pas commode à porter vivante…

Il jeta un regard circulaire aux alentours, vit le bidon qui contenait la soupe de mon goûter.

— Mettez-la donc dans votre gamelle.

— C’est une idée : si j’étais certain de la vendre cent sous, je l’emporterais dedans, quitte à en acheter une neuve.

Pour achever de me décider, M. Raynaud affirma une troisième fois.

— Quand je vous dis que c’est la vérité !

Il n’était pas encore l’heure du goûter ; néanmoins, je mangeai ma soupe à la hâte, sans même prendre le temps de la faire chauffer ; puis, à l’aide d’un bâton de noisetier fendu, je saisis le reptile et le glissai, non sans peine, dans le bidon vide que je recouvris aussitôt de son couvercle. Le boulanger, les fagoteurs me regardaient faire en ricanant.

— Mon vieux, vous paierez à boire, dit en s’éloignant M. Raynaud, je vous ai fait gagner votre journée. Surtout, dites bien au pharmacien que vous venez de ma part.

Tout joyeux de l’aubaine, je quittai le chantier plus tôt qu’à l’ordinaire et passai chez nous pour mettre des effets propres. Ma femme, à qui je contai l’aventure, se mit à pousser les hauts cris.

— Sors-moi bien vite ça de la maison ! Une mauvaise bête… ; si elle allait soulever le couvercle, se glisser sous les meubles !…

Elle ajouta :

― On t’a fait croire des bêtises, imbécile ! Tu en seras pour la peine d’acheter un bidon neuf, encore vingt-cinq ou trente sous. Je ne veux plus revoir celui-ci, tu m’entends bien ? Jette-le dans un fossé, fais-en ce que tu voudras, mais ne le rapporte pas.

Mon nez s’allongeait : je commençais à craindre que la bourgeoise n’eût raison. J’affectais pourtant d’avoir l’absolue certitude de revenir avec ma pièce de cent sous. Et, délibérément, je me rendis chez le pharmacien.

— Bonsoir, monsieur Bardet.

— Bonsoir, mon ami, bonsoir. Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?

― Monsieur Bardet, on m’a dit que vous achetiez les vipères vivantes ; — c’est M. Raynaud, le boulanger, qui m’a dit ça : — j’en ai trouvé une au déchiffre et je vous l’apporte.

― Mais oui, je les achète : M. Raynaud ne vous a pas menti.

Il apporta un grand bocal bleu.

― Tenez, il y en a trois ici ; la vôtre, que je vais mettre avec, fera la quatrième. Et si vous en trouvez d’autres, apportez-les-moi ; je vous les prendrai toutes à cinq sous la pièce.

J’eus un mouvement involontaire et me sentis devenir blême.

― Combien, monsieur Bardet ?

― Cinq sous.

M. Raynaud m’avait dit cent sous…

Le pharmacien sourit dans sa barbe grise :

― Raynaud est un peu farceur, vous ne le saviez donc pas ? C’est cent sous les vingt qu’il a voulu dire.

― Je me suis laissé jouer… Il va me falloir un autre bidon ; j’aurai de la perte. Ah ! bien, vous pouvez croire que je regrette de vous l’avoir apportée !…

M. Bardet parut ému de me voir si dépité.

— Qu’est-ce que vous voulez, ça vous apprendra qu’il ne faut pas tout croire. Mais ne vous faites pas d’illusions : votre bidon n’est pas sale. Tenez, je vais vous donner une solution pour le désinfecter, un peu de cette poudre blanche que vous ferez dissoudre dans un litre d’eau bouillante. Après l’avoir nettoyé avec ce liquide vous pourrez vous en servir en toute sécurité ; il sera aussi propre qu’avant.

La poudre valait trois sous ; j’eus dix centimes à empocher. Mais j’avais compté sans Victoire qui jura que le bidon ne servirait plus, menaça de le briser elle-même au lieu de le nettoyer. Il me fallut retourner en ville le soir chez le quincailler où j’en achetai un du plus bas prix : vingt-cinq sous. Il était loin de valoir l’ancien.

J’ai souvent fait rire le monde à mes dépens en racontant cette aventure que je me plus à agrémenter par la suite d’épisodes inexistants destinés à la rendre plus comique encore. Mais j’en voulus ferme au boulanger Raynaud, d’autant plus qu’il jugea bon de se payer de nouveau ma tête quand il me retrouva.

— Eh bien, Bertin, cette vipère ?

— Eh bien, monsieur Raynaud, je ne suis pas prêt de vous croire. Vous êtes un rude menteur !

— Quoi, le pharmacien n’en a pas voulu ?

— Si, seulement au lieu de cent sous, c’est cinq sous qu’il me l’a payée.

— Cinq sous… Eh bien, oui, c’est le prix que je vous avais indiqué ; vous aviez mal compris.

Et il s’éloigna en riant.

  1. Hameau de la commune de Bourbon ainsi nommé parce que César, dit-on, eut son camp, au moment de la conquête des Gaules, sur le plateau où il est bâti.