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La Vie d’un simple/25

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Stock (p. 146-150).
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XXV


Notre maison avait deux pièces d’égales dimensions qu’une porte intérieure reliait : la cuisine et la chambre. Leur sol était plus bas que celui de la cour sur laquelle elles ouvraient l’une et l’autre par de grosses portes ogivales, noircies par les intempéries et fortement bardées de fer. Dans la cuisine, une sorte de béton avait été fait jadis ; mais cela s’était dégradé et il n’y avait plus qu’une armée de cailloux pointus qui montraient leur nez d’un bout à l’autre de la pièce ; en balayant, on arrachait de plus en plus le gravier qui les liait ; mais eux restaient là, invincibles. Dans la chambre, régnait au naturel le sol primitif, affaissé au milieu, bossué sous les meubles, avec, un peu partout, des mamelons et des trous. Le plafond appareillait l’appartement : c’était un plancher bas et délabré que soutenaient de grosses solives très rapprochées, couvertes de moisissures blanches, et, dans chaque pièce, une énorme poutre mal taillée soutenue elle-même par un poteau vertical. Des grains de blé et d’avoine, s’échappant de la provision du grenier, passaient fréquemment entre les planches disjointes et les rats en faisaient des réserves sur les poutres. Le jour ne pénétrait que par d’étroites fenêtres à quatre petits carreaux ; en hiver, lorsqu’il faisait sombre et que la température ne permettait pas de tenir ouvertes les portes extérieures, on avait peine à y voir en plein midi. La cuisine était la salle commune et on y faisait toutes les grosses besognes. Il y avait, à gauche de l’entrée, la maie à pétrir et, au-dessus, le tourtier avec ses arceaux de bois pour séparer les grosses miches de la fournée qu’on y plaçait côte à côte ; il y avait, à droite, un bahut pour le linge sale, puis un autre bahut, puis une commode ; au milieu trônait la grande et massive table de chêne que nous avions achetée d’occasion, flanquée de ses deux bancs sur lesquels nous prenions place aux heures des repas ; il y avait enfin, dans le fond, une horloge entre deux lits : le nôtre dans le coin le plus rapproché du foyer, comme il est d’usage, et, de l’autre côté, celui de la servante. À gauche, dans le mur du pignon, la cheminée de pierre saillait large et haute ; au-dessus du foyer, la bouche du four mettait son trou noir. La chambre était moins enfumée et plus propre : ma femme y avait fait placer son armoire et les lits neufs qu’il nous avait fallu acheter pour coucher le personnel.

La maison faisait face aux neuf heures, mais le soleil n’en éclairait que bien plus tard le seuil, en raison du voisinage trop proche de la grange et des étables qui étaient placées parallèlement à elle, en avant, à une quinzaine de mètres tout au plus. Dans l’intervalle qui séparait les deux corps de bâtiment, les étables envoyaient leurs égouts qui formaient là une sorte de mare stagnante et noirâtre où baignaient les balles de froment depuis les battages jusqu’au milieu de l’hiver. On mettait à proximité le fumier des moutons qu’on utilisait pour les fumures de printemps. Il y avait en outre, dans cet espace, une auge de bois longue et peu profonde dans laquelle mangeaient les cochons, et une vieille roue placée horizontalement sur trois poteaux pour le jucher nocturne des dindons. Le tombereau et les charrettes au repos s’y voyaient souvent, et aussi, tout au long des murs, de menus outils, des bâtons et des aiguillons ; des débris de paille et de bois, des pierres, des tuiles cassées étaient disséminés çà et là.

La ferme était située sur la partie montante du vallon, quasi au point le plus élevé, ce qui nous donnait, du sommet de l’escalier du grenier, au pignon droit de la maison, une vue magnifique. Il s’étendait, ce vallon, sur une bonne partie des communes de Bourbon, de Saint-Aubin et d’Ygrande, avec un aspect d’amphithéâtre géant. Aux parties supérieures de ses ondulations légères apparaissaient distinctement, entre les haies vives qui les cerclaient, des champs verts, roux ou grisâtres ; d’autres se montraient à demi, juste assez pour laisser voir s’ils étaient en guéret, en chaume ou en pâture ; et, dans les parties basses, il y avait des pièces entièrement dissimulées, des espaces importants dont on ne voyait que les arbres des clôtures, lesquels avaient l’air d’être très rapprochés, de se joindre presque. À l’extrémité d’un grand pré, un taillis mettait son petit carré mystérieux. Des lignes de peupliers géants s’apercevaient en quelques endroits. Et, de loin en loin, dans ces cultures, entre ces haies, entre ces arbres, émergeaient les bâtiments écrasés d’une chaumière ou d’une ferme : c’étaient Baluftière, Praulière et le Plat-Mizot, disposés en triangle tout près, la Jary d’en haut et la Jary d’en bas, un peu plus loin, puis d’autres dont je savais les noms, puis d’autres, très éloignés, dont je ne savais rien, et enfin, à l’autre extrémité du vallon, un chétif pâté de maisons qui était le petit bourg de Saint-Aubin. Par delà, on distinguait encore le grand ruban sombre que formait la forêt de Gros-Bois ; et, par les temps clairs, au-delà bien d’autres vallons, bien d’autres villages, bien au-delà des distances connues, on apercevait, profilant leurs masses noires dans le bleu du ciel, une ligne de pics, qu’on disait appartenir aux montagnes d’Auvergne.

En arrière de notre maison, c’était une vallée étroite où de belles prairies se succédaient à perte de vue, puis un coteau qui nous dominait et sur lequel se voyait le bourg de Franchesse, avec son minuscule clocher carré.

Les premiers jours de notre installation, ces paysages m’apparurent ouatés de brouillards ; je les vis ensuite dans leur décor hivernal, alors que les cultures sont nues, lavées par les pluies ou pailletées de gel, alors que les haies sont comme des bordures de deuil autour des grands arbres qui sont des squelettes ; je les vis tout blancs sous la neige, déguisés comme pour une mascarade ; je les vis s’éveiller frissonnants aux brises attiédies d’avril, étaler peu à peu toutes leurs magnificences, toutes les blancheurs de leurs fleurs, toutes les verdures de leurs plantes ; je les vis au grand soleil de l’été, alors que les moissons mettent leur note blonde dans les verdures accentuées, paraître anéantis comme quelqu’un qui a bien sommeil ; je les vis à l’époque où les feuilles prennent ces tons roux qui sont pour elles le temps des cheveux blancs et qui précèdent de peu de jours leur mort paisible, leur contact avec la terre d’où tout vient et où tout retourne ; je les vis tout gais, tout pimpants aux heures des aubes douces ; je les vis se draper dans la pourpre royale des beaux couchants, puis s’enténébrer lentement et comme à regret ; je les vis enfin, comme dans un décor de rêve, baignant dans le vague mystérieux des clartés lunaires. Et combien de fois, les contemplant, ne me suis-je pas dit :

« Il y a des gens qui voyagent, qui s’en vont bien loin par ambition, nécessité ou plaisir, pour satisfaire leurs goûts ou parce qu’on les y force ; ils ont, ceux-là, la faculté de s’extasier devant des paysages variés. Mais combien d’autres ne voient jamais que les mêmes ! Pour combien la vie ne tient-elle pas toute dans un vallon comme celui-là, dans moins encore : dans une seule des ondulations, dans un seul des replis de ce vallon ! Combien de gens, au travers des âges, ont grandi, aimé, souffert, dans chacune des habitations qu’il m’est donné de voir d’ici, ou dans celles qui les ont précédées sur l’étendue de cette campagne fertile ! Combien ne sont même jamais allés jusqu’à l’un des points où le ciel s’abaisse ! »

Cette pensée me consolait de ne rien connaître moi-même hors des deux cantons de Souvigny et de Bourbon. J’en vins à trouver du charme aux décors variés de mes paysages familiers ; j’éprouvais même une certaine fierté d’avoir la jouissance de cet horizon vaste et je plaignais les habitants des parties basses.