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La Vie d’un simple/22

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Stock (p. 133-137).
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XXII


De temps à autre, je revoyais Fauconnet dont les cheveux blanchissaient et dont la figure glabre, à présent ridée et constamment grimaçante, avait une expression hideuse. Quand il traversait les Craux, allant à Meillers, il lui arrivait de s’arrêter pour me parler : et je faisais l’aimable en dépit du mépris qu’il m’inspirait.

Il arriva qu’une fois, son domestique étant tombé malade, il vint me chercher pour le remplacer. C’était après les moissons, en août ; je n’avais pas grand’chose à faire dans ma locature : j’acceptai. Quand on est pauvre il faut bien aller travailler où l’on trouve, même chez les employeurs que l’on considère comme des canailles.

Je vis de près, dans l’intimité quotidienne, ce fermier enrichi qui était à la veille de devenir gros propriétaire terrien. Chez lui, il était grossier, original, maussade et grognon. Il promenait son désœuvrement de la cuisine à l’étable et de l’étable au jardin, l’allure débraillée, fumant sa pipe, bâillant, ne se mêlant d’aucune besogne. J’ai pu apprécier, pendant mon séjour dans cette maison, les tristes côtés de l’oisiveté qui n’est vraiment pas enviable. Le travail est souvent pénible, douloureux, accablant, mais il est toujours passionnant et, à cause de cela, il est encore contre l’ennui le meilleur des dérivatifs. Fauconnet s’ennuyait d’une façon atroce. Il était toujours en bisbille avec sa femme et la bonne, auxquelles il faisait, d’un ton rogue, des observations ou des reproches injustifiés. Des fois, il se versait de grandes rasades d’eau-de-vie, cherchant dans l’excitation de l’alcool un remède à sa mauvaise humeur, à son désœuvrement. Avec moi, il se montrait d’assez bonne composition ; il lui arrivait de m’appeler le matin à la cuisine pour me faire boire la goutte. Par contre, aux repas, il ne me donnait jamais de vin, prétendant que les ouvriers ne doivent pas s’habituer à ça.

Il se transfigurait lorsqu’il allait en route. Il était fier de ses chevaux qui marchaient vite ; il exigeait qu’ils fussent soigneusement pansés, que les voitures soient toujours très propres et que les harnais brillent. Une fois en selle ou en voiture, il devenait l’homme public, Fauconnet le fermier riche, conscient de sa puissance. Il s’en allait aux foires où il se sentait regardé, envié, respecté des marchands, salué bas par les travailleurs. Ou bien il s’en allait dans ses domaines pour donner des ordres, combiner les ventes prochaines ou serrer de près quelques jeunes métayères point trop farouches qui, au maître, n’osaient rien refuser, quoi qu’il fût vieux et plus que laid. Jamais il ne passait, sans sortir, la journée entière.

Une seule fois, je le vis chez lui très gai : ce fut le dimanche de l’ouverture de la chasse. Il avait invité à déjeuner cinq ou six de ses amis avec lesquels il avait chassé le matin, sans compter son fils aîné, le docteur, qui venait de s’établir à Bourbon. Ce fut une ripaille à tout casser, une vraie débauche. J’étais chargé du service de la table que je fis assez maladroitement, car c’était pour moi une nouveauté ; mais ma maladresse même fut utile, puisqu’elle prêta aux convives l’occasion de rire. Or, ils ne cherchaient que cela : les occasions de rire. Après qu’ils eurent bu et mangé ferme, ils se racontèrent mutuellement des histoires scabreuses, des récits d’orgie et d’amour de fraude. Ils parlaient aussi de leurs métayers dont ils raillaient la bêtise et la soumission, et de leurs propriétaires à qui ils se flattaient de faire avaler d’invraisemblables bourdes. Je compris qu’ils se considéraient comme des gens très supérieurs, dominant le reste de l’humanité de toute la pesanteur de leurs gros ventres, de toute la largeur de leurs faces rubicondes. Seul, le jeune docteur ne paraissait guère s’amuser. Il avait en ville, à côté de l’établissement thermal, son logement particulier, et il fréquentait peu la maison paternelle. Ses deux frères n’y faisaient plus, de leur côté, que de rares et courtes apparitions.

— Ils n’ont pas les habitudes du père ; ce n’est plus le même genre, m’avait dit la servante.

J’en conclus qu’eux aussi, probablement, se jugeaient des hommes supérieurs, supérieurs à ce fermier campagnard qu’était leur père, et à ses amis, qu’ils méprisaient beaucoup sans nul doute. Il n’est pas d’hommes tellement supérieurs qu’ils ne soient à l’abri de la qualification « d’imbéciles » que leur appliquent d’autres hommes plus supérieurs encore. Il y a là de quoi consoler ceux qui ne sont pas supérieurs du tout.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand le domestique fut en état de reprendre son service, comme il me restait la libre disposition de quelques jours, Fauconnet me garda pour battre à la machine dans ses domaines de Bourbon. C’était, dans la région, le début des machines à battre ; les fermiers, après une assez longue période d’hésitation, venaient enfin de se décider à les adopter. Ils continuaient à fournir un tiers du personnel, comme au temps du fléau. (Ils se sont libérés depuis de cette obligation trop coûteuse et laissent à présent aux métayers toute la charge de la main-d’œuvre.)

On commença de battre au domaine de la Chapelle, sur la route de Saint-Plaisir. Nous étions tous bien novices et un peu effrayés de travailler autour de ce monstre dont les roues tournaient si vite. Mais les rôles étaient bien moins durs qu’à présent, en raison de l’allure très modérée qu’observaient les mécaniciens : on ne fut pas long à se familiariser.

Les plus embarrassées furent les femmes qui jamais ne s’étaient vues tant de monde à nourrir. Maintenant elles en ont pris l’habitude ; elles achètent des masses de viande, font, dans de grandes marmites, la soupe pour tout le monde, et, dans d’énormes terrines, des ratatouilles à proportion. Mais trop pauvres étaient les ménagères d’il y a cinquante ans pour songer à cela. Et pourtant la cuisine ordinaire leur semblait peu digne d’être servie à des étrangers ; elles durent se concerter, — celles au moins des trois domaines dont Fauconnet était le maître, — et voilà ce qui advint :

À la Chapelle, au repas du matin, on nous servit de la galette et du tourton. J’ai toujours bien aimé nos pâtisseries de campagne ; celles-ci étaient fraîches et meilleures qu’il n’est d’usage ; je puis donc dire que je me régalai. Mais au repas du milieu du jour il n’y eut encore que de la galette et du tourton, et le soir il en fut de même. D’un repas à l’autre je trouvais ça moins bon ; mon appétit diminuait, et tous mes compagnons étaient dans le même cas. Je crus qu’il y aurait du nouveau le lendemain, qu’on nous ferait de la soupe, des haricots, quelque chose, quoi ! Mais il fallut déchanter. En arrivant le matin, je remarquai que le feu flambait au four et je vis un nouveau stock de galettes et de tourtons qu’on se préparait à cuire. Aux trois repas de ce jour-là, on ne nous servit encore rien autre chose. En raison de la chaleur et de la poussière, on était toujours assoiffé et il arriva que l’on prit en dégoût ces pâtisseries lourdes qui achevaient d’altérer. Les estomacs lassés se montraient rebelles. Je ne mangeai presque rien au goûter ; je partis le soir sans me mettre à table, et bien d’autres firent comme moi. Comme nous changions de ferme le jour d’après, je crus que l’obsession allait cesser : il n’en fut rien ! Les pâtisseries régnaient de plus belle ; il y eût pâté le matin et galette à midi. C’était trop : tout le monde réclama du lait, même vieux, même écrémé, du lait n’importe comment. La bourgeoise consentit à faire le tour de la table avec sa terrine, mais il était facile de voir qu’elle n’était pas à l’aise ; cela ne lui semblait pas honorable de nous servir ce lait qui était une nourriture commune. Il eut tellement de succès pourtant qu’il en fallut trois terrines pour contenter tout le monde. Mais la métayère ne voulut pas en tirer de leçon au repas suivant, la table se trouva garnie comme de coutume des inévitables galettes et des inévitables tourtons. Je ne mangeais plus rien du tout ; je sentis que j’allais tomber malade tout à fait. Alors j’allai trouver Fauconnet et lui dis qu’il ne m’était pas possible de suivre plus longtemps la machine.

Les aliments de chez nous, la soupe à l’oignon, le pain de seigle et le fromage de vache, me semblèrent meilleurs après cette aventure…