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La Vie d’un simple/39

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Stock (p. 219-224).
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XXXIX


Victoire n’avait jamais pu s’habituer tout à fait à l’absence de Charles. Il suffisait pour la chagriner d’un retard de quelques jours sur la date prévue pour la réception d’une lettre, d’une phrase de cette lettre faisant allusion aux gardes nocturnes par les nuits froides, ou aux marches pénibles sous le soleil d’été, ou bien d’un rien : seulement la lancinante pensée de le savoir si loin, — il était en Bretagne, — l’envahissement d’une vision sombre dans laquelle il lui apparaissait souffreteux et malade, mourant peut-être au fond d’un hôpital, sans tendresse et sans soin. La libération approchait pourtant ; mais il y eut une déception dernière : des grandes manœuvres tardives la firent reporter de la fin septembre à la fin octobre. La nervosité de Victoire et ses craintes croissaient à mesure que diminuait le nombre des jours d’attente. Elle avait mis à l’engrais ses meilleurs poulets ; elle voulait en sacrifier un pour fêter le retour de l’enfant. Devant la grange, une treille, que j’avais plantée au début de notre installation à la Creuserie, était en plein rapport à cette époque ; bien exposée, elle avait, cette année-là, des raisins dorés superbes. Un jour, en les contemplant, la bourgeoise songea :

— Tiens, lui qui les aimait tant… Si j’essayais de les conserver jusqu’à son retour !…

Au repas qui suivit, elle nous dit :

Vous savez, je défends qu’on touche aux raisins de la treille qui est devant la grange ; ils sont sacrés, ceux-là je les conserve pour mon Charles.

Tout le monde promit de les respecter ; seulement, Moulin fit observer qu’avant l’arrivée du soldat les insectes les auraient sans doute détruits tout entiers. Victoire veilla et put constater par elle-même que le gendre avait dit vrai. Parce qu’ils étaient plus sucrés que les autres, tant que le soleil brillait à l’horizon, frelons et guêpes bourdonnaient alentour, pompant à l’envi le jus des plus belles graines. Des tiges restaient presque nues, ne portant plus que les enveloppes flasques et desséchées, et les seuls grains durs dédaignés. Il devenait urgent de remédier à cet état de choses, faute de quoi le pauvre militaire risquait fort de ne pas goûter aux beaux raisins de la treille réservée. L’amour maternel rend les femmes ingénieuses : la mienne chercha dans le tiroir aux chiffons, et, avec les morceaux d’une vieille toile assez usée pour ne pas empêcher la pénétration de l’air, assez résistante pour arrêter les insectes rapaces, elle confectionna des sachets garnis d’une coulisse vers le haut. Clémentine et Rosalie, qui n’étaient pas dans la confidence, la regardaient faire, très intriguées. Quand une trentaine furent bâtis, elle adossa elle-même une échelle au mur de la grange, grimpa jusqu’à la hauteur des raisins et enferma les trente plus beaux dans les sachets protecteurs.

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Vers le milieu d’octobre, la petite Marthe Sivat, une couturière du bourg, vint chercher des poulets pour la noce de sa sœur.

— Tiens, c’est des raisins que vous avez là-dedans ? s’exclama-t-elle en levant les yeux vers la treille. Vous avez joliment bien su les conserver… Mais j’y songe : on m’a justement chargé d’en acheter pour les desserts du soir ; voulez-vous me les vendre, madame Bertin ?

La bourgeoise ne voulut rien savoir.

— Non, ma fille, non ! Si j’ai pris tant de peine pour les garder jusqu’à présent, c’est que j’en ai besoin ; et quand même on m’en offrirait bien plus qu’ils ne valent je ne les vendrais pas : je les conserve pour mon Charles.

— Ah ! il revient cette année, votre fils ? Alors vous avez raison, il faut les lui garder, nous trouverons bien autre chose comme dessert de noce.

Et, toute rieuse, sautillante et légère, la petite Marthe s’en alla.

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Quelques jours après, vint une pauvre femme dont le mari était malade. Il se plaignait constamment du ventre ; il avait la fièvre et point d’appétit.

— Ces jours-ci, expliqua-t-elle, je lui faisais cuire des œufs, mais à présent il ne veut plus en entendre parler. Je lui ai apporté hier un petit morceau de viande, il ne l’a pas mangé. Les raisins seuls lui font envie : je viens vous en acheter quelques-uns.

Victoire, attendrie, lui en remit trois, disant qu’elle les lui donnait pour son malade ; mais elle ne se fit pas faute de répéter encore :

— Ils ne sont pas à vendre, voyez-vous : c’est pour mon Charles qui va rentrer du régiment que je les conserve.

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De toute l’année, les Lavallée n’avaient pas paru. Ils avaient marié Mathilde au printemps, à Paris, bien entendu, et jusqu’en août ils étaient restés dans la capitale parce que M. Ludovic passait des examens. À ce moment, ils s’étaient rendus en Savoie, au pays des ramoneurs, dans une station thermale dont les eaux devaient avoir cette vertu singulière de maigrir la femme et d’engraisser le mari. Ils avaient ensuite séjourné chez des amis, et c’est seulement dans la dernière dizaine d’octobre qu’ils vinrent à la Buffère pour y passer l’arrière-saison.

Ce fut la veille du jour où Charles devait rentrer qu’ils nous firent leur première visite. Contre son habitude, Mme Lavallée accompagnait son mari ; elle était tout aussi orgueilleuse qu’autrefois ; mais, ayant épaissi en vieillissant, elle était devenue plus nonchalante encore ; elle marchait à tout petits pas, avec un continuel balancement de sa grosse personne : on eût dit l’une des vieilles tours de Bourbon en balade. Lui était toujours vif et fluet ; il avait le ventre collé aux reins et sa redingote dansait sur son dos ; son visage aux expressions variées était devenu anguleux d’être trop sec.

Après les salamalecs obséquieux des premières minutes, j’emmenai M. Lavallée visiter les étables où il était indispensable d’effectuer de menues réparations. Pendant ce temps, la dame, qui n’avait pas voulu s’asseoir à la maison, sillonnait lentement la cour en compagnie de Victoire. Le hasard voulut qu’elle aperçût la treille et les petits sacs blancs, au travers desquels transparaissaient les raisins.

— Quoi, Victoire, toujours des raisins ! Savez-vous bien qu’ils deviennent rares : au château, nous n’en avons plus un seul, et pourtant ce sont les fruits que je préfère. Mais dites-moi donc pourquoi vous avez pris tant de précautions pour les garder jusqu’à présent ?

Victoire eut un instant d’hésitation, puis elle dit :

— Madame, c’était pour avoir le plaisir de vous les offrir.

— Oh ! merci bien ! Quelle délicate attention ! Il faudra me les apporter dès ce soir.

Victoire cria :

— Rosalie, prenez vite le petit panier, puis vous sortirez l’échelle de la grange, vous cueillerez ces raisins et vous les porterez chez madame.

La bru obéit, mais au souper, elle dit ironiquement :

— Ce n’était pas la peine de si bien les conserver, les raisins ; mon beau-frère n’en profitera guère…

Pour une fois, Moulin fit chorus :

— C’est malheureux, on est encore aussi esclave que dans l’ancien temps.

Je restais silencieux, comprenant combien ces observations étaient méritées. Il me semblait entendre encore les réponses catégoriques de Victoire à la petite Marthe Sivat et à la pauvre femme dont le mari était malade :

— Non, non, je ne veux pas les vendre ! Je les conserve pour mon Charles.

Et il avait suffi d’un cri d’admiration de la dame pour qu’elle les lui offrît, très humblement…

— C’est bien vrai, pensais-je, que nous sommes encore esclaves.

Victoire avait sûrement un peu de remords de cette action qui semblait démentir toutes ses manifestations passées d’amour maternel ; mais elle éprouvait, d’autre part, un certain orgueil d’avoir pu faire sa cour à la propriétaire, de l’avoir bien disposée en notre faveur en lui offrant un cadeau qui lui plût ; et, sous le coup de ses pensées multiples, elle répondit d’un ton conciliant :

— Ne parlez donc plus de ça : ce n’est pas ma faute ; il fallait bien que je fasse plaisir à notre dame !