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La Vie d’un simple/24

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Stock (p. 143-146).
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XXIV


Certain jour de foire de Bourbon, pour le carnaval de 1853, mon beau-père me tira à part sur la place de la Mairie, où je causais avec d’autres, pour me dire qu’il était à même de me faire entrer comme métayer dans un domaine de Franchesse, sa commune d’origine : il connaissait particulièrement le régisseur qui était son ami d’enfance.

J’y songeais un peu, à prendre un domaine, car je comprenais qu’en restant là il me faudrait louer mes enfants dès qu’ils seraient en âge de pouvoir garder les bêtes ; et cette éventualité m’était pénible. J’aurais pourtant préféré attendre encore quelques années, mais, après réflexion, je jugeai plus sage de ne pas rater cette occasion.

Le dimanche suivant, nous nous en fûmes donc, le père Giraud et moi, voir la ferme en question. Elle était située entre Bourbon et Franchesse, à deux cents mètres du chemin qui reliait les deux communes, et s’appelait « la Creuserie ». Elle dépendait de la propriété de M. Gorlier, dit « de la Buffère », du nom d’un château tout voisin qu’il habitait pendant l’été. La propriété comprenait cinq autres fermes : Baluftière, Praulière, le Plat-Mizot, la Jarry d’en haut et la Jarry d’en bas, une locaterie qui s’appelait les Fouinats, et la maison du régisseur à proximité du château.

Le régisseur s’appelait M. Parent. C’était un homme de taille moyenne, avec une très grosse tête, qu’encadrait un collier de barbe grisonnante ; ses yeux saillaient hors de l’orbite, ce qui lui donnait constamment l’air étonné ; sa lèvre inférieure, grosse et lippue, tombait, découvrant ses dents avariées et laissant passer un continuel jet de salive. Tout de suite il me dit qu’en considération de mon beau-père il m’agréerait comme métayer, bien que je sois seul pour travailler, ce qui n’était guère avantageux. Il nous fit visiter les bâtiments du domaine qui étaient anciens et peu confortables ; il nous conduisit dans toutes les pièces de terre et dans tous les prés, et, quand nous fûmes rentrés chez lui, il dicta les conditions.

« Il fallait deux mille francs de remboursement sur le cheptel, mais on se contenterait de la moitié : on ajouterait aux quatre cents francs de l’impôt colonique annuel les intérêts à cinq pour cent du reste ; et, pour l’amortissement, on ferait une retenue sur les bénéfices. J’aurais à faire tous les charrois qui me seraient commandés pour le château ou la propriété ; et ma femme serait tenue de donner, comme redevances, six poulets, six chapons, vingt livres de beurre ; les dindes et les oies étaient à moitié. Le maître se réservait le droit de modifier les conditions ou de nous mettre à la porte chaque année, sous cette réserve que nous devions être prévenus au moins neuf mois d’avance. »

M. Parent se mit ensuite à parler du propriétaire, qu’il appelait « M. de la Buffère », ou, plus communément, « M. Frédéric », et pour lequel il semblait avoir un culte exagéré.

M. Frédéric ne veut pas que les métayers s’adressent directement à lui ; c’est toujours à moi que vous devrez dire ou demander ce que vous croirez nécessaire. M. Frédéric entend qu’on soit très respectueux, non seulement envers lui, mais aussi envers son personnel : c’est parce qu’ils ont mal répondu à Mlle Julie, la cuisinière, qu’il m’a fait donner congé aux colons actuels de la Creuserie. M. Frédéric ne veut pas qu’on touche au gibier : s’il prenait quelqu’un à tendre des lacets ou à tirer, ce serait le départ certain. Quand il chasse, il ne veut pas qu’on reste là où on pourrait le gêner : il faut suspendre le travail si c’est nécessaire. Il faudra tâcher aussi que le beurre de votre redevance soit de bonne qualité et les poulets bien gras, de façon à contenter Mlle Julie.

Sur l’interrogation de mon beau-père, il nous avoua tout bas que Mlle Julie n’était pas seulement la cuisinière, mais encore la maîtresse de M. Frédéric, qui était célibataire. C’est pourquoi il y avait urgence à la ménager, car son influence sur lui était considérable.

Je ne savais trop que penser de M. Frédéric. Dans la bouche de son régisseur qui, pourtant, le disait très bon, il prenait des airs d’impossible potentat dont les moindres désirs devaient être obéis… Cela m’effrayait un peu.

Je demandai à M. Parent huit jours de réflexion qu’il m’accorda. J’employai ce temps à essayer de connaître l’opinion de Victoire, ce qui n’était pas chose facile, car elle s’ingéniait à ne pas donner d’avis.

— Oh ! fais comme tu voudras, disait-elle de son air le plus froid, le plus indifférent, le plus lassé : moi, ça m’est bien égal.

Elle était très en colère d’être encore enceinte : ça la rendait inabordable. Un jour, que j’insistais plus que de coutume, elle eut pourtant un semblant d’assentiment.

— Dame, si ce domaine te plaît, prends-le, voilà tout…

— Mais toi, est-ce que ça te plaît que je le prenne ?

— Oh ! moi, que ce soit là ou ailleurs…

Je l’aurais battue… Je me décidai néanmoins à donner une réponse favorable et pour la Saint-Martin de 1853, nous nous installâmes à la Creuserie.